Othon l’archer/6
VI
Lorsque Othon se releva, le front paré de la toque qu’il venait de gagner, son visage était rayonnant de joie et de bonheur. Les cheveux d’Héléna avaient presque touché les siens, leurs haleines s’étaient confondues, c’était la première fois qu’il aspirait le souffle d’une femme.
Son justaucorps vert allait si bien à sa taille souple et déliée, ses yeux étaient si brillants de ce premier orgueil qu’éprouve l’homme à son premier triomphe, il était si beau et si fier de son bonheur enfin, que le prince Adolphe de Clèves pensa à l’instant même combien il lui serait avantageux de s’attacher un pareil serviteur. En conséquence, se tournant vers le jeune homme, qui était prêt à redescendre les degrés de l’estrade :
— Un instant, mon jeune maître, lui dit-il, j’espère que nous ne quitterons point comme cela.
— Je suis aux ordres de Votre Seigneurie, répondit le jeune homme.
— Comment vous nommez-vous ?
— Je me nomme Othon, monseigneur.
— Eh bien, Othon, continua le prince, vous me connaissez puisque vous êtes venu à la fête que je donne. Vous savez que mes serviteurs et mes gens me considèrent comme un bon maître. Êtes-vous sans condition ?
— Je suis libre, monseigneur, répondit Othon.
— Eh bien, alors, voulez-vous entrer à mon service ?
— En quelle qualité ? répondit le jeune homme.
— Mais en celle qui me paraît convenir à votre condition et à votre adresse : comme archer.
Othon sourit avec une expression indéfinissable pour ceux qui ne devaient voir en lui qu’un habile tireur d’arc, et allait sans doute répondre selon son rang et non selon son apparence, lorsqu’il vit les yeux d’Héléna se fixer sur lui avec une telle expression d’anxiété, que les paroles s’arrêtèrent sur ses lèvres. En même temps, la jeune fille joignit les mains en signe de prière ; Othon sentit son orgueil se fondre à ce premier rayon d’amour, et, se tournant vers le prince :
— J’accepte, lui dit-il.
Un éclair de joie passa sur la figure d’Héléna.
— Eh bien, c’est chose dite, continua le prince ; à compter de ce jour, vous êtes à mon service. Prenez cette bourse, ce sont les arrhes du marché.
— Merci, monseigneur, répondit Othon en souriant, j’ai encore quelque argent qui me vient de ma mère. Lorsque je n’en aurai plus, je réclamerai de Votre Seigneurie la paye qui me sera due en raison de mon service. Seulement, puisque Votre Seigneurie est si bien disposée pour moi, je réclamerai d’elle une autre grâce.
— Laquelle ? dit le prince.
— C’est, reprit Othon, d’engager en même temps que moi ce brave garçon que Votre Seigneurie voit là-bas appuyé sur son arc, et qui s’appelle Hermann : c’est un bon camarade que je ne voudrais pas quitter.
— Eh bien, dit le prince, va lui faire, de ma part, la même offre que je t’ai faite, et, s’il accepte, donne-lui cette bourse dont tu n’as pas voulu ; il ne sera peut-être pas si fier que toi, lui.
Othon salua le prince, descendit de l’estrade, et alla offrir à Hermann la proposition et la bourse ; il reçut l’une avec joie et l’autre avec reconnaissance ; puis aussitôt les deux jeunes gens revinrent prendre place à la suite du prince.
Cette fois, il ne donnait plus la main à sa fille ; c’était le comte de Ravenstein qui avait sollicité cet honneur et l’avait obtenu : le noble cortége fit quelques pas à pied pour atteindre la place où étaient les chevaux ; celui de la princesse Héléna était sous la garde d’un simple valet, le page qui devait tenir l’étrier à la princesse étant resté plus longtemps qu’il n’aurait dû le faire parmi la foule des spectateurs, où l’avait conduit la curiosité.
Othon vit son absence, et, oubliant que c’était se trahir, puisqu’un jeune homme noble devait seul remplir la fonction de page ou d’écuyer, il s’élança pour le remplacer.
— Il paraît, mon jeune maitre, lui dit le comte de Ravenstein en l’écartant du bras, que la victoire te fait oublier ton rang. Pour cette fois, nous te pardonnons ton orgueil en faveur de ta bonne volonté.
Le sang monta au visage d’Othon si rapidement, qu’il lui passa comme une flamme devant les yeux ; mais il comprit que dire un mot ou faire un signe, c’était se perdre : il resta donc immobile et muet. Héléna le remercia d’un coup d’œil. Il y avait déjà entre ces deux jeunes cœurs, qui venaient de se rencontrer à peine, une intelligence aussi profonde et aussi sympathique que s’ils eussent toujours été frères.
Le cheval du page était resté libre, et le valet le menait en bride. Le prince l’aperçut, et derrière lui Othon, qui venait avec Hermann.
— Othon, lui dit le prince, sais-tu monter à cheval ?
— Oui, monseigneur, répondit en souriant celui-ci.
— Eh bien, prends le cheval du page, il n’est pas juste qu’un triomphateur marche à pied.
Othon salua de la tête, en signe d’obéissance et de remercîment. Puis, s’approchant du coursier, il se mit en selle sans l’aide de l’étrier, avec tant de justesse et de grâce, qu’il était évident que ce nouvel exercice lui était aussi familier que celui dans lequel il venait de donner, il n’y avait qu’un instant, une si grande preuve d’adresse.
La cavalcade continua son chemin vers le château ; arrivé à la porte d’entrée, Othon remarqua l’écusson qui la surmontait, et sur lequel étaient sculptées et peintes les armes de la maison de Clèves, qui étaient d’azur à un cygne d’argent sur une mer de sinople ; il se rappela alors que ce cygne se rattachait à une vieille tradition de la maison de Clèves, qu’il avait souvent entendu raconter dans son enfance ; au-dessus de cette porte était un balcon lourd et massif qu’on appelait le balcon de la princesse Béatrix, et, entre la porte et le balcon, une sculpture du commencement du xiiie siècle, qui représentait un chevalier endormi dans une barque traînée par un cygne ; enfin, cette figure héraldique se trouvait reproduite de tous côtés, s’enlaçant gracieusement à l’ornementation plus moderne de certaines parties du château nouvellement bâties.
Le reste de la journée se passa en fêtes. Othon, en sa qualité de vainqueur, fut, pendant toute cette journée, l’objet de l’attention générale ; et, tandis que le prince donnait de son côté un riche banquet, les camarades d’Othon lui offrirent un dîner dont lui, Othon, fut le prince. Mildar seul refusa d’y prendre part.
Le lendemain, on apporta à Othon un costume complet d’archer aux ordres du prince. Othon regarda quelque temps cette livrée qui, toute militaire qu’elle était, n’en restait pas moins une livrée ; mais, en songeant à Héléna, il prit courage, quitta les habits qu’il avait fait faire à Cologne, et revêtit ceux qui lui étaient destinés à l’avenir.
Le même jour, le service commença : c’était la garde sur les tourelles et les galeries. Le tour d’Othon vint, et le jeune archer fut placé en sentinelle sur une terrasse située en face des fenêtres du château. Il remercia le ciel de ce hasard ; à travers les fenêtres ouvertes pour aspirer un rayon du soleil qui venait de percer les nuages, il espérait apercevoir Héléna.
Son attente ne fut pas trompée : Héléna parut bientôt avec son père et le comte de Ravenstein ; ils s’arrêtèrent à regarder le jeune archer ; il sembla même à Othon que les nobles seigneurs daignaient s’occuper de lui. En effet, il était l’objet de leur entretien. Le prince Adolphe de Clèves faisait remarquer au comte de Ravenstein la bonne mine de son nouveau serviteur, et le comte de Ravenstein faisait observer au prince Adolphe de Clèves que son nouveau serviteur, au mépris de toutes les lois divines et humaines, portait les cheveux longs comme un noble, tandis qu’il aurait dû avoir des cheveux courts, comme il convenait à un homme d’obscure condition. Héléna hasarda un mot pour sauver des ciseaux la chevelure blonde et bouclée de son protégé ; mais le prince Adolphe de Clèves, frappé de la justesse de l’observation de son futur gendre, jaloux des prérogatives réservées à la noblesse, répondit que les autres archers auraient droit de se plaindre si on s’écartait en faveur d’Othon d’une règle à laquelle ils étaient soumis.
Othon était loin de se douter de ce qui se tramait à cette heure contre cette parure aristocratique que sa mère aimait tant ; il passait et repassait devant les fenêtres, plongeant un regard avide dans l’intérieur des appartements qu’habitait celle qu’il aimait déjà de toute son âme : alors c’étaient des rêves de bonheur et des projets de vengeance qui s’offraient ensemble à son esprit, enlacés comme un serpent mortel à un arbre chargé de fruits délicieux. Puis, de temps en temps enfin, un souvenir de la colère paternelle obscurcissait son front, et passait comme un nuage entre l’avenir et le soleil naissant de son amour.
En descendant sa garde, Othon trouva le barbier du château qui l’attendait : il était envoyé par le comte et venait pour lui couper les cheveux.
Othon lui fit répéter deux fois cet ordre ; car, ne pouvant chasser les souvenirs si vivants de sa récente splendeur, il ne voulait pas croire que ce fût à lui que cet ordre était adressé. Mais, en y réfléchissant, il comprit que ce que le prince exigeait était tout simple : pour le prince, Othon n’était qu’un archer, plus adroit que les autres, il est vrai, mais l’adresse n’anoblissait point, et les nobles seuls avaient le droit de porter les cheveux longs. Il fallait donc qu’Othon quittât le château ou obéit.
Telle était l’importance que les jeunes seigneurs attachaient alors à cette partie de leur parure, qu’Othon resta en suspens : il lui semblait que, pour son honneur et celui de sa famille, il ne devait pas souffrir une telle dégradation. D’ailleurs, du moment qu’il l’aurait soufferte, aux yeux d’Héléna, il devenait véritablement un simple archer, et mieux valait penser à s’éloigner d’elle que d’être ainsi classé devant elle. Il en était là de ses réflexions, lorsque le prince passa donnant le bras à sa mie.
Othon fit un mouvement vers le prince, et le prince, qui vit que le jeune homme voulait lui parler, s’arrêta.
— Monseigneur, dit le jeune archer, pardonnez-moi si j’ose vous adresser une pareille question : mais est-ce réellement par votre ordre que cet homme est venu pour me couper les cheveux ?
— Sans doute, répondit le prince étonné. Pourquoi cela ?
— C’est que Votre Seigneurie ne m’a point parlé de cette condition lorsqu’elle m’a offert de prendre du service parmi ses archers.
— Je ne t’ai point parlé de cette condition, dit le prince, parce que je n’ai pas pensé que tu eusses l’espérance de conserver une parure qui n’est point de ton état. Es-tu d’origine noble pour porter des cheveux longs comme un baron ou un chevalier ?
— Et cependant, dit le jeune homme éludant la question, si j’eusse su que Votre Seigneurie exigeât de moi un pareil sacrifice, peut-être eussé-je refusé ses offres, quelque désir que j’eusse eu de les accepter.
— Il est encore temps de retourner en arrière, mon jeune maître, répondit le prince, qui commençait à trouver étrange une pareille obstination de la part d’un homme du peuple. Mais prends garde que cela ne te serve pas à grand’chose, et que le premier seigneur sur les terres duquel tu passeras n’exige le même sacrifice sans t’offrir le même dédommagement.
— Pour tout autre que vous, monseigneur, répondit Othon en souriant avec une expression de dédain qui étonna le prince et fit trembler Héléna, ce serait chose facile à entreprendre, mais difficile à mener à bien. Je suis archer, et, continua-t-il en posant les mains sur ses flèches, je porte, comme Votre Seigneurie peut le voir, la vie de douze hommes à ma ceinture.
— Les portes du château sont ouvertes, répondit le comte, reste ou pars, à ta volonté. Je n’ai rien à changer à l’ordre que j’ai donné ; décide-toi librement. Tu sais les conditions à cette heure, et tu ne pourras pas dire que j’ai surpris ton engagement.
— Je suis décidé, monseigneur, répondit Othon en s’inclinant avec un respect mêlé de dignité, et en prononçant ces paroles avec un accent qui prouvait qu’en effet sa résolution était prise.
— Tu pars ? dit le prince.
Othon ouvrit la bouche pour répondre ; mais, avant de prononcer les mots qui devaient le séparer pour jamais d’Héléna, il voulut jeter un dernier regard sur elle ; une larme tremblait dans les yeux de la jeune fille.
Othon vit cette larme.
— Tu pars ? reprit une seconde fois le prince, étonné d’attendre si longtemps la réponse d’un de ses serviteurs.
— Non, monseigneur, je reste, dit Othon.
— C’est bien, dit le prince, je suis aise de te voir plus raisonnable.
Et il continua son chemin.
Héléna ne répondit rien ; mais elle regarda Othon avec une telle expression de reconnaissance, que, lorsque le père et la fille furent hors de sa vue, le jeune homme se retourna joyeusement vers le barbier, qui attendait sa réponse.
— Allons, mon maître, lui dit-il, à la besogne.
Et, le poussant dans la première chambre qu’il trouva ouverte sur la galerie, il s’assit et livra sa tête au pauvre frater, qui commença l’opération pour laquelle il avait été mandé, sans rien comprendre à tout ce qui venait de se passer devant lui. Il n’en procéda pas moins avec une telle activité, qu’au bout d’un instant les dalles étaient couvertes de cette charmante chevelure dont les flots blonds et bouclés encadraient, cinq minutes auparavant, avec tant de grâce le visage du jeune homme.
Othon était resté seul, et, quel que fût son dévouement aux moindres ordres d’Héléna, il ne pouvait regarder sans regret les boucles soyeuses avec lesquelles aimait tant à jouer sa mère, lorsqu’il crut entendre au bout du corridor un léger bruit ; il prêta l’oreille, et reconnut le pas de la jeune fille. Alors, quoique le sacrifice eût été fait pour elle, il eut honte de se montrer à elle le front dépouillé de ses cheveux, et se jeta précipitamment dans un renfoncement devant lequel pendait une tapisserie. Il y était à peine, qu’il vit paraître Héléna ; elle marchait lentement et comme si elle eût cherché quelque chose. En passant devant la porte, ses yeux se portèrent sur le parquet. Alors regardant autour d’elle et voyant qu’elle était seule, elle s’arrêta un instant, écouta ; puis, aussitôt, rassurée par le silence, elle entra doucement, se baissa, toujours écoutant et regardant ; puis, ayant ramassé une boucle des cheveux du jeune archer, elle la cacha dans sa poitrine et se sauva.
Quant à Othon, il était tombé à genoux devant la tapisserie, la bouche ouverte et les mains jointes.
Deux heures après, et au moment où l’on s’y attendait le moins, le comte de Ravenstein commanda à sa suite de se tenir prête à quitter le lendemain avec lui le château de Clèves. Chacun s’étonna de cette résolution subite ; mais, le même soir, le bruit se répandit, parmi les serviteurs du prince, que, pressée par son père de répondre à la demande qui lui avait été faite de sa main, la jeune comtesse avait déclaré qu’elle préférait entrer dans un couvent plutôt que d’être jamais la femme du comte de Ravenstein.