Calmann-Lévy (p. 219-228).
◄  Chap. IV.
Chap. VI.  ►


V


La lice préparée pour le tir de l’arc était une plaine qui s’étendait du château de Clèves jusqu’aux bords du Rhin. Du côté du château, une estrade était dressée et attendait le prince et sa suite ; de l’autre côté et sur la rive, le peuple de tous les villages environnants était déjà rangé, attendant le spectacle dont il allait jouir et dont il était d’autant plus fier que le triomphateur du jour devait sortir de ses rangs. Un groupe d’archers arrivés des autres parties de l’Allemagne attendait déjà à l’une des extrémités de la prairie, tandis qu’à l’autre, le but que devait atteindre les flèches présentait à cent cinquante pas de distance, au milieu d’une pancarte blanche, un point noir entouré de deux cercles, l’un rouge et l’autre bleu.

À dix heures, on entendit sonner les trompettes : les portes du château s’ouvrirent, et une riche cavalcade en sortit : elle se composait du prince Adolphe de Clèves, de la princesse Héléna et du comte souverain de Ravenstein. Une suite nombreuse de pages et de valets à cheval comme leurs maîtres, quoique la distance qui séparait le château de la prairie fût à peine d’un demi-mille, suivait les seigneurs et semblait, en se déroulant sur le sentier étroit qui descendait de la colline à la plaine, un long serpent diapré qui venait se désaltérer au fleuve.

De longues acclamations accueillirent le roi et la reine de la fête au moment où ils montèrent sur l’estrade qui leur était préparée. Quant à Othon, ils avaient déjà pris place, que pas un cri n’était encore sorti de sa bouche, tant il était tombé dans une contemplation muette et profonde à la vue de la jeune princesse Héléna.

C’était, en effet, une des plus gracieuses créations que put produire cette Allemagne du Nord, si féconde en types pâles et gracieux. Comme les plantes qui poussent à l’ombre en trempant leurs racines dans un sol humide, Héléna manquait peut-être de ces vives couleurs de la jeunesse qui éclosent sous un soleil plus ardent ; mais, en revanche, elle avait toute la souplesse et toute la grâce de ces jolies fleurs des lacs que l’on voit sortir de l’eau le jour pour regarder un instant autour d’elles et prendre part à la fête de la vie, mais qui se referment au crépuscule et se couchent la nuit sur ces larges feuilles rondes aux tiges invisibles que la nature leur a données pour berceau. Elle suivait son père et était elle-même suivie par le comte de Ravenstein, qui devait, disait-on, recevoir bientôt le titre de fiancé ; derrière eux marchaient des pages portant, sur un coussin de velours rouge, la toque destinée à servir de prix au vainqueur. Enfin, les officiers du prince Adolphe achevèrent de remplir les places d’honneur réservées sur l’estrade, et, après que la princesse Héléna eut répondu par un gracieux signe de tête au murmure d’admiration qui l’avait accueillie, son père fit signe que l’on pouvait commencer.

Il y avait cent vingt archers, à peu près, et les conditions étaient ainsi imposées :

Ceux qui, à la première épreuve, auraient manqué complètement la pancarte blanche devaient se retirer immédiatement et renoncer à concourir ;

Ceux qui, à la seconde éprouve, auraient mis leurs flèches hors du cercle rouge devaient se retirer à leur tour ;

Enfin, il ne devait rester pour la lutte définitive que ceux qui, après la troisième épreuve, se seraient maintenus dans le cercle bleu.

De cette manière, on évitait la confusion entre les concurrents ; puis, ce qui était encore possible, que le hasard, au lieu de l’adresse, ne fit un vainqueur d’un médiocre archer.

Aussitôt le signal donné, tous les archers tendirent leurs arcs et préparèrent leurs flèches. Chacun s’était fait inscrire, et le rang avait été réglé par ordre alphabétique. Un héraut appela les noms, et, selon qu’ils étaient appelés, les tireurs s’avancèrent, et lancèrent leurs flèches.

Une vingtaine d’archers succombèrent à cette première épreuve et se retirèrent, honteux et accompagnés des rires des spectateurs, dans une enceinte réservée où devaient bientôt les rejoindre de nouveaux compagnons d’infortune.

Au second tour, le nombre fut plus considérable encore, car plus la tâche devenait difficile, plus il devait y avoir d’exclus. Enfin, au troisième, il ne resta pour disputer le prix que onze tireurs, parmi lesquels se trouvaient Frantz, Hermann et Othon. C’était l’élite des archers depuis Strasbourg jusqu’à Nimègue. Aussi l’attention redoubla-t-elle, et les tireurs eux-mêmes, qui n’avaient plus droit à la lutte, oubliant leur défaite, partagèrent-ils cette attente générale, faisant chacun des vœux pour que le sort qui les avait abandonnés protégeât un ami, un compatriote ou un frère.

Une nouvelle convention fut faite alors entre les archers eux-mêmes, c’est qu’une quatrième épreuve allait être tentée : toute flèche qui ne toucherait pas, cette fois, le noir lui-même devait exclure son tireur et réduire encore le nombre des concurrents. Sept tireurs succombèrent ; Frantz et Hermann avaient fait le coup qu’en terme de tir on appelle baillet, c’est-à-dire qu’ils avaient mis leurs flèches moitié noir. Mildar et Othon avaient fait coup franc et en plein but.

Ce Mildar, que nous nommons pour la première fois, était un archer du comté de Ravenstein, dont la réputation avait remonté le Rhin, depuis l’endroit où il se perd dans les sables d’Ortrecht, jusqu’à celui où il sort faible ruisseau de la chaîne du Saint-Gothard ; depuis longtemps, Frantz et Hermann, qui avaient leur renommée à soutenir, désiraient se rencontrer avec ce terrible adversaire qu’on leur opposait toujours. Le procès venait d’être jugé sans qu’ils fussent éconduits ; l’avantage était resté à Mildar, qu’Othon seul avait constamment balancé.

Plus le nombre des tireurs diminuait, plus l’intérêt des spectateurs était augmenté. Aussi les quatre archers qui restaient dans la lice étaient-ils le but de tous les regards. Trois étaient déjà célèbres pour avoir disputé et emporté bien des prix ; mais le quatrième et le plus jeune était complètement inconnu à tout le monde ; chacun se demandait son nom, et nul ne pouvait en faire connaître d’autre que celui qu’il avait choisi lui-même : Othon l’archer.

Selon l’ordre alphabétique, Frantz devait tirer le premier. Il s’avança jusqu’à la limite marquée par une corde de gazon, choisit sa meilleure flèche, ajusta lentement en levant son arc de bas en haut, visa quelques secondes avec toute l’attention dont il était capable, puis lâcha la corde, et la flèche alla s’enfoncer en plein noir. Des acclamations partirent de toutes parts : Frantz se retira sur le côté pour faire place à ses camarades.

Hermann s’avança le second, prit les mêmes précautions que son devancier, et obtint le même résultat.

C’était le tour de Mildar. Il vint prendre sa place au milieu du silence le plus profond, choisit avec un soin extrême une flèche dans sa trousse, la posa en équilibre sur son doigt, de manière à voir si le fer de la pointe ne pesait pas plus que l’ivoire de l’encoche ; puis, satisfait de l’examen, il l’ajusta sur la corde ; en ce moment, le comte de Ravenstein son patron se leva, et, tirant une bourse de sa poche :

— Mildar, lui dit-il, si tu touches plus près de la broche que tes deux adversaires, cette bourse est à toi.

Pins il jeta la bourse, qui vint rouler aux pieds de l’archer. Mais celui-ci était si préoccupé, qu’il sembla faire à peine attention à ce que lui disait son maître. La bourse tomba retentissante près de lui sans qu’il détournât la tête ; quelques regards cherchèrent un instant dans l’herbe cet or brillant au milieu des mailles de soie qui le renfermaient, puis se reportèrent aussitôt vers Mildar.

L’attente du comte de Ravenstein ne fut pas trompée ; la flèche de Mildar brisa la broche elle-même, et alla s’enfoncer au centre du but ; un cri partit de tous côtés ; le comte de Ravenstein battit des mains. Héléna, au contraire, pâlit si visiblement, que son père, inquiet, se pencha vers elle en lui demandant si elle souffrait ; mais celle-ci, pour toute réponse, secoua sa blonde tête en souriant, et le prince Adolphe, rassuré, reporta les yeux vers les tireurs. Mildar ramassait la bourse.

Restait Othon, que son nom avait rejeté le dernier et à qui l’adresse de Mildar ne paraissait laisser aucune chance. Cependant lui aussi avait souri comme la princesse, et, dans ce sourire, on avait pu voir qu’il ne se regardait pas encore comme battu.

Mais ceux qui paraissaient prendre l’intérêt le plus vif à cette lutte d’adresse étaient Frantz et Hermann. Frantz et Hermann vaincus, avaient reporté tout leur espoir sur leur jeune camarade. Eux n’avaient pas une bourse d’or à jeter à ses pieds, comme l’avait fait le comte de Ravenstein, mais ils s’approchèrent d’Othon et lui serrèrent la main.

— Songe à l’honneur des archers de Cologne, lui dirent-ils, quoiqu’en conscience nous ne sachions pas comment tu pourras le défendre.

— Je puis, répondit Othon, si l’on veut ôter la flèche de Mildar, enfoncer la mienne dans le trou que la sienne a fait.

Frantz et Hermann se regardèrent avec un étonnement qui tenait de la stupéfaction. Othon avait fait cette proposition d’un ton si calme et avec un tel sang-froid, qu’ils ne doutaient pas, d’après les preuves d’adresse que leur avait données Othon, qu’il ne fût en état de faire ce qu’il avançait. Or, comme une grande rumeur courait dans toute l’assemblée, ils firent signe qu’ils voulaient parler, et le silence se rétablit. Alors, Hermann, se tournant vers l’estrade où était le prince de Clèves, éleva la voix et lui transmit la demande d’Othon. Elle était si juste et si extraordinaire, qu’elle lui fut accordée à l’instant même, et, cette fois, ce fut Mildar qui sourit, mais avec un air de doute qui prouvait qu’il regardait la chose comme impossible.

Alors Othon posa à terre sa toque, son arc et ses flèches, et alla lui-même d’un pas lent et mesuré examiner le coup ; il était bien ainsi que le marqueur l’avait dit ; arrivé au but, Mildar, qui l’avait suivi, arracha lui-même sa flèche. Frantz et Hermann voulurent en faire autant, mais Othon les arrêta d’un regard : ils comprirent que leur jeune camarade désirait se servir de leurs traits comme de deux guides, et répondirent par un signe d’intelligence. Othon cueillit alors une petite marguerite des champs, l’enfonça dans la cavité formée par la flèche de Mildar, afin, au milieu du rond noir, d’être guidé par un point blanc ; cette précaution prise, il revint à sa place, sans humilité comme sans orgueil, convaincu que, perdit-il le prix, il l’avait disputé assez longtemps pour n’avoir pas de honte à le voir passer aux mains d’un autre.

Arrivé à la limite, il attendit un instant que chacun eût repris sa place. Puis, l’ordre rétabli, il ramassa son arc, parut prendre au hasard une des flèches, quoiqu’un œil exercé eût remarqué qu’il avait été chercher sous les autres celle qu’il avait prise, secoua la tête pour écarter ses longs cheveux blonds, que le mouvement qu’il avait fait avait ramenés sur ses yeux ; puis, calme et souriant comme l’Apollon Pythien, il posa sa flèche sur son arc, la leva lentement à la hauteur du but et de son œil, ramena sa main droite en arrière, jusqu’à ce que la corde de l’arc touchât presque son épaule, demeura un instant immobile comme un archer de pierre ; puis tout à coup on vit passer la flèche comme un éclair et en même temps disparaître la marguerite. Othon avait tenu ce qu’il avait promis, et sa flèche avait remplacé au centre du but la flèche de Mildar.

Un cri de surprise sortit de toutes les bouches, la chose tenait du miracle. Othon se tourna vers le prince et salua. Héléna rougit de plaisir et Ravenstein de dépit.

Alors le prince Adolphe de Clèves se leva et déclara qu’à partir de ce moment il comptait deux vainqueurs, que par conséquent il y aurait deux prix : l’un serait la toque brodée par sa fille, l’autre, la chaîne d’or qu’il portait lui-même au cou. Cependant, comme cette lutte d’adresse l’intéressait ainsi que toute l’assemblée, il désirait que chacun des adversaires proposât une dernière épreuve à son choix, que l’autre serait obligé d’admettre. Othon et Mildar acceptèrent en hommes qui l’eussent demandée, si on ne la leur eût pas offerte, et la foule, joyeuse de voir prolonger un spectacle si intéressant pour elle, battit des mains par un mouvement unanime, en remerciant le prince de sa générosité.

L’ordre alphabétique donnait à Mildar le choix de la dernière épreuve. Il alla au bord du fleuve, coupa deux branches de saule, revint en planter une à une demi-distance du but primitif ; puis, s’étant rendu jusqu’à la limite, il la fendit avec sa flèche.

Othon dressa l’autre et en fit autant.

C’était à son tour : il prit deux flèches, en passa une à sa ceinture, posa l’autre sur son arc, la lança de manière à lui faire décrire un cercle, et, tandis que la première retombait presque verticalement, il la brisa avec la seconde.

La chose parut si miraculeuse à Mildar, qu’il déclara que, ne s’étant jamais adonné à un pareil exercice, il regardait comme impossible de réussir. En conséquence, il s’avouait vaincu, et laissait le choix à son adversaire entre la toque brodée par la princesse Héléna, ou la chaîne d’or du prince Adolphe de Clèves.

Othon choisit la toque, et alla s’agenouiller devant la princesse, au milieu d’une triple acclamation de la multitude.