Amyot Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 191-203).
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IX

Où don Enrique Torribio Moreno se dessine avantageusement.

Don José Rivas de Figaroa, gouverneur pour Sa Majesté Catholique de la ville de Cartagena de Indias, était un homme de quarante-huit ans environ, bien qu’il parût cinq ou six ans de moins ; sa taille était haute, bien prise, sa démarche majestueuse, ses gestes élégants ; ses traits, sans être beaux, avaient ces grandes lignes correctes qui distinguent les vieilles races ; ses yeux noirs et vifs, profondément enfonces sous l’orbite, avaient une souveraine expression de morgue hautaine et de dédain railleur.

Le personnage qui accompagnait don José Rivas, et qui se donnait le nom de don Enriquo Torribio Moreno et passait pour Mexicain, formait avec lui le contraste le plus complet.

Ses traits vulgaires, ses yeux gris, bridés et clignotants, comme ceux des oiseaux de proie nocturnes, ses cheveux châtains presque blonds, sa taille à peine au-dessus de la moyenne, large et trapue, lui donnaient au premier coup d’œil l’apparence d’un matelot breton ou normand plutôt que celle d’un noble espagnol ; mais il y avait tant de finesse dans son regard, une vigueur si réelle dans ses membres noueux, que, malgré soi, on était forcé de reconnaître en lui un homme peu ordinaire.

Du reste ses manières étaient celles d’un homme du monde.

Les deux cousines avaient quitté leurs hamacs et s’étaient assises sur des coussins pour recevoir leurs visiteurs ; en entendant la porte s’ouvrir, elles se levèrent.

Don José Rivas avait les sourcils froncés, un sourire railleur se jouait sur ses lèvres ; il semblait être de fort mauvaise humeur.

— Bonjour, niñas, dit-il avec une teinte d’ironie, je viens en bon père vous faire une visite.

— Soyez le bienvenu, mon père, répondit doña Elmina d’une voix tremblante.

Doña Lilia approcha des sièges.

— J’ai pris la liberté, reprit don José toujours sur le même ton, d’amener avec moi don Torribio Moreno, mon meilleur ami, qui m’a fait l’honneur de me demander votre main.

— Mon père…

— Ne m’interrompez pas, s’il vous plaît, niña.

La jeune fille se tut, toute tremblante.

— Pardon, señorita, dit le Mexicain en s’inclinant respectueusement. Don José Rivas, votre père, allait ajouter que, si j’ose aspirer au bonheur suprême d’être votre époux, c’est à une condition.

Doña Elmina releva la tête et fixa sur don Torribio un regard étonné.

— Certes, reprit don José Rivas d’un ton bourru, cette condition, tout absurde qu’elle soit, j’allais la faire connaître en deux mots : Don Torribio Moreno vous demande, ma fille, l’autorisation de vous faire sa cour.

— Pardon, ce n’est pas tout, cher don José, ajouta galamment le Mexicain. Oui, señorita, j’aspire à avoir l’honneur d’être quelquefois admis en votre présence, parce que, si vif que soit mon désir de devenir votre époux, je veux que vous me connaissiez avant que de m’accorder votre main ; mon ambition est surtout de ne devoir mon bonheur qu’a votre libre volonté.

— Merci, oh ! merci, monsieur, s’écria la jeune fille avec élan, et, par un mouvement spontané, elle lui tendit sa main mignonne que le Mexicain effleura respectueusement de ses lèvres.

— Bravo s’écria don José Rivas avec une froide ironie ; c’est charmant ! sur mon âme, nous voici revenus au plus beau temps de la Table-Ronde et de la cour du roi Arthur ou de l’empereur Charlemagne. Vive Dios ! je suis tout ému.

La jeune fille courba la tête en rougissant de honte, et d’une voix que l’émotion rendait presque indistincte :

— Je me conformerai à votre volonté, mon père, murmura-t-elle.

— Qui parle de ma volonté, niña ? reprit celui-ci avec une violence contenue. J’ai fait la sottise de promettre à votre galant chevalier que vous serez libre d’accepter ou de refuser sa recherche, libre vous serez, je vous jure ; aucune influence, pas même la mienne, ne s’interposera entre votre timide adorateur et vous ; quittez donc, je vous prie, cet air de victime résignée, qui ne saurait vous convenir, car vous êtes libre, je vous le répète.

— Vous l’entendez, señora, s’écria don Torribio Moreno en saluant respectueusement la jeune fille, votre père confirme mes paroles.

— Vive Dios ! il le faut bien, reprit-il avec un haussement d’épaules dédaigneux. Avez-vous encore quelque chose à dire à ma fille ?

— Rien, non mon ami, si ce n’est de renouveler à la señorita mon humble prière pour me présenter devant elle.

Doña Elmina s’inclina sans répondre.

— Là, vous êtes content ? reprit brusquement don José. Maintenant il se fait tard, venez, don Torribio et laissons ces petites filles à leurs jouets et à leurs poupées.

— Je suis à vos ordres, mon ami.

— Adieu, niñas.

— Ne m’embrassez-vous pas avant de partir, mon père ? demanda la jeune fille, en se penchant timidement vers lui.

Don José, sans même la regarder, posa un froid baiser sur son front.

— Allons, partons, dit-il.

Le Mexicain salua respectueusement les deux jeunes filles.

Les deux hommes sortirent.

À la porte de la rue, une douzaine de cavaliers, armés de lances aux banderoles flottantes, et commandés par un sous-officier, se tenaient immobiles comme des statues.

Le gouverneur fit un signe : un esclave noir amena deux chevaux magnifiques, harnachés avec ce luxe coquet et fastueux en usage dans les colonies espagnoles.

Les deux hommes se mirent en selle et se placèrent en tête du détachement, qui s’ébranla aussitôt à leur suite.

Lorsqu’ils furent éloignés d’une centaine de pas tout au plus de la maison, don Torribio Moreno prit la parole :

— Est-ce que vous retournez à Cartagena ? demanda-t-il.

— Où voulez-vous que j’aille ? répondit le gouverneur en le regardant avec étonnement.

— Je vous avouerai franchement que je ne m’attendais pas à rentrer aussi vite en ville ; je pensais que votre visite à ces dames serait plus longue et que, pendant que vous prendriez un peu de repos, j’aurais le temps de pousser jusqu’au rancho que je possède ici aux environs.

— Au fait, je n’y songeais pas ; j’ai, je crois, entendu dire que vous aviez acheté une propriété charmante, à deux ou trois portées de fusil du village.

— Oh une misérable bicoque, s’écria-t-il vivement, presque en ruine ; voilà même pourquoi vous m’excuserez de vous quitter. Je fais en ce moment faire certaines réparations, et je ne serais pas fâché de surprendre mes ouvriers.

— Rien ne me presse, voulez-vous que nous y y allions de compagnie ?

— Cela non, par exemple !

— Pourquoi donc ?

— Parce que j’ai d’abord une certaine réputation de luxe à conserver, mon ami ; réputation que je ne me soucie nullement de perdre ; et qu’ensuite je vous avoue que je ne sais guère ou je vous mettrais : tout est sens dessus dessous là-bas. Ainsi, mon cher don José, croyez-moi, continuez tranquillement votre chemin vers la ville, et laissez-moi me rendre à mes affaires.

— Allons, soit ! mais vous savez que je vous attends ce soir de bonne heure au gouvernement, nous avons grande réunion.

— Je n’aurai garde d’y manquer.

— Venez me demander à dîner sans cérémonie, ce sera plus simple.

— Je ne dis pas non ; attendez-moi jusqu’à sept heures. Je vous présenterai peut-être quelqu’un.

— Qui donc cela ?

— Le capitaine de ma goélette, la Santa Catalina, qui est arrivée ce matin de la Vera-Cruz.

— Est-ce un homme du monde ?

— C’est un marin mais il est très-convenable et de plus fort beau joueur.

— Alors tâchez de nous l’amener, surtout s’il est riche, dit don José en riant.

— Je l’espère, attendez-nous toujours jusqu’à l’heure dite.

— C’est convenu.

— Là-dessus, les deux caballeros se saluèrent.

Don José Rivas sortit au grand trot, suivi par son escorte, du village, et don Torribio y rentra, c’est-à-dire qu’il tourna la tête de son cheval du côté de Turbaco ; mais, après avoir fait quelques pas dans cette direction, il sauta à terre, et rattacha avec soin la gourmette de son cheval qui n’était pas défaite, puis il se remit en selle, mais non sans s’être assuré auparavant, que le comte et son escorte avaient disparu dans les méandres de la route, et que, si loin que la vue pouvait s’étendre dans toutes les directions, aucune créature humaine n’apparaissait.

Don Torribio fit alors un brusque crochet sur la droite, un second quelques instants après sur la gauche ; puis il se trouva à l’entrée de la forêt et s’engagea au galop dans un chemin creux, bordé de chaque côté d’arbres touffus, dont l’épais feuillage formait une voûte impénétrable au-dessus de sa tête.

Au bout d’un quart d’heure à peine, il atteignait un misérable jacal, fait de branches sèches entrelacées, tel que les coureurs de bois, les chasseurs et les habitants de la campagne ont l’habitude d’en construire, pour se mettre à l’abri des rayons ardents du soleil ou des averses furieuses.

Au bruit du galop du cheval, un grand gaillard, aux traits pâlis et émaciés par la misère et les privations, mais aux regards ardents, à l’expression sombre et énergique, parut subitement sur le seuil du jacal.

Cet homme, dans la force de l’âge, était orgueilleusement drapé dans des guenilles sordides et indescriptibles ; il avait un long couteau et une hache à la ceinture et les deux mains croisées sur l’extrémité du canon d’un fusil de boucanier, dont la crosse reposait à terre ; il regardait d’un air goguenard don Torribio Moreno venir à lui.

Le Mexicain arrêta son cheval juste devant le jacal.

— Entres-tu ? lui dit l’homme en français pour tout salut.

— Oui, répondit don Torribio dans la même langue, si tu as du moins un endroit où je puisse cacher mon cheval ; car je ne me soucie pas de le laisser ainsi en vue sur la route.

— Que cela ne t’inquiète pas, reprit l’autre en saisissant l’animal par la bride ; descends et entre.

Don Torribio obéit à cette double injonction ; son étrange interlocuteur emmena alors le cheval et disparut avec lui dans le fourré.

L’intérieur du jacal était, s’il est possible, plus misérable encore que l’extérieur : dans un coin, un tas d’herbe sèche servant de lit ; au milieu, un trou avec trois pierres en guise de foyer, deux ou trois crânes de taureaux faisant office de sièges, un vieux coffre de matelot, parfaitement vide et dont le couvercle manquait, une marmite en fer, et deux ou trois plats ou assiettes de bois : c’était tout.

Don Torribio Moreno ne jeta qu’un regard indifférent sur cet intérieur que, probablement, il connaissait déjà depuis longtemps ; il s’assit sur un crâne de taureau, choisit un cigare dans sa cigarera l’alluma et commença à fumer tranquillement, en attendant le retour de son hôte.

Celui-ci reparut presque aussitôt.

— Diable ! dit-il en ricanant, quel parfum délicieux ! Corne-Bœuf ! tu fumes de fiers cigares, toi, ce que c’est que d’être riche !

— Tiens, prends, répondit don Torribio Moreno en tendant nonchalamment sa cigarera à l’inconnu. Et mon cheval ?

— Dans la litière jusqu’au cou, dit l’autre, et devant une botte d’alfalfa.

Puis, après avoir choisi et allumé un cigare à celui de don Torribio Moreno, il lui rendit la cigarera et s’assit en face de lui.

Il y eut un instant de silence.

Les deux hommes s’examinaient sournoisement à la dérobée ; mais voyant que son hôte s’obstinait à ne rien dire, le propriétaire du jacal se décida enfin à prendre la parole :

— Il y a longtemps que tu n’es venu de ce côté, lui dit-il.

— Je suis accablé d’affaires.

— Pauvre ami ! et cependant tu t’es souvenu de ton vieux camarade.

— N’avons-nous pas été matelots ?

— C’est vrai ; il y a longtemps de cela, par exemple, et bien des choses se sont passées depuis ; c’était sous Montbarts l’Exterminateur, lors de l’expédition de Maracaïbo. T’en souviens-tu ?

— Parbleu !

— Mais ce n’est pas, sans doute, pour me parler du temps passé que tu es venu ? C’est plutôt, j’imagine, pour causer du temps présent, à moins encore que ce soit du temps à venir ?

— Ah ! ah ! tu as deviné cela, Barthélémy.

— Oh ! fit l’autre avec un sourire de dédain, il ne faut pas être sorcier pour deviner que, si tu viens me voir, c’est que tu as besoin de moi.

— Eh bien, je serai franc, mon vieux camarade : oui, j’ai besoin de toi.

— Tope, matelot, je suis ton homme, car je m’ennuie à périr à ne rien faire ; seulement je t’avertis tout d’abord, que cela te coûtera cher.

— Fais tes conditions, répondit-il froidement.

— L’affaire en vaut-elle la peine ?

— Oui.

— Écoute, tu as toujours été un homme aux machinations mystérieuses et aux projets ténébreux ; lorsque le navire espagnol, sur lequel j’étais prisonnier, t’a rencontré nageant en pleine mer, et t’eut pris à son bord, tu n’as donné que des explications assez embrouillées et fort peu claires, sur ta situation étrange ; il te plut alors de te faire passer pour Mexicain, je feignis de ne pas te reconnaître.

— C’est un service dont j’ai gardé bon souvenir.

— Hum ! enfin, cela était tout simple entre flibustiers et surtout entre matelots ; mais ce qui l’est moins, c’est qu’à notre arrivée à San-Francisco de Campêche, au lieu de me venir en aide, comme j’étais en droit de m’y attendre de ta part, tu m’as abandonné ; tu étais libre cependant, bien vu et considéré par les Espagnols ; je crois même que certain coup de couteau que je reçus à cette époque par une certaine nuit noire, sur le port, me venait un peu de toi.

— Peux-tu supposer ce ! a, mon vieux Barthélémy ?

— Je te connais si bien, matelot ! Bref, je brisai les chaînes qui me liaient, car j’étais attaché comme une bête fauve ; je m’échappai et, après bien des traverses, je ne sais comment j’abordai sur cette côte, et je me réfugiai dans ces bois. Un jour le hasard nous mit en présence : tu étais riche, j’étais pauvre ; tu pouvais me secourir, tu ne le fis pas.

— Matelot, tu oublies…

— Que tu m’as offert d’être ton domestique, c’est juste ; j’ai refusé, moi, le capitaine Barthélémy, le célèbre flibustier, valet d’un… enfin passons aussi là-dessus ; seulement, ajouta-t-il après un temps avec un sourire ironique, je dois te rendre cette justice que tu ne m’as pas vendu.

— Oh !

— Je ne t’en remercie pas : en me dénonçant, tu te perdais ; car tu savais que je n’aurais pas hésité à dévoiler ton nom, et les Espagnols le connaissent, un peu plus même, que tu ne le désirerais sans doute ; maintenant, après trois mois, pendant lesquels tu ne t’es pas un instant inquiété de savoir si j’étais mort ou vivant, tu tombes dans mon jacal comme un boulet, et tu me dis : J’ai besoin de toi. Je conclus que ce besoin doit être bien pressant ; je fais mes conditions, et je te dis : Cela sera cher.

— Je t’ai répondu : j’accepte.

— Soit ! alors causons, je ne demande pas mieux ; donne-moi un autre cigare.

— Prends.

Et don Torribio tendit de nouveau sa cigarera.

Barthélémy l’ouvrit et choisit un cigare en hochant la tête.

Il se méfiait extraordinairement de son ami, le digne capitaine ; il le connaissait de longue date ; aussi sa conduite avec lui en ce moment, après l’abandon dans lequel il l’avait laissé, était-elle loin de lui sembler claire.

Aussi tout en fumant son second cigare se promettait-il, dans son for intérieur, de se tenir sur ses gardes, et de jouer serré, tout en le voyant venir.