Ourson Tête-de-fer (Aimard)/XVIII

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XVIII

Où don Torribio Moreno commence à s’inquiéter.

Cependant le señor don Torrtbio Moreno était inquiet.

Malgré l’argent qu’il avait prodigué à pleines mains, et les précautions prises par lui pour assurer la réussite du coup hardi qu’il méditait, l’ancien flibustier sentait, par un de ces pressentiments instinctifs qui ne trompent jamais, que l’horizon se rétrécissait autour de lui et commençait à se charger de nuages menaçants.

Pourtant autour de lui rien en apparence ne semblait changé.

Ses amis étaient toujours attentifs auprès de sa personne ; ses connaissances le saluaient toujours avec la même obséquiosité intéressée, le gouverneur et le commandant de la garnison le recevaient avec le même sourire.

Deux fois il avait rendu visite à doña Elmina, et deux fois la jeune fille, se départant de sa réserve accoutumée, l’avait reçu le sourire aux lèvres et avait causé presque amicalement avec lui.

Que se passait-il donc ? et d’où provenait cette inquiétude vague qui agitait malgré lui don Torribio Moreno ?

Il n’aurait su le dire.

Supposer un tel homme capable de ressentir les premières atteintes du remord, serait commettre une grave erreur.

Don Torribio Moreno était une bête fauve dans toute la terrible acceptation du mot ; une de ces natures féroces taillées pour le crime, heureusement plus rares qu’on ne le suppose et chez lesquelles le sens moral n’existe même pas en germe ; qui font le mal par instinct, presque par plaisir, sans même avoir conscience des crimes qu’elles commettent, tant ils leur semblent dans l’ordre ordinaire des choses.

Don Torribio, en principe se défiait de tout le monde.

Contraint presqu’à son corps défendant de se servir du capitaine Barthélemy, pour assurer le succès de ses ténébreuses machinations, il n’avait qu’une médiocre confiance dans la fidélité du Frère de la Côte, envers lequel il savait qu’il avait de nombreux torts à se reprocher, pour le mal qu’il lui avait fait en plusieurs circonstances.

Son plus grand désir était donc de se délivrer le plus tôt possible de ce complice gênant, et nous avons vu plus haut qu’il prenait déjà à l’avance ses précautions à ce sujet.

Mais il craignait d’être prévenu par lui ; aussi plus l’époque fixée par lui pour l’enlèvement des jeunes filles approchait-elle, plus il surveillait attentivement son complice, qu’autant que possible il ne perdait pas de vue un instant.

Cette crainte d’être trahi par le capitaine causait donc seule l’inquiétude de don Torribio.

Cette crainte instructive était un pressentiment.

Un soir, vers cinq heures, il se rendit à bord de la Santa-Catalina, mouillée, ainsi que nous l’avons dit, en grande rade.

Au moment où il accostait la goélette à tribord, une embarcation qu’il ne put apercevoir déborda brusquement par la hanche de bâbord, et le capitaine Barthélemy, après avoir échangé un signe muet et confidentiel, avec les gens qui la montaient, se hâta de traverser le pont et s’élança à sa rencontre.

Or comme tout, en ce moment, portait ombrage à don Torribio Moreno ; l’empressement de son ami Barthélemy, l’homme le moins esclave de l’étiquette qu’il connût, lui parut naturellement plus que suspect.

Il fronça imperceptiblement le sourcil :

— Que faisais-tu donc là ? lui demanda-t-il d’un air indifférent tout en jetant un regard louche autour de lui.

— Là ? où donc cela ? cher ami, répondit le flibustier.

— Penché sur la lisse, à bâbord.

— Je prends congé du lieutenant de ce navire que tu vois la-bas, mouillé à deux encâblures. Il est entré cette nuit, c’est un côtier de la Vera-Cruz ; il avait amarré un grelin sur nous afin de s’affourcher plus facilement.

Don Torribio regarda.

— C’est singulier, dit-il d’un air pensif, il me semble que je le connais, ce navire.

— Il n’y aurait là rien de bien extraordinaire, fit Barthélemy, ce n’est pas la première fois qu’il vient à Carthagène. Qui t’amène ici ? Est-ce que tu as quelque chose a me dire ?

— Moi ? non, rien ; je viens te voir.

— Voilà tout ?

— Oui, répondit don Torribio d’un air distrait ; puis il ajouta en forme d’a-parte : Il est évident que je connais ce navire.

Le flibustier sourit.

— Tu as eu une bonne idée de venir, dit-il, je t’attendais avec impatience.

— Ah !

— Oui, car si tu n’as rien à me dire, moi, c’est différent, j’ai à causer avec toi.

— Parle, mais sois bref.

— Ce que j’ai à te dire est grave, compagnon ; personne ne doit nous entendre ; suis-moi donc, dans ma chambre.

Don Torribio regarda le flibustier en face, celui-ci souriait.

— Ainsi, c’est vraiment sérieux ? murmura le Mexicain.

— Très-sérieux, tellement sérieux même que si tu n’étais pas venu me voir à bord, cher ami, j’aurais été obligé de descendre à terre ce soir pour me rendre chez toi.

— Oh ! oh ! De quoi s’agit-il donc ?

— Viens, et tu le sauras.

Don Torribio Moreno se décida enfin de mauvaise grâce à suivre le capitaine dans la cabine, mais non sans avoir jeté un dernier et long regard sur le navire inconnu, dont les allures lui semblaient de plus en plus suspectes sans qu’il sût pourquoi.

Le capitaine Barthélemy, sortit une bouteille de rhum et deux verres d’une armoire, offrit un siège à don Torribio, et après avoir versé deux larges rasades :

— À ta sante, dit-il.

— À la tienne.

Barthélemy bourra sa pipe, l’alluma, et se renversant sur le dossier de son siège :

— Et maintenant causons, dit-il.

— Causons, soit, répondit le Mexicain.

Après ces mots, il y eut un assez long silence.

Le capitaine semblait avoir complètement oublié son ami.

Celui-ci patienta, pendant quelques instants ; mais voyant que l’autre, absorbé sans doute dans ses pensées ne songeait plus à lui :

— Eh bien ! s’écria-t-il en frappant du poing sur la table.

— Quoi ? reprit froidement le capitaine.

— Ces choses sérieuses que tu avais à me dire ?

— Eh bien après ? je m’en occupe.

— C’est donc bien grave ?

— Tu vas en juger, compagnon.

— Alors parle, mais fais vite !

Le capitaine fixa sur lui un regard railleur ; puis se décidant enfin à prendre la parole de cet accent goguenard qu’il affectait toujours lorsqu’il causait avec son ancien matelot :

— M’y voici. Notre affaire tient-elle toujours ? lui demanda-t-il en s’enveloppant d’un épais nuage de fumée.

— Toujours.

— Pour après-demain ?

— Pour après-demain ; mais pourquoi me demandes-tu cela ?

Parce qu’il me semble, cher ami, dit-il d’un air narquois, qu’il serait temps de régler un peu nos comptes.

— Régler nos comptes ! quels comptes ? s’écria l’autre avec surprise.

— Mais ceux que nous avons ensemble. T’imagines-tu par hasard que je vais te servir, les yeux fermés, sans savoir ce que cela me rapportera ? Je t’ai dit n’est-ce pas que je te coûterais cher ? Eh bien, les affaires sont les affaires, cher ami, et celles dans lesquelles tu m’as embarqué me paraissent d’une nature assez scabreuse pour que je prenne mes précautions.

— Si c’est seulement pour me parler de cela que tu m’as fait venir ici, dit don Torribio en ricanant, j’en suis bien fâché, compagnon, mais j’ai une foule de choses à faire ce soir, il m’est impossible de rester davantage ; plus tard, demain si tu veux, je serai tout à toi.

Il vida son verre et se leva.

— À ton aise, reprit Barthélemy sans bouger de place, mais sur ma parole, je crois que tu as tort, cher ami.

— Bah ! dit don Torribio en faisant un mouvement vers la porte.

— Au revoir, cher ami. Ah ! à propos, j’ai été averti hier par un pêcheur de perles qui rentrait du large, qu’une forte escadre flibustière croisait en vue des côtes.

— Hein ! s’écria le Mexicain en pâlissant et en revenant précipitamment sur ses pas, que me dis-tu donc là, Barthélemy ? une forte escadre flibustière ?

— Oui.

— Tu en es sûr ?

— Pardieu ! je l’ai vue ; tu comprends, compagnon, que le fait était beaucoup trop important pour que je ne prisse pas aussitôt la peine de mesurer par moi-même qu’il était exact. Mais pourquoi donc, cher ami, prends-tu cet air effaré, au lieu de te réjouir ?

— Moi ? fit-il en essayant de se remettre, allons donc, tu es fou, compagnon, pourquoi donc prendrais-je l’air effaré, s’il te plaît ? mais, dis-moi soupçonnes-tu quels peuvent être les projets des Frères de la Côte ?

— Certes, non-seulement je les soupçonne, mais encore je les connais entièrement, cher ami : l’expédition est forte de quinze cents hommes au moins, choisis parmi les plus braves de nos frères ; ils veulent tout simplement s’emparer de Carthagène.

— S’emparer de Carthagène, allons donc ! s’écria-t-il avec un bond de surprise, mais c’est de la folie, cela !

— Ce n’est pas l’opinion des Frères de la Côte, je te le certifie, compagnon ; ils espèrent réussir, au contraire.

Don Torribio était retombé sur son siège, il tremblait de tous ses membres ; son visage était livide.

Barthélemy feignit de ne pas remarquer l’état de son ami.

— C’est une audacieuse entreprise, hein, matelot ? dit-il en rallumant sa pipe qu’il avait laissé éteindre.

— Très-audacieuse, oui ; mais comment es-tu si bien informé de tout cela, toi ?

— Oh ! cher ami, par la raison toute simple que je me suis abouché avec les chefs. Tu comprends bien, n’est-ce pas ? que, perdu depuis plus d’une année, dans ce pays où je suis presque prisonnier, je n’ai pas voulu laisser échapper l’occasion providentielle qui s’offrait à moi de redevenir libre. Je me suis tout tranquillement rendu, cette nuit, à bord du bâtiment amiral.

— Continue.

— Ah ! tu ne veux plus partir ? il paraît que cela commence maintenant à t’intéresser, hein, compagnon ?

— Beaucoup ; va.

— Les chefs qui, entre parenthèse, sont tous mes anciens amis, m’ont reçu de la façon la plus charmante et puis ils m’ont demandé certains renseignements, que naturellement je me suis empressé de leur donner.

— Et quels sont ces chefs ? pourrais-tu me dire leurs noms ?

— Certainement, cher ami, il y a l’Olonnais, le Poletais, Pierre Legrand, et deux ou trois autres encore.

— Ourson est-il à bord ?

— Quel Ourson ? Tête-de-Fer ?

— Oui.

— Je ne sais pas, je ne l’ai pas vu.

Don Torribio respira.

— Continue, dit-il.

— J’ai à peu près fini, nous avons causé, ils m’ont demandé si je pouvais leur être utile, tu comprends que je répondis affirmativement et je me suis mis alors à leur disposition pour les aider dans leur entreprise ; j’ai même ajouté que nous étions ici deux Frères de la Côte en position de leur être très-utiles, n’ai-je pas bien fait ?

— Ainsi ils savent que je suis ici ?

— C’est-à-dire, cher ami, qu’ils savent que nous sommes à Carthagène deux Frères de la Côte, moi et un autre.

— Mais cet autre, s’écria-t-il, c’est moi, mille diables !

— Eh bien après ?

— S’ils échouent, je suis ruiné.

— Ruiné, toi ? Ah çà, tu es fou. Pourquoi serais-tu ruiné ? Personne ne te connaît à Carthagène ; d’ailleurs tu es si bien entré dans la peau de ton Mexicain…

— Ici, à Carthagène, c’est possible ; mais eux, les flibustiers… les Frères de la Côte… nos camarades, enfin ?

— Eh bien ? ils ne te connaissent pas non plus. Te figures-tu par hasard que j’ai été assez niais pour leur révéler ainsi ton nom, avant que d’être certain de la réussite de l’entreprise ?

— Vrai s’écria don Torribio en saisissant avec un vif mouvement de joie la main du capitaine, ils ignorent mon nom ?

— Parfaitement.

— Écoute, mon vieux Barthélemy, s’écria-t-il avec égarement, tout cela me bouleverse si complètement que je ne sais pas encore ce qui arrivera ; laisse-moi réfléchir, je te répondrai ce soir. Quant à présent, sache bien ceci : tu m’a demandé tout à l’heure à régler nos comptes, n’est-ce pas ? Eh bien, je te donne ma parole que si tu m’es fidèle ami et bon camarade, ta récompense dépassera tout ce que tu as pu désirer.

— Merci, dit le capitaine d’un air narquois, je retiens ta parole.

— Mais de ton côté…

— Silence complet, c’est entendu.

Don Torribio s’élança comme un fou hors de la cabine, descendit dans son embarcation, et quitta immédiatement le navire sans même prendre congé du capitaine.

— Tout cela est fort beau, murmura en ricanant le flibustier dès qu’il fut seul ; mais deux précautions valent toujours mieux qu’une : je ne le perdrai pas de vue, c’est un serpent dont il faut se méfier.