Imprimerie des sourds-muets (p. 95-104).

CHAPITRE viii

— Hé, Kélano, vas-tu rire de nous encore longtemps ?

Le visage de l’Esquimau exprima une surprise telle, que celui qui avait interpelé le sauvage, éclata de rire.

— Moué pas saouère quoi li veut dire…

— Parle donc français !

— Pas pouvoir faire mioux, m’siou…

— À quelle distance sommes-nous du poste, Kélano ?

— Karante milles, m’siou, en passant par p’tite coulée. Mais Kélano pas marcher plus longtemps aujourd’hui. Kélano camper drette icitte, drette icitte, m’siou Thomas.

C’était cette décision d’arrêter la marche alors qu’il ne faisait pas nuit, qui avait valu la remarque à l’Esquimau de la part de son compagnon.

— Pourquoi rester ici, nous avons encore trois heures de marche avant le coucher du soleil. Le bourgeois est pressé de se rendre au poste, lui.

— Bourgeois partir tout de suite, bourgeois mourir, Kélano mourir, chiens mourir, m’siou Thomas mourir.

— C’est ça, sauvage impoli, place-moi après les chiens. Quel enterrement tu organises là ? Si tu nous blagues mon mangeur de suif, je te place près d’un feu, et tu vas fondre comme une chandelle.

— Toé pas faire ça, toé avoir besoin de Kélano, fit l’Esquimau dans un sourire qui montrait ses dents jaunes.

— Mais enfin, pourquoi arrêter si à bonne heure, s’impatienta Thomas ?

— Toé attendre, pas longtemps, pi ouère. Vent partout. Brrr… Vent casser arbres comme allumettes… Vent tuer bête, vent charroyer loups en l’air, zou-ou-ou !

— Bon, les loups vont passer dans l’air comme un volier d’alouettes. T’es fou Kélano.

— Kélano pas fou. Toé fin ? écoute…

Un sifflement venait de se faire entendre. À l’horizon, de gros nuages noirs zébrés de violet foncé, s’élevaient en s’entre-croisant dans le ciel, et, tels des écheveaux fantastiques de quelque toison de bête fabuleuse, tissaient d’épaisses écharpes funèbres, tout effilochées, qui attachaient rapidement la terre au firmament.

Un silence pesant suivit le sifflement. On entendait le hurlement des loups effrayés. Par vagues rapides, la noirceur emplissait les vallons et recouvrait les collines, et bientôt ce fut l’obscurité complète.

— La tempête, fit Thomas en se signant, la terrible tempête polaire !

— Hein ? Kélano pas fou… Kélano saouère tempête y venir…

— Brave Kélano !

La prudence du sauvage venait certainement de sauver la vie des voyageurs, dont il était le guide.

C’étaient les signes de la tempête aperçus par Kélano, qui décidèrent ce dernier pour un campement hâtif.

Les trois hommes s’empressèrent de recouvrir de neige leur tente de peau, dressée dans un endroit abrité, et d’y jeter une provision de bois mort. À peine les voyageurs et leurs chiens furent-ils entrés sous leur solide abri, que l’ouragan se déchaîna.

L’effroyable Fantôme Blanc du Pôle Nord venait de se dresser. Les éléments semblaient obéir à des ordres contradictoires. Le vent hurlait. Comme poussée par la force d’un volcan en éruption, la neige s’élevait en trombe vers le soleil, et par l’action du froid se soudait à celle qui tombait en bourrasque, formant des lames de glace, qui, en se rencontrant, se brisaient avec fracas. Quelque chose d’une accalmie se produisait par intervalles irréguliers, puis les forces de la nature se mesuraient de nouveau, implacables.

Pendant que les éléments dans des embrassements de délire, se faisaient une lutte de destruction, chiens et êtres humains confortablement installés sous leur tente de cuir, laissaient filer le temps. Le petit poêle de tôle qui entretenait une chaleur modérée dans ce trou de taupe, faisait suer à grosses gouttes le pauvre Esquimau et comme Thomas venait de jeter un fagot sur les braises, il se lamentait :

— Toé m’siou Thomas, vouloir faire fondre Kélano. Kélano fondu, plus Kélano, hein ? Toé pas pouvoir trouver chemin. Plus pareil chemin quand nous sortir. Kélano fondu, li bourgeois, m’siou Thomas, perdus…

Avec des gestes éloquents, l’Esquimau essaya d’expliquer à son compagnon le bouleversement qui se produisait.

— Finis donc de t’agiter les mains comme des nageoires de phoques, sacré soupçon d’homme, et laisse moi dormir, fit Thomas en se roulant dans ses couvertures, c’est le mieux que nous avons à faire. Mais vu qu’il y a trois jours que fermer l’œil est ma seule occupation, le sommeil commence à être léger.

Et comme Kélano continuait à baragouiner, Thomas ajouta menaçant :

— Ta gueule, Kélano, ou je mets une autre bûche.

Roulant ses yeux étroits dans sa face luisante, l’Esquimau alla se coller la joue sur la peau glacée de la tente, et resta coi.

Celui que nous avons entendu appeler le bourgeois, suivit un moment, amusé, la scène entre les deux hommes : puis à l’aide d’une torche électrique, se mit à lire une lettre froissée. Ayant fini sa lecture, il replia les feuillets et les enfouit sous sa veste de fourrure. Ensuite, éteignant sa lumière, il se coucha à son tour.

Mais l’inconnu ne dormit pas ; il songeait.

— Quelle atmosphère de tombeau m’entoure, se dit-il, que mes paupières soient ou non fermées, tout est noir ici. Ce linceul qui m’enveloppe et m’engourdit, convient bien au mort-vivant que je suis.

Vingt-cinq ans bientôt qu’elle est morte ma Gilberte, vingt-cinq ans que son souvenir seul me rend la vie supportable. Elle l’avait dit la chère épouse : « Mon âme sera avec vous là-bas. » Oh, comme ce fut vrai ! et qu’il fut vrai aussi le pressentiment qui lui fit ajouter : « Je sens que notre union sera courte sur la terre. »

Vingt-cinq ans répéta-t-il, et après tant d’années, que me veut Joachim Bruteau, ce vieux que j’associe indirectement à la cause de mes malheurs. Oh, si l’enfant avait vécu ! Si ce fruit de notre amour m’avait été laissé pour la joie de mes yeux ! Les caresses du fils auraient rendu plus tangible la présence mystique de la mère. Mais non, rien ! Tout disparut dans un affreux chaos, et je revois le hideux vieillard se repaître de ma douleur. L’orage accompagnait ses paroles alors, aujourd’hui la tourmente suit son appel. Que me veut cet homme, on dirait qu’il me poursuit ; il me fait presque peur ; les colères de la nature font toujours un chœur à sa voix.

Absorbé dans ses pensées, Étienne perdit la notion du temps. Il fut tiré de sa torpeur par une exclamation de Kélano.

— M’siou, m’siou Thomas, lève vite…

— Allons qu’est-ce qui te prend encore, grogna Thomas ?

— Écoute, écoute…

— Écoute quoi… fit Thomas en se redressant.

— Toé entendre ?

— J’entends bien un grattement feutré au-dessus de nous. Qu’est-ce que c’est Kélano, des rats dans le grenier ?

L’Esquimau trouva la question si drôle, qu’il se mit à rire. Et son rire en s’égrenant rendait un bruit semblable à celui du frottement de morceaux de glace dans un sceau de bois. S’étant calmé, Kélano expliqua :

— Pas des rats, m’siou Thomas, pas des rats, non, mais des loups par exemple. Oui, des loups. Affamés, li loups grattent sur tente sentir viande, vouloir manger.

— Ils t’ont senti, toi, hareng-saur.

Kélano qui décidément possédait un beau caractère, se mit à rire de nouveau. Cependant l’idée de pouvoir enfin aller respirer le grand air, l’aidait pour beaucoup à prendre les choses gaiement.

— Je ne comprends pas la cause de ton hilarité, sauvage. Est-ce la perspective de te trouver nez à nez avec des loups qui te déride ainsi ? Monsieur Bordier, ajouta Thomas, au dire de Kélano, nous pouvons sortir de notre refuge. Des loups attendent pour nous saluer, paraît-il. C’est assez amusant.

Étienne sourit.

— J’aime mieux envisager la réception qui nous attend, que de rester ici plus longtemps, dit-il. D’ailleurs nous avons le moyen d’éloigner les hôtes de la forêt. Jette les braises du poêle dehors, et avec le bois qui reste fais un grand feu. La flamme chassera ceux qu’une courtoisie intéressée a placés devant notre porte.

Et ainsi fut fait. La clarté du foyer et les étincelles en roulant sur la neige firent déguerpir les loups qui, efflanqués, la gueule sanglante, s’enfuirent en hurlant.

L’on put sortir sans danger.

Les préparatifs de départ se firent rapidement.

Kélano la figure animée, vérifiait la solidité des harnais, et pendant qu’il s’activait à sa besogne, ses yeux bridés pétillaient de malice. Son inspection terminée, il s’adressa à Thomas :

— Bin m’siou Thomas dit-il, toé fin, Kélano fou, toé dire quel côté chiens pointer museau.

Thomas regarda autour de lui en hésitant, et montra la direction nord-est.

L’Esquimau se mit à rire derechef, ce qui secoua le poil roux de son vêtement de peau.

— Allons, qu’est-ce qui te prend encore, Kélano ? Si tu te crois intéressant en te secouant de la sorte, tu te trompes. Mais enfin, tes gestes d’ours qui s’épuce font sans doute ton affaire : envoie fort mon garçon, soulage et ta rate et ton épiderme.

— L’on part, dit Étienne en riant ?

— Oui, m’siou Étienne, nous partir. Mais pas suivre m’siou Thomas : li vouloir retourner en arrière. Hé, hi, hi, hi…

Le changement topographique survenu durant la tempête, avait désorienté Thomas.

On se mit en route.

Étienne ne pouvait satisfaire ses yeux de la beauté féerique qui entourait la petite caravane. Bêtes et gens se mouvaient dans un décor merveilleux tout illuminé par les lueurs incomparables des aurores boréales.

— Quelle apothéose, ne dirait-on pas que je marche en triomphe ! songea Étienne, mais il me semble que cette voie somptueuse où je vole léger, va se rétrécir tout à l’heure pour ensuite se terminer par une impasse dans laquelle Joachim Bruteau m’attend, un bâton à la main.

Repris par une angoisse qu’il ne pouvait éloigner, Étienne se remit à penser au mystère de l’appel du vieillard, appel que le vieux lui avait fait parvenir par l’entremise de tante Marie. La lettre de la bonne vieille à Étienne était ainsi conçue : « Mon cher Étienne : Ces quelques mots te parviendront-ils jamais ? Puisses-tu les recevoir sans trop de délai. Joachim Bruteau désire te voir ; que signifie cet appel tardif ? Je n’ai plus revu l’oncle de Gilberte depuis mon départ désespéré de la ferme, il doit être bien vieux. Hâte-toi ! Je mets sur cette enveloppe, ton ancienne adresse du Magasin Central de la Compagnie de la Baie d’Hudson, avec demande de faire suivre. Puisse le doigt de notre chère disparue guider cette missive jusqu’à toi. Ton affectionnée tante, Marie Barre. »

Étienne Bordier, comme nous le savons, son engagement avec le gouvernement terminé, s’était mis au service d’une grande compagnie du Nord exploitant le commerce des fourrures, et cette compagnie, comme toutes celles du même genre, était affiliée au Magasin Central qu’Étienne visitait deux ou trois fois l’an. Lors de l’arrivée de la lettre de Marie Barre au dit établissement, Étienne se trouvait à trois cents milles de l’endroit, visitant pour le compte de sa compagnie, un poste inaccessible à tout avion. Comment la lettre lui parvint-elle, voici : pour venir en aide aux chiens qui apportaient de ces postes lointains un chargement pesant, un autre équipage allait à leur rencontre. Ce fut le conducteur de ce dernier attelage qui, ayant passé par le Magasin Central, remit à Étienne sa correspondance. L’échange des chiens effectué, ceux des animaux lestés, prirent le devant, conduits par deux hommes. Étienne continua sa route avec ses compagnons.

On comprend la hâte du voyageur d’arriver à destination. Une fois rendu au Magasin Central, se disait-il, ce ne sera pas long. Et en songeant au voyage aérien qu’il allait entreprendre, il murmura :

— Quelle différence de locomotion depuis vingt-cinq ans !

Enfin la petite troupe atteignit le but de son voyage. Sans perdre de temps, Étienne fit ses préparatifs de voyage. Après avoir dit adieu à ses chefs, il prit place à bord du puissant avion mis à sa disposition.

Dans un vol record, à peine interrompu pour le ravitaillement, le grand oiseau vint se poser en rade de Vancouver. En descendant de la carlingue, Étienne se crut le jouet d’un rêve. Parti des régions de la Baie d’Hudson, où la neige avait été excessivement hâtive et abondante cette année-là, et le froid terrible, il se trouvait, soudain parmi la verdure et les fleurs ; et le temps nécessité pour l’emmener d’un endroit à l’autre pouvait mieux se mesurer en heures qu’en jours.

Une fois installé dans le convoi qui se dirigeait vers Montréal, Étienne éprouva une grande joie à l’idée de revoir sa chère vieille parente, et ses amis. L’appel du vieux Bruteau ne l’inquiétait pratiquement plus, que pouvait-il contre lui, tout n’était-il pas consommé ? Rien n’existait du passé qu’un souvenir intouchable. Et l’avenir ? Avec la large aisance qu’il possédait, il s’établirait en pays civilisé pour le reste de ses jours, près de ceux qu’il retrouverait.