Traduction par Takamatsu Yoshie.
Pierre Roger et Cie (p. 5-16).

PRÉFACE



La légende d’Ourashima, si populaire au Japon, n’est pas entièrement ignorée en Europe. Nos enfants mêmes ont pu la lire, en abrégé, dans une de ces traductions sur papier crêpe qui ont vulgarisé en Angleterre et en France les plus jolis contes japonais. Mais pour la bien connaître, il faut remonter à ses origines, plus que millénaires, et d’abord à un vieux mythe du Kojiki, la Bible japonaise, où l’on peut trouver déjà l’idée essentielle de ce récit fameux.

Le divin Ninighi, que la déesse du Soleil avait envoyé sur terre pour y fonder la dynastie japonaise, eut deux fils, Ho-déri et Ho-wori, dont l’un se fit pêcheur et l’autre, chasseur. Un jour, Ho-wori proposa à Ho-déri un échange de leurs vocations, pour tenter à son tour la fortune de la mer ; mais il perdit l’hameçon de son frère aîné, qui l’accabla de reproches. Comme il se lamentait sur le rivage, le vénérable dieu des Eaux salées lui conseilla d’aller s’informer auprès de Toyo-tamahimé (la Princesse aux riches joyaux), fille du dieu de l’Océan. Ho-wori partit donc sur les chemins de la mer et finit par atteindre un palais dont l’architecture étrange imitait des écailles de poisson. Près de la porte était un luxuriant katsoura (cercidiphyllum japonicum) ; il y grimpa, et s’assit sur la plus haute branche. À côté se trouvait un puits ; et quand les servantes de la princesse, portant des vases précieux, y vinrent tirer de l’eau, elles aperçurent le beau jeune homme. Leur maîtresse, à son tour, sortit pour le voir, et bientôt ramena son père. Le dieu de l’Océan offrit l’hospitalité au prince divin, puis lui donna sa fille. Mais une nuit, après trois ans de bonheur, Ho-wori poussa un profond soupir ; et, le lendemain, interrogé, il raconta enfin l’histoire de l’hameçon perdu. Le dieu de l’Océan, ayant convoqué tous les poissons, retrouva l’engin dans le gosier de la Femme-rouge (une sorte de dorade). Puis, il octroya au jeune prince deux talismans, le joyau qui fait monter les eaux et celui qui les fait descendre, lui enseignant les moyens de s’en servir pour se venger de son frère. Enfin, il l’installa sur la tête d’un crocodile, qui le reconduisit au monde supérieur. À son tour, la princesse marine, devenue enceinte, s’éleva jusqu’à la limite des vagues pour y donner le jour au fils du prince, dans une hutte couverte en plumes de cormoran. Par malheur, Ho-wori l’ayant regardée au moment de sa délivrance, malgré la défense qu’elle lui en avait faite, elle lui apparut alors sous l’aspect de monstre marin qui était sa forme native ; et tandis qu’il s’enfuyait, terrifié, elle, pleine de honte, abandonnait son enfant et rentrait sous les profondeurs. Cependant, du sein de l’océan, elle envoya encore au héros une poésie de tendres regrets, à laquelle il répondit par un chant suprême : jamais il n’oublierait la jeune épouse qu’il avait prise pour dormir, en pleine mer, sur l’île où se posent les canards sauvages !… Ho-wori devait vivre encore, nous dit-on, près de six cents ans, et l’enfant qu’il avait eu de la princesse marine allait engendrer lui-même un fils illustre : Jimmou Tennô, le premier empereur.

Ce récit sacré, où divers critiques ont vainement tenté de découvrir une inspiration chinoise, est en réalité purement japonais : c’est même un des mythes qui montrent le mieux les origines océaniennes de la tribu conquérante qui allait devenir la classe directrice du peuple. D’où l’on peut induire dès à présent, contre l’opinion générale, que la légende d’Ourashima, si proche parente de ce mythe, n’est pas non plus de source continentale. Les philologues, anglais ou allemands, qui l’ont prétendu sont d’ordinaire enclins à considérer les Japonais comme incapables de rien inventer par eux-mêmes ; dès qu’on peut relever dans un récit japonais quelque ornement de style chinois, ils s’empressent de jeter par la fenêtre « l’enfant avec le bain ». Or, en matière de folklore, il faut savoir distinguer le fond essentiel et permanent des formes changeantes qui l’enveloppent. L’églantine existait dans les haies de la Gaule avant d’y avoir reçu un nom latin ; l’histoire d’Ourashima se racontait au Japon bien avant que les lettrés du pays l’eussent alourdie de parures étrangères. On la trouve d’abord esquissée dans ce court passage du Nihonghi (Chronique du Japon), qui l’attribue à l’an 478 de notre ère : « Automne, septième mois. — Un homme de Tsoutsoukaha, district de Yosa, province de Tamba, fils d’Ourashima de Midzounoyé, alla pêcher en bateau. À la fin, il prit une grosse tortue, qui se changea en une femme. Sur quoi, le fils d’Ourashima, devenu amoureux, fit d’elle son épouse. Ils descendirent ensemble dans la mer et ils atteignirent le Mont Hôraï, où ils virent les génies. » Le dernier trait est emprunté au merveilleux du continent ; car au moment où parut le Nihonghi (720 après Jésus-Christ), tout était à la mode chinoise. Si l’auteur du Kojiki, publié seulement huit ans plus tôt (712), avait rédigé ce passage, il n’eût pas manqué d’écrire que, « traversant la plaine des mers, ils arrivèrent au Toko-yo no Kouni », la Terre Éternelle de l’ancienne mythologie. L’évocation du Mont Hôraï, cette île fortunée que les Chinois situaient dans la mer Orientale, n’est là que pour achever la phrase par un brillant souvenir classique. Mais qu’on efface cette touche de fard étranger : on aura la pure version japonaise.

Cette version, si sobre et si sèche dans le naïf exposé du Nihonghi, va recevoir une forme autrement relevée dans le Manyôshou (Recueil d’une myriade de feuilles), la plus ancienne et la plus originale des anthologies du vieux Japon. Bien que cette collection semble n’avoir été terminée qu’au début du neuvième siècle, les poèmes qu’elle renferme sont en général fort antérieurs ; nous avons donc, ici encore, un récit d’une authenticité certaine. Le poète raconte que, par un jour printanier, au temps du brouillard, il se promenait sur le rivage de Souminoyé en regardant les bateaux de pêche sur les vagues, lorsque cette histoire d’autrefois lui revint à l’esprit. Le jeune Ourashima, fier pêcheur de thons et de dorades, était resté pendant sept jours sur la plaine bleue, sans rentrer chez lui, ramant de plus en plus vers le large, quand il rencontra la fille du dieu de l’Océan. Tandis qu’il était courbé sur l’aviron, elle s’assit auprès de lui ; et, longuement, tous deux restèrent pensifs, jusqu’au moment où l’amour les rapprocha et les unit l’un à l’autre. Ils allèrent plus loin, plus loin encore, jusqu’au palais du grand dieu marin, et, la main dans la main, ils entrèrent enfin au fond de cette mystérieuse demeure. Là, ne connaissant ni les années, ni la mort, ils vivaient dans une joie éternelle. Mais un jour, l’homme de ce monde parla ainsi à sa bien-aimée : « Je voudrais te quitter un peu, pour revoir mon père et ma mère : nous ne serons séparés que jusqu’à demain. » La jeune femme répondit : « Si tu veux pouvoir revenir à ce Pays immortel et y reprendre notre vie d’amour, emporte avec toi cette boîte à peignes (koushighé) ; et surtout, aie bien soin de ne jamais l’ouvrir ! » Il promit, et retourna à Souminoyé. Mais lorsqu’il regarda l’endroit de sa maison, il ne vit point sa maison ; et lorsqu’il regarda l’endroit de son village, il ne vit plus son village. Tout étonné, il se demandait comment, en un bref espace de trois années, les huttes et jusqu’aux haies avaient ainsi disparu. Alors il pensa que, s’il ouvrait la précieuse boîte, peut-être pourrait-il revoir son lieu natal. Mais comme il soulevait légèrement le couvercle, un blanc nuage sortit, qui, se répandant en longue traînée, s’envola vers le Pays éternel. Le malheureux courut, cria, agita ses manches, se démena, trépigna. Soudain, le cœur lui manqua ; son jeune corps se rida ; sa noire chevelure blanchit ; peu à peu, sa respiration devint plus faible ; jusqu’à ce qu’enfin, sa vie même l’abandonnant, il expira. Et le poète, contemplant avec tristesse l’emplacement où fut la maison d’Ourashima de Midzounoyé, termine par cet envoi : « Au Pays immortel serait encore son séjour, s’il avait été d’un caractère moins léger, ce jeune homme ceint du sabre ! »

Ho-wori, lui aussi, était descendu au palais du dieu des Mers, avait épousé sa fille, et pareillement, au bout de trois années, soupirant après son pays, était remonté au monde supérieur. Ce qui distingue de ce mythe fondamental la légende d’Ourashima, c’est seulement le fait que ce dernier, revenu sur la terre, se trouve avoir passé, sans le savoir, de longues années dans le royaume sous-marin. Cet élément nouveau de l’inconscience du temps est commun dans le folklore. Dans la légende chinoise, qui elle-même est sans doute d’origine hindoue, deux amis, se promenant par monts et par vaux, arrivent à une retraite de fées, où deux sœurs très belles leur offrent des graines de chanvre et leur permettent de partager leur couche ; rentrés chez eux, ils découvrent avec stupeur que, depuis leur départ, sept générations se sont écoulées. Dans les récits de notre moyen âge, c’est l’histoire de ce moine qui, étant sorti dans la forêt pour y rêver en écoutant les oiseaux, s’aperçoit tout à coup, lorsqu’il revient au couvent, que tout a vieilli autour de lui. Rien d’étonnant si les Japonais, eux aussi, ont imaginé ce trait ingénieux, qu’on pourrait relever encore chez bien d’autres peuples.

Après le poème du Manyôshou, reste à signaler une dernière version ancienne de notre légende : la version en prose du Tango Foudoki (Description de la province de Tango), rédigée dans la première moitié du huitième siècle. Dans ce récit, plus développé, le jeune pêcheur, après avoir passé trois jours et trois nuits sans prendre aucun poisson, ramène enfin une merveilleuse tortue à cinq couleurs, qu’il met au fond de son bateau ; puis, il s’endort, et la tortue se change en une femme d’une beauté sans pareille. C’est un être des cieux, qui est venu à lui en chevauchant vents et nuages. Tandis qu’il la contemple avec ravissement, elle lui propose humblement un mariage d’amour qui durera autant que le soleil et la lune. Ils arrivent à une île au milieu de l’océan et pénètrent dans un palais de pierres précieuses, où le héros est magnifiquement accueilli par les parents de la Princesse Tortue : coupes de nectar, mets parfumés, chants et danses de jeunes vierges aux joues roses, jusqu’au crépuscule où, tous les êtres divins s’étant peu à peu retirés, les deux époux restent seuls, sourcil contre sourcil et manche contre manche. Le mortel élevé à ce bonheur imprévu oublie sa vie précédente. Mais, au bout de trois ans, la nostalgie s’éveille en son cœur : il voudrait revoir ses vieux parents et, comme le renard mourant, reposer sa tête sur la colline où est son terrier. La princesse, tout en larmes, appréhende la fin de cette union qu’elle avait crue solide comme la pierre et le bronze. Pourtant, elle le laissera partir, en lui confiant la cassette magique dont le secret doit assurer son retour. Il entre dans son bateau ; elle lui dit de fermer les yeux ; et le voici au pays natal. Mais là, tout est changé. Un paysan qu’il interroge s’étonne qu’on lui demande la demeure d’un homme qui disparut il y a trois cents ans. Ainsi, il a quitté son amour pour retrouver son père et sa mère ; mais eux-mêmes ne sont plus. Que faire ? Il erre à l’aventure, désolé, jusqu’au moment où, sa main touchant la boîte, il se rappelle son amante et, tout à la fois, oublie son serment. D’instinct, il ouvre le coffret, et la fumée odorante qui s’en échappe monte en s’enroulant vers le ciel. Alors, tournant sa face vers l’Île bienheureuse d’où lui parvient comme une voix affaiblie, il sanglote ce dernier adieu : « En soupirant vers toi, ô ma bien-aimée, à l’aurore du jour, je me tiens sous ma porte, et j’écoute les vagues qui se brisent sur les rivages du Pays éternel ! »

Ici encore, l’écrivain nourri aux lettres chinoises montre souvent le bout de l’oreille ; mais si maints détails sont empruntés, le thème fondamental demeure toujours le même, et, comme dans le Manyôshou, il est traité d’une manière bien japonaise, avec une mélancolie gracieuse qui ne doit rien aux influences du continent. Plus tard, dans un de ces drames lyriques où devait se condenser le plus pur de la poésie nationale, on représentera l’auguste visite d’un envoyé impérial au temple de Midzounoyé, où maintenant Ourashima est adoré comme un dieu ; et on verra se révéler au messager du mikado, après Ourashima lui-même, le roi des dragons marins, la tortue aux cinq couleurs et la divine épousée du Mont Hôraï ; mais, au-dessus de toutes ces réminiscences, on sentira flotter, dans les vers de rêve qui font l’enchantement des Nô, l’âme délicate du vieux Japon qui conçut l’idée intime de cette légende.

Ailleurs, c’est encore l’esprit japonais qui inventera de nouvelles variantes. Dans un précieux rouleau que possède le British Museum, l’histoire d’Ourashima est illustrée de traits ingénieux, étrangers à ses rédactions anciennes. Le jeune pêcheur, ayant pris la tortue, se dit qu’il serait cruel de priver cette bête, fameuse pour sa longévité, des mille années de joie qui lui sont destinées ; et, en fidèle bouddhiste, il la rejette dans les flots. Le lendemain, au même endroit, il aperçoit une femme en détresse sur un bateau que secouent les vagues furieuses ; cette inconnue l’appelle à son secours, lui disant que tous ses compagnons ont péri dans la tempête et qu’elle seule survit maintenant, ballottée comme une épave ; Ourashima, plein de pitié, rame durant une journée entière, sous sa conduite, pour la ramener à son pays ; mais elle l’a dirigé vers la région immortelle et lui donne son amour en récompense de sa charité. De même, à la fin du récit, lorsque Ourashima, rentré au village natal, cherche en vain la trace de ses parents, un vieillard le mène devant le monument érigé en mémoire du dernier descendant d’une famille éteinte ; et sur cette tombe, le malheureux lit son propre nom. Enfin, lorsqu’il a ouvert la boîte fatale qui retenait enclos les siècles passés auprès de son amante, et que soudain vieillit son visage de trente-cinq étés, c’est seulement son existence humaine qui s’évapore, comme un nuage violacé, et qui se dissipe dans l’atmosphère ; son âme se transforme en une cigogne, l’oiseau d’immortalité, et, d’un coup d’aile, gagne le séjour merveilleux où la rejoint la Tortue sacrée, qui lui donnera encore dix mille années de bonheur.

Nous arrivons ainsi à l’œuvre où ce symbolisme devait trouver son plein épanouissement : la légende dramatique de M. Tsoubooutchi Youzô. Par ce qui précède, le lecteur est maintenant préparé à la comprendre ; et en la comparant aux essais d’où elle sortit, il saura bien en mesurer la valeur. Quel chemin parcouru, à travers douze siècles d’évolution littéraire, depuis la brève anecdote du Nihonghi jusqu’à cette œuvre d’art ! M. Tsoubooutchi, en pur lettré, a bien senti qu’on ne saurait imaginer le théâtre sous une forme plus exquise que celle des anciens Nô. Il a suivi la tradition des vieux maîtres, conservé leur esprit, versé à pleines mains dans son creuset tous les joyaux de la poésie nationale. Mais, en restant ainsi fidèle au génie natif, il a cependant montré avec éclat l’originalité de sa pensée personnelle. À l’antique légende indigène et à ses enjolivements chinois, il a su ajouter un élément nouveau : l’idéal d’une harmonieuse réconciliation entre l’âme orientale et l’âme de notre Europe. C’est le sens caché de cette féerie, où le Japon même semble emprunter la voix d’Ourashima lorsqu’il chante ces vers de la dernière scène : « Où s’en est-elle allée, ma jeunesse ?… Elle a disparu comme un nuage, et maintenant me voilà un vieillard… Mais je ne renierai pas mon passé ! »

Il serait à souhaiter que cette belle œuvre, désormais accessible à tous grâce à la traduction de M. Takamatsou Yoshiyé, pût tenter chez nous l’inspiration d’un compositeur de musique. J’entends d’ici les riches et délicates variations qu’il pourrait développer sur ce thème, depuis le prélude du premier acte, où s’exprimerait divinement la poésie de la mer, jusqu’aux motifs européens et japonais de la scène finale, où tout viendrait se fondre et s’harmoniser en quelque fugue magistrale. Cette fraîche rêverie japonaise venant se mêler à la science acquise de l’art occidental, ne serait-ce pas, suivant une image de notre auteur, « la Princesse de la lune qui s’éveille aux étoiles et qui descend sur la terre parmi les fleurs épanouies… » ?

Michel Revon,
Professeur d’histoire de la civilisation japonaise
à la Sorbonne.
Paris, 30 novembre 1921.