Amyot Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 205-218).
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X

Comment causèrent les deux matelots et de ce qui s’ensuivit.

Disons en quelques mots quel était ce nouveau personnage que nous mettons si brusquement en scène, et qui est appelé à jouer un rôle assez important dans cette histoire.

Le capitaine Barthélémy avait une grande réputation de courage et d’audace parmi les flibustiers de l’île de la Tortue ; on racontait de lui des traits d’une témérité fabuleuse ; les histoires les plus incroyables couraient sur son compte ; de plus, il était excellent marin et passait auprès de ses amis et surtout de ses ennemis pour être heureux dans presque toutes les expéditions qu’il entreprenait.

Il y avait beaucoup de vrai dans tout ce qu’on rapportait du capitaine Barthélémy ; doué d’une belle intelligence, d’un courage à toute épreuve, d’un inaltérable sang-froid et d’une présence d’esprit sans égale, si mauvaise que fût la position dans laquelle il se trouvait jeté à l’improviste par le hasard, il parvenait presque toujours à en sortir sain et sauf, par des moyens que tout autre que lui eût trouvés impraticables.

De plus il était d’une loyauté proverbiale, et pour rien au monde il n’aurait consenti a manquer à sa parole dès qu’il l’avait donnée.

Voilà quel était l’homme que don Torribio — nous lui conserverons provisoirement ce nom — était venu chercher dans un misérable jacal, pour lui proposer ce qu’il appelait une affaire.

Tandis que le flibustier lissait son cigare du bout des lèvres, avec toute la désinvolture d’un véritable gentilhomme, le pseudo Mexicain l’examinait sérieusement à la dérobée, cherchant dans son esprit par quel côté il lui serait possible d’entamer son apparente indifférence.

— Voyons, s’écria-t-il enfin d’un ton de bonne humeur, quelles sont tes conditions, matelot ?

— Fais-moi d’abord tes offres, c’est au marchand à présenter sa marchandise, je jugerai sur échantillon, dit Barthélemy en ricanant.

Don Torribio comprit qu’il lui fallait s’exécuter franchement.

— As-tu dessellé mon cheval ? dit-il.

Cette question, faite ainsi à brûle-pourpoint, sembla si extraordinaire et si hors de saison à Barthélemy, qu’il regarda son interlocuteur d’un air ébahi.

— Pourquoi cela ? demanda-t-il.

— Parce que si je savais où est mon cheval, j’irais prendre une valise, que sans doute tu as remarquée sur sa croupe.

— Certes, je l’ai remarquée, elle est assez lourde pour cela.

— Fort bien, sais-tu ce que contient cette valise ?

— Comment le saurais-je ?

— Elle contient d’abord, écoute ceci, un costume complet pour toi, costume riche, élégant, tel que doit le porter un gentilhomme, et, de plus, cent cinquante onces en or que je te prie d’accepter ; ce qui ne t’engage à rien, puisque nous sommes matelots, ou que du moins nous l’avons été.

— Diable ! fit en riant Barthélémy, si tu me donnes un riche costume et douze mille livres, parce que je suis ou j’ai été ton matelot, que me donneras-tu donc, lorsque je serai ton complice ?

Don Torribio essaya un sourire qui ressemblait à une grimace.

— Va chercher la valise, dit-il ; pendant que tu feras ta toilette, je t’expliquerai ce dont il s’agit.

— Est-ce que tu comptes m’emmener avec toi ?

— Certes.

— Mais alors je serai horriblement ridicule.

— Comment cela ?

— Comment veux-tu que je te suive à pied, vêtu comme je le serai.

— Ne t’inquiète pas de cela, homme de peu de foi, dit en riant don Torribio, quand il sera temps, nous trouverons un cheval.

— Allons, je vois que tu as pensé à tout ; diable ! l’affaire doit être importante ; voilà ma curiosité qui s’éveille et mon imagination qui travaille.

— Laisse-les faire, j’ai de quoi les satisfaire toutes deux ; seulement hâte-toi, le temps presse.

Barthélemy sortit et rentra quelques instants après avec la valise.

Don Torribio l’ouvrit et étudia le costume, qu’il étala avec complaisance.

Ce costume était réellement magnifique et du meilleur goût : haut-de-chausses, veste, pourpoint, chemise, bas de soie, souliers, guêtres de cheval, chapeau, ceinturon, bijoux de prix, enfin ces mille riens indispensables à la toilette d’un homme du bel air, comme on disait à cette époque.

— Maintenant habille-toi, dit le Mexicain. Voici glace, peignes, rasoirs, savon, tout ce qu’il te faut. Quant aux quelques objets qui te manquent, ils viendront avec le cheval.

— Allons, soit ! je m’habille, pendant ce temps-là, parle.

Et, en effet, Barthélémy commença à opérer sa métamorphose.

C’en était une vraiment : de chenille il allait devenir papillon.

— Tu te nommes don Gaspar Alvarado Bustamente, dit aussitôt don Torribio.

— Quel diable de nom me donnes-tu là ?

— C’est le tien, provisoirement tu es capitaine commandant la goélette de deux cent cinquante tonneaux, la Santa-Catalina de la Vera-Cruz, entrée ce matin à la marée, à Carthagène, et venant directement du Mexique, avec un chargement complet de marchandises européennes consignées au señor don Enrique Torribio Moreno.

— Allons, bon ! quel est celui-là encore ?

— C’est moi.

— Ah ! c’est toi ?

— Oui ; y vois-tu quelque inconvénient ?

— Aucun. Continue ; cela ressemble à un conte de fées, dit-il en riant.

— Ce soir je te présenterai au gouverneur de la ville, don José Rivas, avec lequel je suis intimement lié, et à don Lopez Aldao de Sandoval, commandant en chef de la garnison.

— Je n’y tiens pas absolument.

— J’y tiens, moi.

— Très-bien. Après ?

— C’est tout.

— Comment, c’est tout ?

— Oui, provisoirement.

— Si j’y comprends quelque chose… par exemple, je veux bien que le cric me croque !

— Tu n’as pas besoin de comprendre, interrompit don Torribio. D’ailleurs, une fois ta position bien établie aux yeux de tous, rien ne nous sera plus facile que de causer quand cela nous plaira ; nos affaires commerciales nous fourniront pour cela un prétexte des plus plausibles.

— C’est vrai, nos affaires commerciales, diable ! fit-il en riant ; mais avec tout cela, j’ai une peur effroyable, moi.

— Laquelle ?

— C’est que toutes ces ingénieuses combinaisons ne nous conduisent à la fin à une épouvantable catastrophe.

— Explique-toi.

— Je présume que le gouverneur de la ville, don José Rivas, c’est bien ainsi que tu le nommes, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Don José Rivas doit savoir ce qui se passe à Carthagène.

— Certes.

— Le capitaine du port lui rend compte de l’entrée et de la sortie des navires.

— Parfaitement.

— Alors la goélette la Santa-Catalina

— La goélette est entrée ce matin à Carthagène.

— Venant de la Vera-Cruz ?

— De la Vera-Cruz.

— Chargée de marchandises d’Europe…

— Qui me sont consignées.

— Mais tu es donc réellement riche ?

— Je suis millionnaire, tout simplement.

L’aventurier regarda son ami avec une expression de sarcasme indicible.

— Ah ça, murmura-t-il à voix presque basse, l’assassinat de ce riche marchand de diamants, commis par un Mexicain, et le vol de toute sa fortune, cette histoire que l’on racontait à San-Francisco de Campêche, lorsque nous y étions, est donc vraie ?

Don Torribio devint livide.

— Que veux-tu dire ?

— Tu passais pour Mexicain déjà à Campêche.

— Après, que prouve cela ? ne suis-je pas Français, moi ?

— C’est vrai, et bas Normand, qui plus est, reprit l’aventurier avec un sourire d’une expression singulière. Et puis, il ne manquait pas alors de Mexicains à Campêche ; n’approfondissons donc pas, et mettons que je n’ai pas soufflé mot.

— Oh je ne crains rien.

— Pardieu, je le sais bien ; d’ailleurs cela ne me regarde pas revenons donc à nos affaires. Il est entendu que la goélette existe, qu’elle vient de la Vera-Cruz avec un chargement qui t’appartient, qu’elle est entrée ce matin dans le port, et qu’elle se nomme la Santa Catalina.

— Je vois avec plaisir que tu n’as rien oublié.

— Bien, mais elle n’est pas venue toute seule de la Vera-Cruz, je présume ; elle avait un équipage, un capitaine ?

— Certes ! elle avait un capitaine et de plus un équipage de six hommes.

— Bon et que sont-ils devenus ? auraient-ils déserté, par hasard, matelots et capitaine ?

— Hélas ! mon pauvre ami, dit le pseudo-don Torribio Moreno en prenant un air paterne, nous sommes tous mortels.

— Proverbe aussi sage que véridique.

— Voici donc ce qui est arrivé.

— Je t’écoute.

— La goélette a reconnu la terre trop tard hier soir pour se hasarder dans la passe, elle a donc été contrainte de louvoyer bord sur bord une partie de la nuit, afin d’entrer dans le port au lever du soleil. Vers minuit, en virant, le capitaine est tombé à la mer.

— Pauvre capitaine ! fit Barthélémy avec un grand sérieux. Et on ne l’a pas repêché ?

— On a essayé du moins.

— Ah !

— Mais, vois la fatalité ! une embarcation fut mise à la mer, quatre hommes y descendirent. Malheureusement la chaleur avait fait fondre la braie des coutures du canot, elles étaient ouvertes : l’embarcation coula comme un plomb.

— Et les quatre hommes ?

— Se noyèrent. La nuit était noire, la mer houleuse ; il ne restait que deux hommes à bord, ils ne purent porter secours à leurs camarades.

— Voilà ce qui s’appelle ne pas avoir de chance, et en vue du port !

— À deux lieues à peine. S’il eût fait jour, on les aurait aperçus.

— Oui, mais il faisait nuit, dit l’aventurier toujours railleur ; tu conviendras que les deux hommes restés seuls à bord durent être assez embarrassés.

— Heureusement pour eux et pour la Santa-Catalina, la goélette avait été signalée au coucher du soleil, je l’attendais, et, connaissant son chargement, j’étais impatient de la voir et de m’informer des motifs qui l’avaient empêchée de donner le soir dans la passe. Je frétai une embarcation montée par six hommes, et vers quatre heures du matin j’accostai le navire, qui se tenait en panne devant le port, attendant du secours.

— C’était une inspiration du ciel.

— Tu dis vrai. Juste au moment où je faisais orienter les voiles, un, navire sortait de Carthagène en route pour Cadix.

— Ah ! ah ! ce que c’est que le hasard.

— Les deux seuls survivants de l’équipage avaient été tellement frappés de l’épouvantable catastrophe de la nuit, qu’ils me supplièrent de les laisser passer à bord de ce navire.

— Naturellement, tu eus pitié de ces pauvres diables et tu consentis.

— Ce fut, en effet, ce qui arriva. Je leur payai ce qui leur était dû, j’ajoutai même une petite gratification pour les consoler de la mort malheureuse de leurs camarades, et je les conduisis au navire espagnol, dont le capitaine, que je connaissais un peu, consentit à les prendre à son bord.

— Comme tout s’enchaîne mon Dieu ! s’écria Barthélémy en levant les yeux au ciel. De sorte…

— De sorte que j’ai engagé les six hommes que j’avais amenés avec moi ; ces six hommes ignorent complétement ce qui s’est passé à bord ; de plus, avant de quitter le port, je leur avais dit, je ne sais trop pourquoi — une idée qui m’était passée tout à coup par la tête — que le capitaine de la goélette avait laissé la veille son navire dans la passe pour venir m’annoncer plus tôt son arrivée.

— Ce qui a fait que plus tard ils n’ont pas été étonnés de ne rencontrer que deux hommes à bord de la goélette, et qu’ils sont convaincus que leur capitaine est à terre.

— Tu vois que tout cela est bien simple.

— Comment donc, cher ami, on l’aurait fait exprès qu’on n’aurait pas mieux réussi.

— Que veux-tu dire ? fit don Torribio avec une certaine hauteur.

— Moi, rien du tout.

— C’est que tu as une façon de prendre les choses… fit-il en pâlissant malgré lui.

— Je les prends comme je dois les prendre ; l’admire combien le hasard se plaît à te favoriser, tout cela est très-naturel, il me semble. Libre à toi d’interpréter mes paroles à ta guise ; seulement souviens-toi bien de ceci : je ne suis en aucune façon responsable de tes faits et gestes, ni chargé, grâce à Dieu, du soin de ta conscience ; donc tout cela ne me regarde pas, et je m’en lave les mains.

— À la bonne heure !

— Je voulais seulement me bien renseigner afin de ne pas commettre de fautes ou de méprises, toujours regrettables dans le rôle difficile que tu me donnes à jouer dans cette comédie, qui, si elle continue comme elle commence, pourrait bien se changer en tragédie. Maintenant je sais ce qu’il me fallait savoir, tu peux, être tranquille, tu n’auras pas de reproches à m’adresser : je suis prêt, que faisons-nous ? Mais avant tout regarde-moi.

Bon Torribio l’examina avec la plus sérieuse attention.

La métamorphose était complète, rien absolument ne restait de la figure hétéroclite qui, une heure auparavant, était apparue sur le seuil du jacal.

L’aventurier, homme d’une excellente éducation, portait ses nouveaux habits avec une aisance parfaite ; c’était un cavalier très-présentable, et qui ne devait être déplacé nulle part.

Le Mexicain était ravi, il lui serra la main avec effusion.

— Tu es, sur ma foi, un garçon impayable ! s’écria-t-il avec élan.

— Non pas impayable, répondit Barthélémy avec son sang-froid railleur, mais je coûte cher ; tu t’en apercevras bientôt, ajouta-t-il en mettant froidement dans sa poche la bourse que son ex-matelot lui avait donnée ; et maintenant je répète ma question, que faisons-nous ?

— Nous partons.

— Soit, mais auparavant, cher ami, laisse-moi cacher mon fusil : c’est un Gelin auquel je t’avoue que je tiens beaucoup ; demain ou après je le viendrai prendre.

Pendant que l’aventurier dissimulait soigneusement son fusil sous les feuilles mortes qui si longtemps lui avaient servi de lit, dont Torribio, après avoir refermé la valise, sortit sur le chemin qu’il explora d’un regard, puis il siffla d’une certaine façon à deux reprises différentes.

Un coup de sifflet semblable au sien lui répondit presque aussitôt.

Il rentra dans le jacal.

— As-tu fini ? demanda-t-il à l’aventurier.

— J’ai fini, répondit celui-ci.

— Alors fais-moi le plaisir d’amener mon cheval devant le jacal… Ah ! encore un mot.

— Parle.

— Souviens-toi qu’à partir de ce moment tu es le capitaine don Gaspar Alvarado Bustamente, commandant la goëlette la Santa Catalina, de la Vera-Cruz.

— Et toi, don Enrique Torribio Moreno, riche Mexicain, mon consignataire.

— Fort bien, surtout pas d’erreurs et parlons toujours en espagnol devant des tiers.

— C’est entendu. Tu n’as plus rien à me dire ? j’amène ton cheval.

— Va.

L’aventurier disparut pendant cinq minutes à peine, puis il revint du côté du chemin.

— Le cheval est prêt, dit-il.

En ce moment on entendit un galop pressé sur la route.

Les deux hommes sortirent.

Un noir arrivait monté sur un cheval et en conduisant un second en bride.

Il s’arrêta devant le jacal et salua respectueusement le Mexicain.

— Señor don Gaspar, dit don Torribio, je crois qu’il est inutile d’attendre plus longtemps l’homme dont je vous avais parlé ; sans doute il ne viendra pas.

— Je le crois comme vous, señor, répondit aussitôt Barthélemy entrant carrément dans son rôle ; d’ailleurs il me serait impossible de rester ici davantage, il faut que je me rende à mon bord.

— Je suis à vos ordres, señor. Veuillez, je vous prie, monter ce cheval que j’ai fait préparer pour vous, et accepter cette épée pour remplacer celle que vous avez brisée.

— Mille grâces, caballero.

Tout cela avait été dit dans le plus pur castillan.

Les deux hommes se mirent en selle et prirent au galop la route de Carthagène, où ils arrivèrent un peu avant cinq heures du soir.

Le noir, qui était un esclave de don Torribio, les avait suivis à distance respectueuse, sans même essayer de comprendre ce qui s’était passé.