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XIX

Plan d’attaque.

Après son entrevue avec doña Elmina, Ourson Tête-de-Fer avait eu une longue conversation avec son ami, conversation à la suite de laquelle il avait rejoint ses compagnons.

Un conseil avait été tenu, dans la grotte même, entre les flibustiers ;

Conseil auquel Barthélemy, en sa qualité de Frère de la Côte, avait naturellement été appelé à prendre part.

Ce n’était certes pas une mince affaire que de s’emparer par un coup de main, d’une ville comme Carthagène, bien fortifiée et gardée par une garnison nombreuse et résolue.

Mais les difficultés même excitaient le courage des flibustiers et les poussaient à persévérer dans leur projet.

Barthélemy, depuis longtemps déjà dans le pays, et qui, à cause de la vie qu’il avait été contraint de mener, le connaissait très-bien à dix lieues à la ronde, donna des renseignements précieux sur l’état des forces de la ville, ses côtés faibles et les moyens qui devaient être employés pour s’en rendre maître.

Renseignements qui du reste furent reconnus exacts et complétés par le pilote amené de Guantamano, et les deux anciens matelots de la Santa Catalina qui tous trois connaissaient aussi parfaitement la ville.

Carthagène, comme la plupart des villes hispano-américaines de cette époque, n’était défendue en réalité que du côté de la mer ;

C’était, en effet, par mer que l’on devait attendre les ennemis, quoiqu’ils fussent ; du côté de terre on n’avait aucune attaque à redouter ; aussi un simple mur en adobas, haut d’une dizaine de pieds au plus, épais de trois et en très-mauvais état en plusieurs endroits, formait-il l’enceinte de la cité ; quatre portes, qui ne se fermaient jamais, étaient percées dans ce mur.

D’après les conseils de Barthélemy, ce fut par terre que l’on résolut de tenter l’attaque la plus sérieuse.

Voici ce dont on convint :

Trois cents hommes d’élite, choisis parmi les plus adroits tireurs et commandés par l’Olonnais, seraient débarqués avec des vivres et cachés dans la caverne, où ils demeureraient jusqu’au moment choisi pour donner l’assaut.

Cette caverne n’était éloignée que de deux lieues au plus de Carthagène.

Cent autres Frères de la Côte, sous les ordres du Poletais, seraient introduits un par un dans la ville même, par Barthélemy, qui les installerait au fur et à mesure dans les vastes magasins servant d’entrepôt aux marchandises du riche Mexicain don Torribio Moreno et dont le capitaine disposait ; ces cent hommes se tiendraient prêts à agir au premier signal.

Vingt flibustiers, conduits par Alexandre l’engagé d’Ourson Tête-de-Fer, s’embusqueraient dans les bois et surveilleraient avec soin l’habitation de don José Rivas ;

Au moment de l’attaque, ces vingt flibustiers s’empareraient de cette habitation, où ils se retrancheraient, afin de veiller au salut de doña Elmina et de doña Lilia, qui, si l’expédition échouait, serviraient d’otages aux Frères de la Côte.

Le brick le San-Juan-Bautista, auquel on rendrait, pour la circonstance, ses allures honnêtes et pacifiques, viendrait mouiller dans le port même de Carthagène, à deux encablures de la Santa-Catalina.

Il serait placé sous la commandement de Pierre Legrand et aurait un équipage de cent cinquante hommes, dont cinquante seraient mis à bord de la goélette et cachés jusqu’à nouvel ordre dans la cale.

Enfin Ourson Tête-de-Fer, avec la Taquine, forcerait la passe ;

Et tandis que la frégate s’embosserait sous le feu du premier fort, le second et le troisième seraient enlevés par les compagnies de débarquement, de manière à ce que les trois forts, attaqués simultanément, ne pussent croiser leurs feux et se soutenir.

Ce plan audacieux, qui seul pouvait réussir par sa témérité même, en jetant le désordre parmi les Espagnols, fut proposé aux chefs flibustiers par Ourson Tête-de-Fer, qui en avait d’abord posé les bases avec Barthélemy.

Les Frères de la Côte l’acceptèrent joyeusement, et l’avis du conseil fut unanime pour qu’on le mit immédiatement à exécution.

Ourson Tête-de-Fer était plus pressé encore que ses compagnons de commencer sa téméraire tentative.

Lorsque tout fut bien convenu et arrêté, Ourson et Barthélemy prirent affectueusement congé l’un de l’autre, et les flibustiers retournèrent à bord de la frégate, où ils arrivèrent un peu avant le lever du soleil.

Le capitaine Barthélemy, après s’être séparé de ses compagnons, avait aussitôt repris le chemin de la maison de campagne habitée par la fille de don José Rivas et sa cousine.

Le digne capitaine, pendant la conversation d’Ourson Tête-de-Fer avec la jeune fille, n’avait pas perdu son temps : il connaissait depuis longtemps le jardin dans lequel il avait introduit son ami :

Il savait, pour s’y être introduit plusieurs fois, que ce jardin, très-vaste et surtout très-touffu, se terminait du côté de la campagne par une espèce de kiosque construit en bois dans lequel on n’entrait jamais ;

Il avait alors réfléchi qu’il serait de beaucoup préférable de cacher les vingt hommes d’Alexandre dans ce kiosque même, au lieu de les embusquer dans les bois, où le hasard les pourrait faire découvrir.

Dès qu’il se retrouva auprès de la maison, au lieu d’y entrer, il longea tranquillement le mur en dehors, et atteignit enfin le kiosque.

C’était une construction massive, mais presque en ruine ; deux fenêtres grillées à balcon clos en forme de boîte, selon la coutume espagnole, ouvraient sur la campagne, à une hauteur d’une quinzaine de pieds.

Après s’être assuré par un regard circulaire qu’il était bien seul, le flibustier prit une longue corde roulée autour de sa ceinture.

Il attacha une pierre assez lourde, à un des bouts de cette corde, puis il la lança sur le balcon, de façon à ce que la pierre passât à travers les spirales en fer de la persienne et retombât ensuite de son côté.

Ce fut ce qui arriva ; la corde fut si adroitement jetée que la pierre, après avoir passé par-dessus le balcon, s’engagea dans un des jours du treillis et revint en dehors.

Barthélemy la saisit aussitôt, et après s’être assuré que la corde était solidement maintenue, il s’élança, et en quelques secondes il se trouva sur le balcon.

Il fit alors, avec la pointe de son poignard, jouer le pêne de la serrure, qui s’ouvrit sans la moindre difficulté.

Le flibustier sauta alors dans l’intérieur du kiosque.

Il était maître de la place ;

Il passa une inspection minutieuse de l’endroit où il se trouvait.

Ce kiosque se composait d’une pièce unique assez grande, encore garnie de quelques meubles, sièges, tables bancs et buffets en assez mauvais état, mais non hors de service.

Deux larges fenêtres donnaient sur le jardin, elles étaient fermées ; mais à travers des persiennes il était facile de voir au dehors.

Barthélemy regarda ;

Le jardin était désert.

Le flibustier se frotta joyeusement les mains ; il ouvrit la porte placée en face du balcon et se trouva sur une espèce de palier auquel aboutissait un escalier ;

Barthélémy descendit cet escalier, ouvrit une seconde porte et pénétra dans une chambre à peu près semblable à celle du haut, mais encombrée plus encore que la première de meubles de toutes sortes.

Après s’être frayé à grand’peine un passage, il s’assura que la porte qui ouvrait sur le jardin était bien fermée ;

Par surcroît de précaution, il l’assura intérieurement au moyen de deux forts pieux ; puis il remonta dans la salle du haut, sortit sur le balcon, referma la persienne, sauta à terre, enleva sa corde, et reprit gaiement le chemin de Carthagène, où il arriva vers huit heures du matin sans avoir été remarqué.

La nuit suivante, le débarquement des flibustiers commença.

Le jour où don Torribio était venu à bord de la goélette et avait eu avec son ami l’intéressante conversation que nous avons rapportée plus haut, le plan d’Ourson Tête-de-Fer était déjà en partie exécuté.

La mine était chargée :

Les flibustiers n’attendaient plus que le signal de leur chef pour donner l’assaut.

Ce signal ne devait pas se faire attendre.