Imprimerie des sourds-muets (p. 83-94).

CHAPITRE vii

Alix de Busques, agenouillée au pied de l’autel, venait de recevoir l’anneau qui l’unissait pour la vie à Paul Bordier.

Eustache servait de témoin à son fils, Gilles accompagnait sa sœur. Jeanne priait avec ferveur pour les nouveaux époux.

Pendant qu’Alix, le visage dur sous son sourire d’apparat, regardait vaguement le rubis de sa bague de fiançailles qui lui ensanglantait le doigt, Paul, recueilli, demandait un miracle au ciel, pour posséder un jour l’amour de celle dont la destinée venait de s’unir à la sienne.

Alix jeta à la dérobée un regard sur son mari, et le voyant incliné, eut une pensée odieuse :

— Prie, victime, prépare-toi à l’holocauste.

Mais elle fut punie de ce péché d’esprit.

Il lui semblait qu’un dédoublement d’elle-même se tenait devant elle, et assistait épouvanté à l’action infâme qu’elle commettait. Elle eut un geste de défi, et se redressa, agressive, mais ne parvint pas à se débarrasser complètement d’un malaise qui l’étreignait à l’égal d’un remords.

Après la cérémonie, Alix reçut sans broncher, tous les vœux de bonheur des invités. Paul, un peu pâle, mais très à l’aise, acceptait sa part de compliments.

Comme la réception touchait à sa fin, Paul se sentit tiré par le bras. Il se retourna, et vit Gilles à ses côtés. Sans dire un mot, le frère d’Alix entraîna le jeune marié à l’écart.

— Paul, dit-il, je suis heureux de t’appeler mon frère. Je me reproche dans ma vie, d’avoir commis une action qui t’a causé de la peine, et que j’ai failli renouveler il n’y a pas longtemps. Pardonne-moi.

— De tout cœur, Gilles, dit Paul la voix soudainement brisée.

— Merci. Tu sais, je n’ai jamais cru un mot de ce que j’ai dit. Grands dieux que l’on est bête parfois, quand on est jeune ou ivre.

Puis, secouant la tête comme pour chasser une obsession, il reprit devenu plus gai :

— Allons, cher ami, retournons auprès de ces dames, c’est tout ce que tenais à te dire.

Les deux jeunes gens s’éloignèrent bras dessus, bras dessous.

Après la réception, Paul dit à sa femme :

— Ne doutant pas que cela vous fisse plaisir, j’ai retenu deux places sur un paquebot pour une croisière aux Antilles. Ce paquebot partira de New-York après-demain. Nous nous rendrons dans cette ville par le train qui quitte la gare du Palais cette nuit ; mais comme l’heure de son départ en est assez avancée, nous irons, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, passer ce bout de soirée dans notre nouveau logis. Ceci vous fournira l’occasion de le mieux connaître. Vous n’y avez fait que de si courtes visites.

— Votre idée est excellente, je vous accompagnerai très volontiers. Elle avait parlé calmement, mais soudain un frisson la secoua, violent. La proposition de Paul de visiter la maison était pour elle le signal de châtier cet homme. L’heure qu’elle avait tant désirée allait sonner.

Au moment de partir, Paul conduisit sa femme auprès de sa mère et de son père. Et pendant qu’Eustache serrait vigoureusement la main de son fils, Jeanne prenant sa bru dans ses bras, lui dit à l’oreille :

— Aimez-le bien mon fils, Alix, il est si bon…

Puis se jetant au cou de Paul, elle l’embrassa bien fort :

— Sois heureux, mon enfant.

— Maman, priez pour elle et pour moi !

Les jeunes époux partirent, et l’auto qui les conduisait les déposa en peu de temps à leur nouveau logis.

Il y avait un an de cela, dans le but de son établissement futur, Paul avait acheté, Avenue des Braves, une superbe villa qu’il avait meublée et fait décorer avec un goût parfait.

À l’arrêt de l’auto, Paul montrant la maison illuminée, dit à Alix :

— Madame, vous voici rendue à votre foyer.

À ce mot qui renferme tout ce qu’une femme peut attendre de mieux de la vie, Alix éprouva une sensation faite de tourment et de joie imprécise. Une bouffée chaude la traversa. Elle tressaillit, et ses traits s’adoucirent. Le miroir placé dans sa sacoche qu’elle ouvrait inconsciemment à cet instant, lui renvoya sa gracieuse image. Elle eut un moment de stupeur, puis se mordit les lèvres de rage. Que voulait dire cette faiblesse incompréhensible ? Un rictus insolent vint déformer le beau visage. Elle dit indifférente :

— Cette résidence est jolie.

— J’ai fait de mon mieux pour la rendre attrayante ; libre à vous de faire les changements qu’il vous plaira.

En entrant dans ce nid que Paul avait préparé avec soin, Alix n’eut pas une minute d’hésitation dans sa résolution de le détruire. Son moment d’émotion passager était bien disparu. La haute glace du vestibule, où la jeune femme jeta un regard furtif après avoir ôté son chapeau, refléta l’air résolu de son visage. Ils visitèrent successivement, le salon de réception, la bibliothèque, le cabinet de travail de Paul. Puis, ils pénétrèrent dans un véritable bijou d’appartement, où le luxe raffiné des tentures, se joignait à l’élégance et au confort de l’ameublement.

— Votre boudoir, Alix.

Elle eut une lueur fugitive d’admiration.

— Il communique avec votre chambre, Alix, dit-il avec un accent recueilli, le centre véritable de ce foyer, visitons-le…

Mais il s’interrompit…

Alix, d’un bond venait de se placer devant la porte, les bras étendus, menaçante.

— Ma chambre, s’écria-t-elle, les yeux flamboyants, je vous défends d’en jamais franchir le seuil ! Ah, vous avez cru à une entente Paul Bordier ? Vous êtes naïf ! Si j’ai voulu entrer dans votre vie, sachez que c’était pour être plus près de vous, afin de mieux vous torturer. Les lanières plombées atteignent mieux une poitrine à notre portée !

Paul regardait sa femme, et hagard il bégaya :

— Vous… vous… avez fait cela… Vous m’avez épousé dans ce but…

— Oui, et je m’en glorifie ! Vous apprendrez ce qu’il en coûte d’outrager l’orgueil d’une de Busques !

— Malheureuse ! et rien ne vous a arrêté ! De quoi êtes-vous donc faite !

Tout se mit à tourner autour de l’infortuné, il lui semblait qu’un mouvement de valse l’entraînait. Mais Alix n’était pas dans ses bras, elle dansait lentement, seule, devant lui, et, d’une cravache armée de fer qu’elle tenait à la main, elle lui frappait, la figure en riant. Jamais elle n’avait été si belle.

Il eut un frémissement convulsif de tout son corps, ses traits se creusèrent et il s’effondra dans un fauteuil.

Alix regarda, triomphante, cet homme écrasé devant elle, mais sa joie méchante se ternit presque aussitôt par le remords qui vint la toucher.

Paul redressa le buste, mais sa tête se renversa sur le dossier de son siège. Il demeura les yeux clos, la respiration haletante.

Dans une pose galvanisée, Alix contemplait son œuvre. Une voix intérieure lui cria :

— C’est cela la vengeance ! Es-tu satisfaite ? Jouis alors et vite, car n’oublie pas que cet homme a dit : « Vous possédez le pouvoir de me tuer sans me toucher. » Regarde-le. Est-ce déjà fait ?

Elle eut un cri presque inquiet :

— Paul !

Il se redressa. Déjà elle s’était ressaisie.

Avec effort, l’architecte passa sa main sur son front. Puis se levant il fit quelques pas dans la direction de sa femme.

— Pourquoi avoir fait cela, demanda-t-il à nouveau…

— Je vous l’ai dit ! répliqua-t-elle avec défi.

Il secoua la tête.

— Ne saviez-vous pas que vous pouviez, mieux me faire souffrir de loin ? La seule pensée de vous avoir vue au bras d’un autre, me rendait fou. Aujourd’hui que vous êtes à moi, qu’importe le reste ! Ah qu’importe la souffrance !

Alix devint de marbre. Comment, une partie de sa vengeance lui échappait ! Les yeux effrayés, elle regarda Paul comme si elle le voyait pour la première fois. Soudain, elle se tordit les mains, et les portant à sa bouche, elle cria, la voix rauque :

— Allez-vous-en !

— Pourquoi, je suis ici chez moi ! N’avez-vous pas dit que vous désiriez me voir près de vous pour me frapper ? Contentez-vous !… fit-il, en offrant sa poitrine.

— Misérable ! bafouilla-t-elle, au paroxysme de l’énervement.

— Misérable ? non, mais bien malheureux, et malheureuse vous-même. Pourquoi avez-vous tenu à confirmer par des actes, ce que j’ai pu vous dire ?

— J’ai voulu vous prouver que bon sang ne peut mentir… Mes aïeux se battaient pour venger l’affront… Je les ai imités.

— Vos aïeux combattaient non par orgueil, mais pour défendre leur honneur, cet honneur qu’ils vous ont légué, et que vous venez de souiller par un parjure devant les autels où ils ont monté la garde !

Elle suffoquait. Paul l’éclairait trop rapidement sur l’action qu’elle avait commise. Elle fit un geste comme pour se défendre. Il poursuivit, désespéré :

— Alix, si votre présence auprès de moi n’a pas eu le pouvoir de me donner la souffrance que vous escomptiez, les moyens que vous avez employés pour entrer dans ma vie l’ont fait… La douleur de mon amour lacéré me paraît tolérable à côté de votre avilissement qui me broie.

Alix laissa échapper une plainte et chancela. Paul s’avança instinctivement et reçut sa femme évanouie dans ses bras. Il la retint un moment, puis doucement il la déposa sur son lit, et s’agenouillant près d’elle il la regarda avidement.

— Si je n’étais pas chrétien, gémit-il, je la tuerais pour ensuite me donner la mort.

Il se releva. Mais avant de quitter cette chambre interdite pour lui, il se baissa sur le visage si pâle, si beau sur le blanc de l’oreiller, et sa bouche se posa compatissante sur le front lisse. La fine moustache noire du fils de Gilberte, mit un arc de deuil à ce baiser de pardon.

Paul contempla encore un moment la superbe créature, si gracieuse dans sa pose allongée ; mais Alix fit un mouvement ; elle revenait à elle ; il se retira.

Lorsque Alix reprit ses sens, ses pensées au lieu d’être enténébrées, lui revinrent rapidement avec une précision très nette. C’est que la courte syncope, en suspendant pour un instant la vie exaltée de la jeune femme, lui avait fait reprendre son équilibre mental. Tout ce qu’elle venait de faire lui apparut en traits fulgurants. Comment avait-elle pu commettre une telle action ? Elle eut honte d’elle-même. Elle chercha désespérément un moyen de se disculper, et tout lui criait sa culpabilité. Elle se voila le visage de ses mains, mais par l’interstice de ses doigts, le rubis de sa bague, lui jeta une larme de sang sur la prunelle, et lui rappela son parjure. Elle sentit crouler son être affolé : en essayant de le soutenir par son armure d’orgueil, elle s’aperçut que cette dernière était bien fêlée. Et parce que moins prisonnière dans cette carapace de péché, son cœur se mit à battre plus librement, et combien plus rapidement. En circulant, pressé, ce sang orgueilleux se débarrassait, on eût dit, de ce qui lui avait fait commettre une faute.

Alix se sentit redevenir femme par ce qui se brisait en elle. De grosses larmes roulèrent sur ses joues. Larmes de repentir ? Larmes d’un cœur féminin, avec ses élans et ses retours, ses mystères et ses surprises, mais cœur si beau !

Qu’allait-elle devenir ? Assise sur son lit, elle se le demandait. Une seule solution s’imposait : la séparation. Se séparer de cet homme qui venait de se dresser trop grand devant elle.

La poussée d’orgueil fou qui lui avait fait commettre son péché se dissipait, mais sa nature altière demeurait. Elle, vivre près de cet homme, jamais !

— Jamais je ne le pourrai, se répétait-elle.

Mais une voix peureuse, douce comme le son des cordes d’une harpe frôlées par le doigt, lui dit : « Es-tu certaine ? »

Elle frissonna, car la voix, de petite, prit soudain de l’ampleur, et parla plus fort.

Pendant ce temps, Paul Bordier, assis sur une chaise droite du fumoir, les bras pendants, la tête vide, les yeux fixés sur le cadran de la cheminée, ne voyait qu’une chose : les deux aiguilles qui lentement marquaient la première heure de sa vie détruite.

Dix heures sonnèrent. Paul fit un mouvement. Il eut un soupir navrant et ses poings s’abattirent sur ses tempes.

— Pitié, Seigneur, ayez pitié.

Répétant entre haut et bas cette supplication angoissée, il se dirigea vers la chambre de sa femme. Comme il allait frapper, la porte s’ouvrit et Alix apparut.

Les deux jeunes gens s’immobilisèrent. Le luxueux intérieur où ils se trouvaient, avec ses coins d’ombre et de lumière bien balancés, leur semblait rien moins qu’un gouffre sans fond, sur le bord duquel, de chaque côté ils se tenaient.

Paul, le premier, rompit le silence.

— Madame, le chauffeur sera ici dans quelques minutes pour nous conduire à la gare.

Ces paroles banales tombèrent comme les coups d’un glas dans la nuit.

— À la gare, répéta-t-elle vaguement ?

Il dit, la voix blanche :

— À la gare, oui : ce soir commence notre voyage de noces…

Elle se souvint.

— Je ne tiens pas à faire cette croisière…

— Ni vous, ni moi, ne pouvons rien changer à ce qui a été décidé.

— Ne pourrions-nous pas, par un arrangement quelconque, rester ici jusqu’à…

Elle eut une hésitation.

— Jusqu’à notre séparation…

— Notre séparation ?

— Rompre les liens qui nous unissent, n’est-ce pas la seule solution…

— Je m’y oppose. À quoi servirait de donner au public avide de scandale, le spectacle de notre misère. Non. Ensuite, il y a nos familles. À tous ces êtres chers, il ne faut pas montrer notre grande erreur, mais la cacher. Qu’ils ne se doutent jamais que ceux qu’ils aiment se sont lourdement trompés.

— Qu’exigez-vous donc de moi, demanda-t-elle hautaine ?

— Rien. Vivez sous mon toit ; j’y resterai le moins possible. Nous donnerons l’exemple d’un ménage mondainement très uni.

— Je préférerais ne pas entreprendre cette croisière, redit-elle avec lassitude.

— Pour le moment, vous n’avez pas le choix de vos décisions. Et que ferions-nous dans ce logis où le feu est éteint, vous auriez froid jusqu’à l’âme. À tous deux, le soleil de l’Équateur ne sera pas de trop pour réchauffer nos cœurs transis.

Ils partirent.

Sur le paquebot, ceux qui virent le couple si bien assorti de Paul Bordier et de sa femme, ne se doutèrent pas du désastre de leur vie conjugale ; car tout dans leurs relations extérieures, indiquait une entente complète. Paul et Alix dansèrent et prirent part à tous les amusements à bord. Rien ne les différenciait des autres passagers.

Paul fournissait à sa compagne les renseignements sur les pays qu’ils traversaient.

Mais comme l’enthousiasme qu’il ressentait autrefois devant les beautés naturelles était loin ! Sa voix résonnait étrange à ses oreilles. Elle était sans inflexion, ne vibrait plus. Rien ne venait l’animer et lui rendre sa chaleur des beaux jours.

— Ma voix, songeait-il, n’est plus vivante, parce que le cœur qui la faisait chanter, rire et pleurer, est ravagé. Un de ces jours, je visiterai cet endroit désolé pour voir ce qui peut y être ramassé.

En effet, il le visita un jour ce cœur qu’il croyait désert, et fut effrayé d’y trouver parmi les décombres, son amour pour Alix aussi fort, aussi complet que jamais. En vain essaya-t-il de le déloger, il ne réussit qu’à se faire souffrir ; car en se débattant contre les attaques d’expulsion, son amour, qui emplissait son être, le déchirait.

Pour Alix, les fêlures de sa cuirasse d’orgueil, s’élargissaient de jour en jour, et les élans de son âme devenus plus souples la jetaient dans l’émoi. Elle était désemparée.

Revenus à Québec, monsieur et madame Paul Bordier s’installèrent dans leur magnifique résidence de l’Avenue des Braves, donnèrent des réceptions et acceptèrent des invitations. Leur attitude correcte à l’égard l’un de l’autre, ne trahissait aucune contrainte. Devant son père et sa mère, Paul se montrait joyeux. Ils ne devinèrent pas l’angoisse sous le rire, ils le voulaient si heureux leur cher fils ! Mademoiselle Eulalie, conquise par les attentions délicates du mari d’Alix, ne jurait plus que par lui. Gilles, seul, soupçonna une partie du drame.