Traduction par Takamatsu Yoshie.
Pierre Roger et Cie (p. 64-92).

ACTE TROISIÈME


Pendant l’entr’acte, la musique continue, évoquant le bruit de la mer.

Ensuite derrière le rideau s’élève la chanson suivante que martèle le pas des danseurs.

la chanson

  La nuit s’oppose au rendez-vous d’amour,
  Et il y a six difficultés
  La pluie, la grêle, la rosée,
  Et du mur la clôture.
  Et puis le chien qui aboie.
  Et surtout les rayons de la lune,
  Et surtout les rayons de la lune !

(Pendant cette chanson, le rideau se lève.)

Scène PREMIÈRE

trois paysans entourés de plusieurs groupes

L’enclos d’un temple shintoïste au soir de la fête du printemps. Il est minuit. De-ci de-là, des groupes de paysans, parmi eux, quelques enfants et une vieille femme. Tous chantent et dansent. Au milieu de la scène, éclairé par la lumière de la lune, un cerisier centenaire, au tronc énorme, étend de tous côtés ses branches en fleurs. Quand celles-ci se balancent et s’inclinent à la brise de la nuit, il semble que des nuages roses descendus du ciel flottent sur la forêt, ou encore qu’une main invisible agite doucement un dais royal. Sous le bouquet des branches, une verte pelouse de gazon.

Alentour, s’entremêlant aux pins, d’autres cerisiers voilent le ciel de leurs branches fleuries.

À gauche, allant jusqu’au fond de la scène, une allée de cerisiers taillés en dôme s’ouvre sur la mer. Des gens la parcourent. De temps à autre, à l’horizon, passent des voiles…

La lune décline dans le ciel à l’ouest. À droite, en arrière du vieux cerisier, un grand « torii[1] » de pierre. De là, les marches de pierre montent progressivement sous les branches en fleurs.

De chaque côté des marches, de vieux arbres toujours verts et des cerisiers s’élèvent, et derrière leurs branches se détache le toit du temple shintoïste. L’on voit encore des montagnes, les unes toutes proches et les autres lointaines.

Au lever du rideau, cinq ou six couples de paysans, hommes et femmes, dansent, autour du vieux cerisier, au rythme du chant qui va suivre. D’autres paysans se reposent au pied des arbres ou sur le gazon, et s’amusent en buvant du saké.

le chant

À quel moment suis-je tombé amoureux de toi ? Je ne sais !
Tandis que l’oiseau sur la plage toujours chante,
Moi, à cause de toi, oh ! à cause de toi, toujours je pleure !

le chant

  Quelle joie de regarder les fleurs épanouies ;
  Autour d’elles, les papillons viennent danser
  Et les oiseaux viennent chanter ;
  Bien qu’on ne sache où les fleurs s’en iront…
  Où s’en iront les fleurs !

le chant

  Buvez, chantez maintenant.
  Qui connaît l’avenir ?
  Il n’y a qu’un printemps,
  La jeunesse passe vite,
  Et l’on rit rarement.
  Maintenant les fleurs s’épanouissent.
  Les fleurs s’épanouissent maintenant.


(Les danseurs, après avoir tourné trois fois autour du cerisier, cessent leur danse. Celui qui guidait la danse et qui est un peu ivre s’arrête au milieu de la scène et dit : )
premier paysan

Ah ! c’est très amusant, très amusant ! Reposez-vous, reposez-vous, à présent.

(Tous les danseurs s’asseyent. Les uns au pied de l’arbre, les autres sur des pierres et quelques-uns s’allongent sur le gazon.)
premier paysan

Eh bien ! la fête est pourtant la même que tous les ans, mais je ne me suis jamais tant amusé ! L’an passé, la moisson a été abondante et cette année nous avons eu beaucoup de poissons, aussi faut-il nous réjouir. Nous danserons et nous chanterons pendant toute la nuit. Mais, toujours danser, c’est monotone. Que ferons-nous encore ?

deuxième paysan (celui-ci aussi est un peu ivre)

C’est une idée ! Qu’est-ce qu’on pourrait bien faire encore ?

(Les autres inclinent la tête et réfléchissent.)
tout le monde

Oui, que faudrait-il faire ?

premier paysan

Ah ! j’ai trouvé.

tout le monde

Voyons ton idée ?

premier paysan

Écoutez ! Depuis longtemps c’est la coutume, à cette fête, de danser entre hommes et femmes. Aussi, même un ancien poète a dit :

le chant

On s’unit pour chanter et danser ; je chanterai avec la femme de mon voisin et la mienne dansera avec un autre. La divinité de cette montagne est propice à nos jeux aujourd’hui.

(Le premier paysan fait quelques gestes amoureux.)
tout le monde (applaudissant)

Ah ! ah !

premier paysan

Donc, mêlons-nous les uns les autres dans la fête, ce soir. Tiens ! il y en a deux qui ne sont pas encore arrivés ! Itchiko et Iratsumé ! les jeunes mariés. La foule les intimide, ils n’osent pas venir. Ils arriveront tard. Savez-vous, pour les punir, nous leur ferons raconter l’histoire de leur amour. C’est une idée, n’est-ce pas ?

tout le monde

Oui, oui, bien trouvé !…

deuxième paysan

Ils ne voudront pas. Demandons-leur plutôt de danser et de chanter… en les regardant, nous devinerons ce qu’ils pensent.

premier paysan

Oui, c’est mieux, c’est mieux. Faisons les préparatifs.

(Deux ou trois paysans qui surveillent l’allée s’écrient :)
troisième paysan

Les voici. Voici les nouveaux mariés que nous attendions. Les voici, enfin !

premier paysan

Ah ! ils arrivent bien !

deuxième paysan

Demandons-leur tout de suite à danser ici.

le troisième paysan (les appelle)

Oh ! oh ! par ici !


Scène II

les trois paysans. les nouveaux mariés.
le groupe des paysans. les enfants du village

La musique joue un air de danse.

Le jeune mari, suivi de sa jeune femme, apparaît au fond de la scène. Il a environ vingt et un ans et sa femme dix-sept. Tous deux ont de jolis visages naïfs, revêtus de fraîcheur et de jeunesse. Ils appartiennent à une classe plus élevée que les autres paysans et portent avec aisance des costumes de la ville. La musique cesse un instant ; tout le monde les accueille par des applaudissements. Ils saluent gracieusement.

le premier paysan (s’avançant)

Vous êtes en retard. Nous allons vous demander compte de cette arrivée tardive !… et vous faire payer notre attente.

le jeune mari

Oh ! nous sommes confus ! Mais puisque nous sommes en faute, nous acceptons la pénitence !

premier paysan

Oh ! nous ne réclamons qu’une chose : que vous nous disiez l’histoire de votre amour.

la jeune femme

Oh ! Vous vous moquez !

le jeune mari

Non, ne nous demandez pas cela, je vous prie.

deuxième paysan

Alors, si vous ne voulez pas la raconter, chantez.

le jeune mari

Quel ennui !

troisième paysan

Alors, dansez au moins.

la jeune femme

Devant tout le monde ? Cela nous trouble.

premier paysan

Il faut chanter…

la jeune femme

Oh ! non.

troisième paysan

Dansez tout de même.

le mari et la femme

Oh ! non.

(Le premier paysan fait des yeux un signe aux autres.)
premier paysan

Entêtés ! Eh bien, nous danserons, nous autres, jusqu’à ce que vous vous décidiez à quelque chose. Allons…un, deux, trois… en avant.

(La musique joue à toute volée une danse. Guidé par les deux
paysans qui sont ivres, tout le monde se met à tournoyer autour des deux jeunes gens qui voudraient s’échapper. Quelques paysans tiennent à la main des branches de cerisier. Cependant les deux jeunes gens parviennent à les arrêter de la main.)
la jeune femme

Cessez un peu, je vous en prie.

le jeune mari

Allons, puisqu’il le faut, nous vous raconterons notre histoire. Et vous verrez que notre amour ne fut pas chose légère !…

(Tout le monde approuve et se dispose à écouter.)
le chant (l’air de Kiyomoto, pour le mari)

Qui sema « la graine d’amour » dans le cœur humain ? Au printemps, sans qu’on s’en aperçoive, dans le jardin ou dans les champs, poussent et fleurissent les herbes jeunes et amoureuses. Et l’on devient pensif sans savoir pourquoi…

le chant (le même air, pour la femme)

On s’enivre de couleur, de parfums… mais si quelqu’un demande le nom de ce qu’on aime, on ne saurait répondre.

le chant (pour les deux)

Nous nous sommes rencontrés enfin ; à notre amour, nous avons tout sacrifié.

le chant (pour le mari)

Par l’amour, on atteint la vie profonde, on touche à l’éternité. Mais le monde ne connaît pas le véritable amour et il traite le nôtre comme un léger caprice !

le chant (pour deux)

Nos amours sont en fleur, et nous vivrons parmi toutes les fleurs d’amour.

(Tous deux dansent avec beaucoup de grâce, entre-croisant leurs pas, puis ils s’arrêtent.)
tout le monde (applaudissant)

Oh ! bravo, bravo !

premier paysan

C’est admirable. Buvez du saké maintenant.

(Les jeunes filles et une vieille femme apportent une coupe aux nouveaux mariés. À ce moment, on entend les cris des enfants du village ; puis trois ou quatre arrivent par l’allée de cerisiers.)
premier enfant

Oh ! quel drôle d’homme là-bas !

deuxième enfant

Ses vêtements sont déchirés. Il est fou, tout à fait.

(L’un d’eux regarde en arrière.)
troisième enfant

Le voici ! Le voici !

(Il se retourne vers le groupe des paysans et dit : )

Venez le voir.

(Quelques paysans vont au fond de la scène.)
premier enfant

Il est en colère.

deuxième enfant

Il brandit une canne à pêche.

troisième enfant

Sauvons-nous, sauvons-nous !

(Les enfants s’enfuient à droite. Les gens se rangent à droite et à gauche. Ourashima apparaît. Le chant commence.)

Scène III

ourashima. les trois paysans. les nouveaux mariés.
une vieille femme. les enfants du villages. les autres paysans.

Ourashima est vêtu comme au premier acte. Mais ses vêtements sont déchirés par endroits, et, par ces trous, on aperçoit une étoffe de brocart aux nuances claires. Ses cheveux retombent sur ses épaules, ses moustaches et sa barbe ont poussé, son visage pâle reste beau. Sous son bras gauche, il tient la boîte donnée jadis par Otohimé et de la main droite il porte sa canne à pêche brisée. Il regarde à droite et à gauche, l’esprit égaré.

le chant (l’air de Nagaouta)

Qui a planté les cerisiers dont les branches fleuries sont comme des nuages roses ? On ne saurait dire si c’est le jour ou la nuit. Ai-je fait un rêve ou bien est-ce un rêve encore que je fais ?… Ai-je passé trois ans dans le palais d’éternelle jeunesse, ou bien suis-je vraiment ici, parmi ces gens en fête ? Mais pourquoi ne vois-je pas les visages de ceux que j’ai connus ?

(Ourashima s’arrête au milieu de la scène. Pendant ce temps, les paysans l’entourent sans oser l’approcher. Les uns ont un air de moquerie, les autres froncent les sourcils. Personne ne parle. Ourashima regarde à droite et à gauche et demeure pensif.)
ourashima

Je veux vous demander une chose. Où se trouve la maison du père d’Ourashima ?

premier paysan

Que dites-vous ?… d’Ourashima ? Je n’ai jamais entendu ce nom !

deuxième paysan

Habite-t-il ici depuis peu, cet homme-là ?

ourashima

Oh ! non… Voilà longtemps qu’il habite ce pays où le père de son grand-père habitait déjà.

(Le premier paysan jette les yeux de tous côtés et dit :)

Vous avez entendu ce nom, vous autres ?

troisième paysan

Jamais je ne l’ai entendu…

tout le monde (ensemble)

Jamais nous ne l’avons entendu.

(Ourashima incline la tête.)
ourashima

Il y a longtemps que vous habitez ici ?

premier paysan

Qu’est-ce que vous dites ?… Nous aussi, nous avons eu ici le père de notre grand-père.

ourashima

Alors, vous vous trompez. Vous dites que vous vous succédez ici depuis le père de votre grand-père, et vous ne connaissez pas le père d’Ourashima ?… Ah ! c’est risible…

premier paysan

Oh ! non, mon père…

(Le troisième paysan l’arrête.)
troisième paysan

Non, non. Ne discutez pas, c’est inutile. Il est fou. Vous, enfants, et vous, jeunes filles, écartez-vous, il pourrait vous faire du mal.

(Parmi les enfants et les jeunes filles, il y a un mouvement d’effroi. Ourashima s’excite.)
ourashima

Quoi ! Je suis fou ?

troisième paysan

Dame ! c’est à croire ; mais ne vous mettez pas en colère. Regardez seulement un peu votre costume.

(Ourashima semble, pour la première fois, s’apercevoir de la façon dont il est vêtu.)
ourashima

Mon costume…

premier paysan

Regardez votre canne à pêche.

ourashima

Ah ! elle s’est cassée sans que je m’en sois aperçu !

tout le monde (criant à la fois)

Et vos cheveux, et vos moustaches !…

(Ourashima, étonné, passe la main sur ses cheveux et sur ses moustaches, regarde le bas de sa robe et contemple sa petite boîte. Il fait des gestes d’étonnement.)
ourashima

Ah ! Ah ! Ah !…

(D’étonnement, il tombe sur les genoux. Tout le monde se met à rire.)

Ahahaa, ahahaa… Ohohoha…

(Les enfants sautent et crient en battant des mains.)
les enfants

Il est fou, il est fou.

Va-t’en, va-t’en !

les jeunes filles (avec pitié)

Le pauvre homme… Le pauvre homme…

(Ourashima encore comme dans un rêve et s’adressant à tout le monde.)
ourashima

Alors, parmi vous, il n’y a personne qui connaisse mon père et ma mère ?…

le chant (pour Ourashima)

  Je n’y puis plus rien comprendre ;
  Me voilà sans aucun parent.


(Il se relève et fait quelques gestes. Les enfants se moquent de lui. Enfin, ils bousculent Ourashima et lui crient :)
les enfants

Va-t’en, va-t’en !

(Tout le monde rit :) Ahahoa, ahahoa… Ohohoa…

les jeunes filles

Oh ! le pauvre homme, le pauvre…

(La vieille femme aux cheveux blancs s’approche d’Ourashima.)
la vieille femme

Attendez, je me souviens maintenant d’avoir entendu l’histoire d’Ourashima racontée par ma grand’mère.

ourashima

On vous a parlé de lui ? Quelle joie ! Oh ! racontez-moi vite ce qu’on vous en a dit.

la vieille femme

Vous voulez savoir son histoire ?

ourashima

Mais oui.

la vieille femme

Je vous la raconterai donc.

(Elle se lève et le chant commence.)
le chant

  Il y a combien de temps ? je ne sais  !
  Mais jadis, au village de Souminoé…


(Elle appelle du geste un jeune homme et une jeune fille, et leur demande de danser. Ils dansent comme Ourashima et la jeune fille de la mer au premier acte.)
le chant

Au village de Souminoé, habitait le fils d’Ourashima. Au large il péchait ; sept jours et sept nuits il resta sans rentrer chez lui. Il aimait, disait-on, une jeune fille très étrange.

Un jour, avec ses parents, il se querella, puis il les quitta. Au large il s’en est allé, et les parents ont pleuré et crié… Mais jamais il n’est revenu. D’Ourashima, mort d’amour, voilà l’histoire.

(Les jeunes gens cessent de danser. Pendant ce chant, Ourashima semble la proie du remords.)
premier paysan

Mais combien de temps y a-t-il de cela ?

la vieille femme

Lorsque ma grand’mère me l’a raconté, il devait y avoir, disait-elle… oui, il y avait trois cents ans environ.

(Ourashima regarde étonné.)
ourashima

Trois cents ans passés ?

la vieille femme

Mais oui.

ourashima

Ah, ah, ah…

(Écrasé par son étonnement, il regarde le ciel. Les enfants rient de son visage un peu hagard et crient :)

Il est fou, il est fou !

ourashima

Alors, je n’ai plus de parents au monde ?

(Les jeunes mariés qui étaient restés au pied de l’arbre, d’où ils écoutaient les propos échangés, s’avancent et s’approchent d’Ourashima.)
le jeune mari

Pauvre étranger, qui êtes-vous donc ?

la jeune femme

Seriez-vous un des parents d’Ourashima ?

(Ourashima regarde alternativement les deux jeunes gens.)
ourashima

Oh ! vous êtes bons de me parler ainsi. Je suis moi-même le fils d’Ourashima…

tout le monde (à la fois)

Ah ! vous êtes le fils d’Ourashima…

la vieille femme

Vous êtes le fils d’Ourashima qui habitait ici il y a trois cents ans ?

(Ourashima tournant la tête à droite et à gauche.)
ourashima

Mais oui.

premier paysan

Ce n’est pas croyable…

deuxième paysan

Ça n’a pas de sens.

(Tout le monde rit à la fois.)

Ahahaa, ahahaa… Ohohoo.

(Ourashima ne peut contenir sa douleur, il tombe à terre en pleurant.)
troisième paysan

Certes, il est fou.

(La musique joue.)
les enfants

Il est fou, il est fou.

tous les paysans

Il est fou, il est fou.

(Ces cris sont répétés à plusieurs reprises, accompagnés par la musique.)
(Ourashima relève tristement la tête.)
(La musique cesse. Le chant recommence.)
le chant (l’air de Nagaouta)

Ô ! tristesse ! Les âmes de mes parents morts ne répondent plus à mon appel… Seules les vagues de lamer s’avancent avec un bruit sonore.

(La musique reprend doucement.)
le chant (l’air envolé, pour les enfants)

Il est fou, il est fou.

le chant (pour Ourashima)

Je me souviens maintenant du conseil de la princesse de la mer.

(La musique devient de plus en plus sonore.)
le chant (pour les enfants)

Il est fou, il est fou.

le chant (pour Ourashima)

Les enfants ont raison qui se moquent de moi comme d’un fou. Est-ce un rêve ?… Trois cents ans ont déjà passé !

le chant (pour tout le monde)

Il est fou, il est fou !

le chant (pour Ourashima)

Est-ce une réalité ?… Suis-je moi, ou bien un autre ?

le chant (pour les enfants)

Il est fou, il est fou !

le chant (pour Ourashima)

Dites-le-moi. Suis-je moi ou bien un autre ?

le chant (pour tout le monde)

Il est fou, il est fou !

le chant (pour Ourashima)

Moi ou un autre ?

le chant (pour les femmes)

Oh ! le pauvre homme, le pauvre homme.

le chant (pour Ourashima)

Mon esprit s’égare…

le chant (pour les femmes)

Oh ! le pauvre homme, le pauvre homme !

le chant (pour les enfants)

Il est fou, il est fou !

le chant (pour tout le monde)

Il est fou, il est fou !

(La musique devient de plus en plus sonore. Les exclamations « Oh ! le pauvre homme » et « Il est fou » s’entre-croisent. Ourashima jette à terre sa canne à pêche, déchire ses manches et, serrant précieusement sa boîte, court, égaré, de tous côtés. Les enfants et les paysans le poursuivent et le chassent à gauche de la scène. Tous sortent avec lui. Les jeunes filles et les femmes seules restent. Guidées par les nouveaux mariés, les femmes et les jeunes filles se mettent à chanter, le regard tourné vers la place qu’Ourashima vient de quitter.)
le chant (l’air de Nagaouta, pour tous)

Oh ! pauvre voyageur ! C’est un oiseau solitaire revenu à son ancien nid, mais ses pattes sont brisées et ses ailes déchirées.

le chant (pour le jeune mari)

  Ne pouvant retrouver ses parents,
  Il pousse un cri déchirant.
  La folie viendra pour lui !
  Oh ! pauvre voyageur !

le chant (pour tous)

  Nous le suivrons maintenant.
  Nous le suivrons pour le sauver.


(Le jeune mari et la jeune femme font quelques gestes et se disposent à partir.)
(Le rideau se baisse lentement. On n’entend plus que le bruit des vagues et du vent.)

Scène IV

ourashima. les nouveaux mariés
otohimé
(Toujours le bruit du vent et des vagues. Le chant qui va suivre est repris par trois fois derrière le rideau, de plus en plus faible et lointain.)
le chant (l’air d’Ohiwako)

Quels regrets quand on se souvient du passé !

Pourquoi les choses du passé n’existent-elles plus, hélas ?

(Après la troisième reprise, le rideau se lève. La scène est à peu près la même que la première de l’acte I. Toutefois, le pin situé au milieu de la scène a grandi ; il a été cassé à sa partie inférieure et des branches ont poussé dans une autre direction ; ses racines sortent de terre. La lune est déjà couchée ; l’aurore semble proche. À gauche, sur la plage, les vagues viennent se briser.)
le chant (l’air d’Outahi, pour Ourashima)

Jusqu’à quand resterai-je égaré, sans conscience, comme le nuage qui flotte, sans savoir si je suis un autre ou moi-même ?

(Pendant ce chant, Ourashima apparaît. Il porte les mêmes vêtements que tout à l’heure, mais sa robe est complètement déchirée, laissant voir tout à fait son autre vêtement de brocart. Tenant toujours la boîte sous son bras gauche, il entre à droite et se dirige en courant vers la plage. Les vagues qui
s’avancent le forcent à se retirer de quelques pas en arrière. Il reste immobile et pensif.)
le chant (l’air de Nagaouta)

Je me souviens… je me souviens maintenant des paroles que m’a dites mon père en colère. Combien je regrette le passé qui ne reviendra plus ! Je rôde irrésolu sur la même plage, après tant de générations passées, comme la bouée qui flotte sur la mer. Dois-je vivre longtemps ainsi ? Que je suis misérable !…

(Il fait des gestes de regret et de désespoir. Il tombe à terre et pleure. Revenant à lui :)
le chant

Pourquoi mon esprit est-il ainsi troublé ? N’ai-je pas la promesse faite à la princesse de la mer ?

(Il se relève et s’approche de la mer. Ses gestes semblent toujours exprimer son amour pour la princesse de la mer.)
le chant

Mais que faire ?… Il n’y a pas de chemin sur l’océan aux nombreux replis.

(Il contemple la mer avec désespoir et revient s’asseoir tristement. Au rythme rapide de la musique, les nouveaux mariés apparaissent, par la droite.)
le chant (pour la jeune femme)

Voici le fou de tout à l’heure.

le chant (pour le mari)

Essayons de le consoler.

le chant (pour la femme)

Voyageur, ne regrette pas le passé.

(Tous deux s’approchent d’Ourashima à droite et à gauche, cherchant à le consoler ; mais Ourashima paraît ne pas les entendre.)
le chant (l’air de Nagaouta, pour Ourashima)

Si j’avais à gravir une montagne, j’atteindrais les sommets les plus élevés.

Si j’avais à parcourir un fleuve, j’irais de sa source à la mer.

Mais comment, sur la mer infinie, retrouver mon idéal ?

(Ourashima se relève et court sur la plage comme un fou. Les deux jeunes gens se mettent à sa poursuite.)
le chant (pour le mari)

Oh ! le pauvre homme ! Il ne veut rien entendre.

le chant (pour la femme)

À quoi sert-elle, la boîte que vous portez sous votre bras ?

(Pour la première fois, Ourashima semble constater qu’il porte, en effet, cette boîte.)
ourashima

À quoi sert la boîte que j’ai sous mon bras ? Oh ! je m’en souviens maintenant…

(Il regarde la boîte sous toutes ses faces.)
le chant (pour Ourashima)

Oh ! ma princesse ! Vous m’avez dit que si je portais toujours cette boîte, nous nous retrouverions. Quand luira-t-il, le jour où je vous reverrai ?… Si ce n’est tout de suite, mon cœur va se briser de douleur ; si ce n’est tout de suite, je dirai que vous êtes trop cruelle.

(Il fait des gestes d’amour et de désespoir.)
le chant (pour Ourashima)

C’est la boîte dans laquelle elle a renfermé son image, et qu’elle me conseilla de ne pas ouvrir. Mais pourquoi suivre maintenant un conseil donné depuis si longtemps ? À quoi bon !

(Avec des gestes violents, il défait les liens de soie qui entouraient la boîte et se dispose à ôter le couvercle. Les deux jeunes gens l’arrêtent.)
le chant (pour les deux jeunes gens)

N’ouvrez pas si précipitamment le coffret précieux…

(Ourashima veut ouvrir la boîte ; les deux jeunes gens l’en empêchent à plusieurs reprises. L’orchestre est composé d’instruments japonais et d’instruments européens qui tantôt sont en parfait accord, tantôt ne peuvent garder l’unisson.
Enfin Ourashima ouvre la boîte. Une vapeur blanche s’en échappe ; elle s’élève entre les branches du pin et flotte comme une fumée ou un nuage.)
(Ourashima tombe sur le dos, évanoui, au pied du pin. Les jeunes gens, étonnés, regardent cette vapeur qui s’est épandue dans l’air et où l’image de la princesse de la mer se précise maintenant.)
le chant (pour la princesse)

Même lorsque le vent souffle en tempête,
Et que les nuages affolés se dispersent dans le ciel,
Et que vous êtes loin de moi, Ô Yamatohito,
Ne m’oubliez jamais !


(La princesse de la mer s’incline légèrement vers les jeunes mariés ; ses gestes expriment son désir de n’être jamais oubliée. Elle reste un moment enveloppée des vapeurs blanches, puis elle disparaît. Les jeunes gens, en extase, l’ont suivie longuement des yeux. Ils reviennent à eux.)
le chant (pour les deux)

Oh ! quel miracle ! L’image, dirait-on, est humaine et divine à la fois.

le chant (pour le mari)

Mais à quoi la comparer ? Est-ce la déesse des arbres qui fleurissent en mars ?

le chant (pour la femme)

Ou bien la princesse de la lune qui s’éveille aux étoiles et qui descend sur la terre parmi les fleurs épanouies ?

le chant (pour le mari)

L’image divine…

le chant (pour tous deux)

…nous éblouit. Oh ! l’image surhumaine et divine. Nous ne l’oublierons jamais !…

(Ils regardent avec adoration le ciel où la princesse vient de disparaître. Ourashima, qui était évanoui au pied de l’arbre, a disparu sans qu’on s’en aperçoive. Les deux jeunes gens songent tout à coup à lui.)
le jeune mari

Nous avions oublié le fou ; il n’est plus là !

(Tous deux le cherchent. À ce moment, à droite, s’élève ce chant.)
le chant (pour Ourashima)

 Mon rêve est à jamais fini.
 Il est fini pour jamais.
 Et je ne suis maintenant qu’un corps sans vie.


(Pendant la durée de ce chant, Ourashima revient. Il marche lentement. C’est un vieillard maigre, au visage sillonné de rides, ses moustaches et ses cheveux sont tout blancs. Son costume, vieux et usé.)
le chant (pour Ourashima)

  Où s’en est-elle allée, ma jeunesse ?…
  Elle a disparu comme le nuage

  Et me voilà un vieillard maintenant,
  Mais je ne maudirai pas mon passé.

(Avec des gestes pleins de noblesse et de gravité, il se dirige vers les jeunes gens.)
le chant (pour Ourashima)

Oh ! jeunes gens, j’ai poursuivi une ombre, une chimère idéale, tantôt avec ardeur, et tantôt épuisé de fatigue, et maintenant, je me retrouve vieilli, pitoyable comme un malheureux fou, après que sept générations ont passé.

(Il exprime sa honte avec des gestes pathétiques. Les jeunes gens l’entourent pour le consoler.)
le chant (pour les deux jeunes gens)

Mais nous aussi, nous l’avons vue, l’image suprême et divine. Nous l’adorons comme notre idéal et nous voudrions mirer nos âmes dans cette image comme au plus pur miroir.

le chant (pour Ourashima)

Mon miroir vieilli et terne ne reflète qu’un visage stupide.

le chant (pour les deux jeunes gens)

Si ce miroir devient obscur, nous le polirons sans répit ; et son éclat luira éternellement, tel un rayon de lune.

(Les jeunes mariés essayent d’apaiser, pour Ourashima vieilli, le regret du passé. Ils le conduisent se reposer au pied du pin.)
(L’orchestre composé d’instruments japonais et d’instruments européens joue avec grand ensemble un air vif et gai. Les jeunes mariés dansent, entre-croisant leurs pas (l’on peut avoir ici, par instants, l’impression d’un ballet). La danse alerte éveille l’idée de la jeunesse et de l’espérance.)
(La musique reprend l’air de Nagaouta. Ourashima se lève.)
le chant (l’air de Nagaouta)

Oh ! jeunes gens, je le vois, vous êtes dignes de confiance. Par vous, se réalisera en ce monde l’image idéale. Vous êtes le présage de la plus grande joie et du plus noble espoir.

(Ourashima s’exprime avec des gestes empreints de distinction et de gravité. L’orchestre reprend toujours avec des instruments européens et japonais et, parmi ceux-ci, on distingue le son du sangen[2]. Les jeunes gens exécutent des figures qui rappellent à la fois les danses européennes et celles du Japon. À nouveau, la musique répète l’air de Nagaouta.)
le chant (l’air de Nagaouta, pour Ourashima)

Voici le soleil qui se lève à l’est. Les ténèbres se dispersent et les montagnes apparaissent de toutes parts.

(Vers le fond, le ciel se colore de rose. À droite, on voit les montagnes, les unes proches, les autres dans le lointain. Enfin, à l’est, le soleil se lève dans toute sa gloire par-dessus la chaîne des monts.)
(Une musique européenne à laquelle s’unit le son du sangen, accompagne ce chant.)
LE CHANT (pour les deux jeunes gens)

Le soleil éclaire le ciel et la terre ; il ne méprise ni ne délaisse aucune des choses créées.

LE CHANT (pour tous les trois)

Habitant le ciel, il réchauffe et fait croître toutes les choses de la terre. Ainsi ceux qui vivent dans l’idéal, et qui, purs de tout égoïsme, chérissent également le monde terrestre, arriveront à réaliser, un jour, leur rêve magnanime.

(Ils dansent tous les trois, tandis que la musique joue un air où s’harmonisent, en un thème unique, les motifs japonais et européens.)

fin
  1. La porte d’entrée au temple shintoïste.
  2. Sangen, l’instrument japonais à trois cordes.