Traduction par Takamatsu Yoshie.
Pierre Roger et Cie (p. 51-63).

ACTE DEUXIÈME


Scène PREMIÈRE

un poisson rouge, des poissons mâles et femelles, d’autres poissons

Un air de musique doucement modulé accompagne le chant des vagues. Le rideau se lève, la scène représente un jardin sous-marin au fond de l’océan. De tous côtés croissent des plantes dont les tiges et les feuilles flottent et ondoient légèrement au fil de l’eau, comme de longs écheveaux dévidés.

Çà et là s’élèvent de grandes roches sombres couvertes d’algues et de coquilles. Parmi les feuillages rouges et bruns, parmi des fruits d’argent, de nacre ou de cristal, des poissons des sortes les plus diverses, nagent. La musique entame un air de danse, la foule des poissons arrive en dansant.

Un poisson rouge entre à gauche…

le chant

  Pakkouri, Pakkouri,
  Tsoui-tsoui… Yokkouri,
  Pakkouri, tsoui-tsoui.


(Un poisson femelle paraît à droite et danse avec un poisson mâle, une danse amoureuse.)
(Une musique s’élève qui semble venir du fond de la mer. Les poissons se rassemblent, puis se séparent en deux bandes qui tantôt s’éloignent, tantôt se rapprochent, comme un éventail qui s’ouvre et se referme. Le poisson rouge écarte les deux poissons qui dansaient.)
le chant

Allez-vous-en. Faites place. Le prince et la princesse vont paraître. Allez vous cacher derrière les plantes.

(Ils sortent tous les trois.)

Scène II

ourashima, otohimé, deux suivantes

Une musique très mélodieuse. Le palais de la mer s’élève lentement, tandis que les plantes disparaissent sous les flots. Le toit du palais est en forme de dôme, les colonnes, de corail, ornées d’agate, d’écaille de tortue et de coquillages.

Aux fenêtres, des guirlandes de plantes aquatiques encadrent des rideaux de mousseline soyeuse, brodés de coquilles aux nuances variées. Par ces fenêtres, les vagues passent librement, et les poissons aussi entrent et sortent.

Aux fenêtres de la façade, les rideaux sont relevés.

Les terrasses qui font le tour du palais sont pavées de coquillages blancs et entourées de balustrades de corail. Sur le devant du palais, trois marches de coquillages blancs montent aux terrasses.

Par derrière le palais, on aperçoit des tourelles et d’autres constructions dont les toits dorés étincellent.

À l’intérieur du palais, Ourashima est assis dans un fauteuil de corail ! Il se tient le front de la main gauche et semble pensif. Il porte sur la tête un diadème orné d’un petit dragon d’or. Ses vêtements aux manches longues et étroites descendent jusqu’à terre.

Près de lui, Otohimé se tient debout, la main appuyée au fauteuil d’Ourashima dont elle contemple le visage, en s’inclinant un peu. Ses cheveux, qui forment deux boucles sur le dessus de la tête, sont ornés du même dragon d’or parmi d’autres bijoux. Elle porte aussi un collier et des bracelets d’or et d’argent, mais ses vêtements sont de nuance sombre. Le fauteuil sur lequel elle doit s’asseoir est placé un peu à gauche, sous la fenêtre. Les deux jeunes suivantes, debout, portent un chapeau en forme de poisson.

La musique est de plus en plus douce et assourdie. Ourashima lève la tête et prie des yeux la princesse de s’asseoir. Elle prend place dans le fauteuil que lui offrent les deux jeunes filles.

otohimé

Que me dites-vous ? et pourquoi l’expression de votre visage est-elle si changée ces jours-ci ? Dans ce palais « d’éternelle joie », les soucis ne doivent pas entrer. Hélas ! le désir de revoir le monde humain vous tourmente ?

ourashima

Je ne le cache plus : vous m’avez deviné. Trois ans se sont écoulés depuis mon arrivée ici. Trois ans pendant lesquels j’ai vécu avec vous des jours tissés de joie, sans que la moindre pensée triste m’ait effleuré. Avec vous, j’ai touché le bonheur. Cependant…

(Il songe, le regard levé, comme s’il voulait contempler le ciel.)
le chant (l’air d’Utahi)

Toutes les nuits où la lune brille par delà les vagues qui s’entassent en des milliers de couches, la chanson du pêcheur, dolente et triste, s’entend

le chant (l’air d’Itchu)

Sanglotant avec les vagues qui mugissent, elle se lamente avec les flots qui se retirent, c’est une voix humaine qui s’afflige. À l’écouter, mon cœur se brise.

(Ourashima se lève en chancelant.)
le chant (l’air d’Itchu)

Pour la première fois, j’éprouve une insoutenable tristesse d’avoir quitté le sol natal. Je pleure et voudrais revoir mes parents. Mon cœur, tout plein de leur souvenir, ne cesse de crier vers eux.

(Ce chant est accompagné des gestes d’Ourashima.)
ourashima

Et puis, je ne veux plus goûter seul cette joie profonde. Si vous me permettiez de vous quitter pendant quelques jours, je ramènerais ici ensuite mon père et ma mère.

(Otohimé qui était demeurée silencieuse, les yeux baissés, lève la tête et dit lentement.)
otohimé

Vos paroles manquent de sagesse. Ici, loin du monde humain, vous pouvez goûter une joie pure et sans mélange. Mais à peine aurez-vous mis le pied sur la terre et touché des choses impures que ces plantes vertes comme l’émeraude, ces fleurs d’argent se faneront et se dessécheront. Ce palais même disparaîtra pour vous. Vous ne pourrez plus y rentrer : comment alors y ramener vos parents ?

(Elle parle doucement, avec tendresse et pitié.)
ourashima

Mais non, mais non. Les branches qui ont fleuri l’année dernière auront des fleurs cette année encore. Quand le chemin est une fois tracé, il n’y a plus de difficulté à le suivre. S’il m’est impossible d’amener ici mes parents…

le chant (l’air de Nagaouta)

En rentrant dans mon pays, je composerai un hymne et je chanterai sur ma lyre l’univers de joie éternelle. Et mes paroles seront vraies. Aussi les gens habitués à l’impureté et au mensonge s’éveilleront. Leur cœur redeviendra pur comme la lumière de la lune quand elle éclaire la nuit d’automne.

(Ourashima, excité, se levant, danse. Otohimé se lève aussi, dans le désir de l’arrêter.)
le chant (le même air)

Si la lumière se faisait dans leur cœur, les nuages d’erreur la voileraient aussitôt. Mais comment pourraient-ils l’entendre, le chant de votre lyre ? Ne sont-ils pas sourds à tout ce qui est vrai ? Au milieu d’eux, vous redeviendriez semblable à eux. Il faut être fidèle et ne poursuivre qu’un dessein : le pêcheur qui tenterait de prendre deux poissons, l’un à droite, l’autre à gauche, les laisserait fuir tous les deux.

(Elle s’approche d’Ourashima. Elle est très noble et très digne, plus belle que jamais. Elle le conseille par gestes. Puis, ils regagnent leur place.)
otohimé

Ne formez pas de projets irréalisables… Mais plutôt, admirez, là-bas, les poissons qui viennent danser pour vous distraire…

(Ourashima se lève. Otohimé aussi. Les jeunes suivantes transportent les fauteuils un peu plus en arrière.)

Scène III

ourashima, otohimé, les deux suivantes, les danseurs,
visions du père et de la mère

Une musique très mélodieuse. À gauche, une cinquantaine de poissons mâles et femelles entrent en scène.

Les uns sont vêtus de couleurs vives et les autres de mêmes teintes, mais plus pâles. Chaque couple porte la même nuance. L’ensemble donne l’impression d’un arc-en-ciel. Ils se rencontrent en face du palais et se croisent.

le chant

Au loin, les nuages flottent dans l’air et bordent les vagues qui s’étendent jusqu’à l’horizon. Les brouillards s’épandent entre les châteaux et les donjons montent jusqu’au ciel.

(Les danseurs, par couples, disparaissent vers la gauche du palais, ils en font le tour et rentrent par la droite. Deuxième chant.)
le chant

Vous êtes entré par hasard dans un monde féerique, et vous y êtes resté une demi-journée comme invité…

…Cependant, quand vous retournerez dans votre pays natal, vous trouverez un petit-fils de sept générations passées.

(Au rythme de ce chant, les danseurs achèvent pour la seconde fois le tour du palais et réapparaissent à droite. À ce moment, on entend une chanson au loin, faible et triste ; on en peut saisir les paroles.)
(Tout en s’avançant vers la gauche, les danseurs ralentissent leurs pas. L’orchestre joue doucement et en sourdine. La chanson se rapproche, les danseurs se rangent en ligne, un par un ; et ceux qui sont vêtus de couleurs vives disparaissent petit à petit. Les autres dansent lentement, comme lassés.)
(Ourashima, étonné, écoute attentivement ce chant de plus en plus rapproché. Otohimé demeure sans bouger.)
la chanson

  Toujours les parents
  Cherchent les enfants.
  Mais bien rarement
  Ceux-ci,
  Leurs parents.


(Pendant cette chanson, les danseurs réapparaissent une
quatrième fois sur la droite du palais. Leur ensemble est de plus en plus terne, les nuances de plus en plus pâles, même les vêtements des derniers arrivants sont presque blancs. Ces danseurs sont maintenant en petit nombre et paraissent mimer avec des gestes las, l’enterrement d’un enfant chéri.)
(Le ciel, qui s’était obscurci depuis quelques instants, continue à s’assombrir. La mer est agitée ; de temps à autre, un éclair luit. Tout à coup, derrière le dernier des danseurs, se montre une personne étrangère. Elle s’avance, la tête baissée, cachant son visage dans ses deux longues manches. Sa démarche est triste et fatiguée.)
(Ourashima, saisi d’étonnement, devient tout pâle. D’un bond, il quitte son fauteuil. Il ne cesse de regarder la vieille femme qui va disparaître derrière le palais.)
(Les danseurs moins nombreux réapparaissent à droite pour la cinquième fois. La scène devient plus claire. Ourashima tourne la tête à droite et à gauche avec l’air d’un homme qui s’éveille d’un cauchemar. On entend la seconde chanson de matelots chantée au premier acte.)
la chanson (l’air d’Ohiwaké)

  Les parents s’irritent
  Contre le fils égaré,
  Mais ils le rechercheront plus tard…


(Pendant cette chanson, les danseurs vêtus de nuances pâles s’avancent à gauche avec tristesse et découragement. La scène est de plus en plus lugubre, la mer gronde, les éclairs brillent. Ourashima, en tremblant, regarde fixement la file des danseurs. La chanson cesse. Quelques couples passent, puis brusquement, c’est la fin du cortège.)
(Ourashima étonné suit des yeux les derniers danseurs qui disparaissent derrière le palais. La seconde partie de la chanson reprend, pénétrante et s’insinuant jusqu’au cœur.)
la chanson (l’air d’Ohiwaké)

  Surtout s’il fut un peu fou,
  Et plus encore s’il est un ingrat.


(Brusquement, le dos de la vieille femme surgit devant Ourashima penché sur l’escalier pour accompagner les danseurs du regard. Pendant qu’il contemple cette vision, un vieil homme apparaît aussi ; à l’extrême limite de la vieillesse, il garde la noblesse de son attitude. Vêtu tout de blanc, il marche tristement, tête baissée, les bras croisés, à la suite de la vieille femme.)
(Ourashima jette un cri ; les parents se retournent et l’aperçoivent. La mère veut courir vers lui, le père la retient.)
(L’expression et les gestes des deux vieillards sont les mêmes qu’au premier acte.)
(Le visage de la mère s’empreint de tendresse et de douleur ; le père laisse voir ses regrets et la lutte de l’amour et de la dignité paternelle dans son cœur. Ourashima se précipite vers l’escalier et s’écrie.)
ourashima

Ô ma mère et mon père !

(À peine a-t-il poussé ce cri qu’il chancelle et tombe au bas de l’escalier. Le vieil homme et la vieille femme s’effacent subitement.)
(Les danseurs effrayés se dispersent. La musique cesse. La scène s’éclaircit. La mer et le ciel sont apaisés.)
(Otohimé et ses suivantes descendent l’escalier pour aller vers Ourashima. Les femmes s’empressent autour de lui et le transportent à l’intérieur du palais, aux fenêtres et aux portes duquel les rideaux se baissent lentement d’eux-mêmes.)
(La musique reprend un air qui évoque toute la tristesse de la solitude. Le palais s’évanouit lentement.)

Scène V

ourashima, otohimé, deux jeunes suivantes

Le toit du palais va disparaître, la musique cesse, une troisième chanson de matelot reprend tout à coup.

la chanson (l’air de Ohiwaké)

  Parents, envoyez vos enfants
  Dans des pays lointains ;
  Car ils y feront des expériences
  Pénibles ou douloureuses,
  Mais qui leur sont profitables.


(À la fin de cette chanson, les plantes marines réapparaissent flottant à droite et à gauche. Le toit du palais va s’enfoncer complètement, lorsque, sur le toit, se montrent trois personnes ; Ourashima, debout ; Otohimé, agenouillée ; et une jeune suivante.)
(La scène représente à nouveau le fond de l’océan. Ourashima, vêtu comme au premier acte, a sa canne à pêche sur l’épaule. Otohimé le retient par la manche. La suivante porte une petite boîte. Ourashima détache doucement la main d’Otohimé et fait quelques pas. Otohimé se lève lentement et le suit.)
ourashima

Vous dites qu’après notre séparation, il ne nous sera plus possible de nous retrouver… À vous entendre, mon cœur me fait mal comme s’il se brisait… Pourtant, le désir de revoir mon pays est plus fort que tout. Je ne peux plus rester ici.

le chant (l’air d’Itchou)

Plus je goûte votre amour sincère et précieux, plus je désire revoir mes parents.

(Ourashima fait quelques gestes qui expriment son amour.)
ourashima

Permettez-moi d’enfreindre votre volonté et de rentrer une fois au moins dans mon pays natal.

(Otohimé, silencieuse, lève la tête.)
le chant (l’air de Nagaouta)

Je ne peux vous arrêter par aucun moyen. Mais si notre séparation doit être éternelle, n’oubliez pas notre serment ni l’image de mon visage. L’amour est un fil d’or qui lie les humains ; quand le fil serre trop fort, on s’en lasse ; on souffre s’il n’unit pas assez étroitement. Mais notre amour, à nous, est un fil bien enchevêtré, et nous ne pouvons dire quand il se brisera.

(Otohimé fait quelques gestes de désespoir, puis elle semble avoir pitié d’Ourashima et comprendre toute la faiblesse des sentiments humains. Alors elle se détache de lui.)
le chant

Pour vous sauver des difficultés que vous allez trouver sur votre route et que je prévois, laissez-moi vous donner cette boîte ; c’est un talisman infaillible qui vous aidera et vous sauvera.

(Elle se tourne vers sa suivante, celle-ci offre la boîte à Ourashirna.)
otohimé

Cette boîte renferme l’image de mon visage. Si votre cœur reste fidèle, n’ouvrez pas cette boîte. Gardez-la seulement sur vous, toujours…

le chant

Si vous ne l’ouvrez jamais, vous resterez toujours jeune, et notre amour refleurira… Songez à nos promesses éternelles….

(Ourashima reçoit la boîte avec respect.)
le chant (l’air de Nagaouta)

Je la garderai comme le plus précieux des souvenirs et je me rappellerai toujours l’univers d’« éternelle joie » où vous m’avez conduit.

(Ourashima danse lentement. Otohimé et sa suivante font des gestes d’adieu.)
le chant (pour Ourashima)

Je suis heureux d’être l’époux toujours chéri de la princesse de la mer.

le chant (pour Otohimé)

Nous nous séparons maintenant, mais nous nous reverrons encore.

le chant (pour deux)

Est-ce joie ou tristesse, nous ne pouvons le distinguer.

le chant (pour Ourashima)

Partir me cause une peine infinie ; mais adieu, dame de mon âme, je reviendrai.

(Ourashima à droite reste debout sans bouger de la scène. Tandis que la princesse et la jeune suivante se dirigent en dansant vers le fond. Elles se détournent souvent pour regarder Ourashima.)
(L’obscurité tombe. On entend, plus fort, le bruit des vagues. Les poissons qui pénètrent de tous côtés séparent Ourashima de la princesse. De temps à autre, des éclairs illuminent les vagues. En s’éloignant, la princesse et la suivante deviennent toutes petites. Au fond de la scène apparaît, à peine esquissée, la silhouette du palais de la mer.)
le chant (pour Ourashima)

Adieu, adieu, ô ma princesse !

(Le tableau devient tout à fait sombre. Il ne reste aucune trace du palais de la mer. Le bruit des vagues s’entend seul. Le rideau se baisse lentement.)