Oswald Heer et son œuvre
Revue des Deux Mondes3e période, tome 64 (p. 884-915).
◄  01
OSWALD HEER
ET
SON OEUVRE

II.[1]
LE PASSÉ DES RÉGIONS ARCTIQUES.

I. Flora fossilis aretica. Fossile Flora der Polarländer, 7 vol. grand in-4o, avec 400 planches. Zurich, 1863-1883. — II. Polarforskningens Bidrag till fortidens Växigeograft (Contribution apportée par les expéditions polaires à la géographie botanique des anciennes époques), af A.-G. Nathorst. Stockholm, 1883.

Buffon avait eu un trait de génie en avançant que, sur notre planète, graduellement consolidée, la vie avait dû commencer de se manifester aux pôles pour se propager et se répandre, de là, dans la direction des tropiques et vers l’équateur, originairement trop chauds, incapables par cela même d’admettre des animaux ou des plantes. Mais rien jusqu’à nos jours n’avait permis de prévoir que l’histoire des régions polaires, particulièrement de la zone arctique, plus abordable que l’antarctique, s’ouvrirait un jour à l’inquiète curiosité de l’homme. On avait bien signalé à diverses reprises soit dans l’archipel américain, soit au Groenland ou en Islande, des lits de charbon, des empreintes végétales, des troncs pétrifiés, indices de forêts disparues ; mais de là à tout un ensemble coordonné de notions paléontologiques autorisant la reconstitution des périodes antérieures, il y avait un abîme, et personne n’aurait imaginé qu’il pût être comblé en moins d’un demi-siècle, grâce à l’esprit sagace et au travail obstiné d’un modeste savant de Zurich.

Deux circonstances, dont l’une se dresse comme un obstacle, tandis que l’autre facilite, au contraire, les mouvemens des explorateurs, ne doivent pas être perdues de vue dès qu’il s’agit d’apprécier des recherches poursuivies sur les terres polaires. D’une part, ces terres, sauf le long des côtes et au fond de certaines baies, se dérobent sous un manteau de glace qui enlève aux géologues les plus intrépides toute possibilité d’atteindre le sol. D’autre part, sur les points où le terrain se montre à nu après la fonte annuelle des neiges, l’absence d’humus, de couche alluviale superficielle et arable, favorise les découvertes. Rien n’est enfoui profondément, et les gisemens de plantes fossiles, les accumulations de bois convertis en silice et épars sur le sol s’offrent d’eux-mêmes aux regards de ceux qui veulent y porter la main.

Il est vrai que, sur ces plages mornes, le long des pentes abruptes, des éboulis mouvans, au pied des ravins profonds, vers le haut des escarpemens à gravir, sans routes frayées, sans moyen de transport, le naturaliste doit compter uniquement sur son énergie. La lutte qu’il entreprend excède souvent la mesure de ses forces, et des collections entières, déjà recueillies, ont dû être abandonnées à bien des reprises soit par l’impossibilité de les amener jusqu’au navire, soit encore parce que le vaisseau pris par les glaces fut délaissé par l’équipage. C’est ce qui arriva à Miertsching, près du détroit de Behring, après un voyage de trois ans. Ce fut également le sort du docteur Amstrong, du docteur Kane et de sir Léopold Mac-Clintock lors du second voyage de celui-ci aux îles Melville. Des milliers de plantes fossiles furent ainsi perdues ; mais le découragement n’est décidément pas le lot des enfans de Japet, audax Japeti genus : d’autres ont réussi où les premiers avaient échoué. Le capitaine Inglefield, le lieutenant Colomb, sir Mac-Clintock, plusieurs Danois, le Suédois Nordenskiöld, à deux reprises, ont fouillé le Groenland. Steenstrup a fait la même chose en Islande. Nordenskiöld est retourné huit fois au Spitzberg, d’où il a rapporté d’immenses collections. L’Alaska, les rives du Mackensie, l’île de Banks, la Sibérie centrale, l’île d’Andô, sur la côte de Norvège, enfin la terre de Grinnell, interrogée par Feilden, au-delà du 81e degré, ont fourni à leur tour des documens précieux, successivement dépouillés par Heer, rapportés par lui à des horizons très divers : tertiaire, crétacé, jurassique, carbonifère. Toutes les vicissitudes de l’ancienne végétation polaire se sont ainsi dévoilées clairement sous la plume d’un habile interprète, qui a su démêler avec sagacité les diverses parties de son œuvre et les combiner en un vaste ensemble dont nous voudrions retracer ici les principaux traits.


I

Pour se faire une juste idée de l’aspect que présentent les contrées situées au-delà du cercle polaire, non pas le long des côtes, mais aussitôt que l’on pénètre dans leur intérieur, il suffit de jeter les yeux sur les vues photographiques rapportées du Groenland par le docteur Berggren de Lund, un des compagnons de Nordenskiöld lors de son voyage de 1870. — Une mer de glace, tantôt unie ou faiblement ondulée, tantôt raboteuse et semée de monticules, comme celle de Montanvert, au-dessus de Chamonix, a tout comblé, tout envahi, tout nivelé et s’étend à perte de vue, ne laissant percer que très rarement les pointes de quelques sommités. Vallées, gouffres, cascades, fleuves même, des lacs et des sources geysériennes, tout est creusé, superposé ou se fait jour à travers la glace ; en un mot, la glace est le seul élément visible, celui qui domine, recouvre et ensevelit tout le reste. La mer elle-même n’est pas soustraite à cette domination, et, comme l’emplacement du pôle nord se trouve occupé par une mer intérieure, cernée dans une direction par les prolongemens des continens asiatique et américain, dans une direction opposée par une ceinture d’archipels et de péninsules assis sur le 80e parallèle ou le dépassant, les glaces flottantes sans issue possible vers le sud se sont soudées en une masse presque continue, sur laquelle les navigateurs ont même tenté de s’aventurer en traîneau pour atteindre le pôle. Celui-ci effectivement n’est plus guère éloigné que de 6 à 8 degrés (150 à 200 lieues) des terres de Grant et de Petermann, les deux points extrêmes, les plus avancés vers le nord, qu’il ait été possible de toucher.

Ainsi la glace fait partout disparaître le sol et la mer à mesure que s’atténue la distance qui nous sépare du pôle. Pourtant, même dans ces conditions et aussi loin qu’il a été donné à l’homme de pénétrer, il serait inexact de dire que toute vie fût exclue et qu’auprès de l’immensité glacée, il ne fût pas réservé une étroite place aux dernières fleurs qui trouvent moyen d’épanouir leur corolle et de mûrir leurs graines au soleil du rapide été de ces latitudes désolées. Même au détroit de Smith et plus loin, sur la terre de Grinnell, de 80 à 83 degrés de latitude nord, on ne compte pas moins de 75 espèces de végétaux vasculaires. La richesse du monde des insectes est corrélative, dit M. Nathorst, à qui nous empruntons ces notions, et les pelouses fleuries du Spitzberg, abritées par de hautes cimes neigeuses, ont le charme éblouissant des corbeilles les plus habilement combinées de nos jardins. On oublie, en les admirant, et sous les rayons d’une lumière caressante qui ne quitte plus l’horizon, l’absence d’arbres, tellement cette nature, avant de reprendre son sommeil à peine interrompu, étale de grâce et de fraîcheur et se trouve en harmonie avec le cadre dans lequel elle est placée. — Une vaste étendue glacée, accompagnée d’îlots épars de verdure, dénués d’arbres et d’arbustes, telle est en deux mots l’économie de la nature polaire.

Le globe terrestre a été parfois, et non sans raison, comparé à deux montagnes immenses qui se rejoindraient par la base, selon une ligne de suture coïncidant avec l’équateur, tandis que les cimes de ces montagnes, arrondies en coupole, occupées par une calotte de glace, répondraient aux pôles. Cette comparaison repose sur l’idée que l’altitude et la latitude produisent des effets semblables et entraînent des résultats identiques. Si l’on s’élève des plaines de l’Inde aux sommets de l’Himalaya, à mesure que l’on franchit les gradins de l’énorme chaîne, on laisse en bas, derrière soi, les palmiers, les cocotiers, les bananiers pour aborder les lauriers et les chênes verts du Népaul, qui font place, plus haut, à des chênes à feuilles caduques, puis à des bouleaux et à des sapins, destinés eux-mêmes à disparaître devant les pelouses que dominent enfin les neiges permanentes des dernières cimes. C’est tout à fait dans le même ordre que se trouvent échelonnées, à la surface du globe, les zones de végétation quand, au lieu de gravir une montagne, on part de l’équateur pour s’avancer jusqu’au-delà du cercle polaire. Sur nos Alpes, bien que moins marqué, le contraste n’est pas moins sensible, et, au-dessus des chênes et des hêtres qui couvrent les vallées inférieures, on rencontre les sapins qui cessent inévitablement vers 1,800 mètres. Alors se montrent les gazons de plantes alpines naines ou rampantes, cachées huit mois sous la neige. Ces plantes ne diffèrent pas ou diffèrent peu, et dans de minimes proportions, de celles qui croissent aux alentours du pôle, et, de même que le pin et le sapin s’avancent très loin en Scandinavie, sans atteindre pourtant les approches du cap Nord, les plantes du cap Nord, pareilles à celles du Groenland et du Spitzberg, se montrent au sommet des Alpes là où s’arrêtent le sapin et le pin cembro. Cette similitude est un dernier trait qui achève de fortifier le rapprochement établi entre les effets comparés de l’altitude et de la latitude. Les espèces étant en grande partie les mêmes de part et d’autre, on a dû se demander si cette identité n’était pas l’indice d’une commune origine. Dans l’état actuel des choses, une vaste étendue interposée sépare les espèces alpines des espèces polaires : si cependant elles ont eu le même berceau et qu’elles s’en soient écartées autrefois pour suivre une double direction, est-ce du nord ou du sud qu’il faut les faire venir pour aller prendre possession soit des Alpes et des Pyrénées, soit de la zone circumpolaire ? Quel chemin auront-elles pris et quelle révolution aura eu la puissance de leur ouvrir le chemin et de favoriser leur marche divergente ? C’est à de pareilles questions, à des problèmes aussi insolubles en apparence que les recherches sur l’ancienne végétation polaire étaient évidemment faites pour apporter une réponse. Heer n’a pas manqué de s’en préoccuper dans la préface même de sa grande Flore fossile arctique.

L’altitude et la latitude, remarquons-le, malgré la stricte coïncidence des résultats qu’elles entraînent respectivement, ne relèvent pourtant pas du même ordre de phénomènes. Sur les montagnes, c’est la raréfaction de l’air qui est la cause du froid ; les rayons plus directs du soleil et les longs jours d’été atténuent cette cause et amènent, avec la fonte des neiges, la rapide floraison des plantes alpines. — Vers les pôles, ce n’est plus la raréfaction de l’air, mais l’obliquité des rayons solaires, combinée avec la longue durée des nuits d’hiver, qui déprime la température. La permanence du soleil, qui, durant les mois d’été, ne quitte plus l’horizon, fait disparaître la neige et dispense aux plantes arctiques la lumière et la chaleur nécessaires à l’accomplissement de leurs fonctions. Les deux causes se combinent pourtant de manière à agir à la fois, puisque l’élément de la latitude influe simultanément avec l’altitude sur les conditions climatologiques des montagnes échelonnées du sud au nord de la zone tempérée boréale. Bans le voisinage du cercle polaire et au-delà, les deux facteurs se confondent ou plutôt l’altitude se trouve annulée à mesure que le niveau des neiges permanentes s’abaisse jusqu’à toucher presque le niveau de la mer, tandis que la végétation arborescente se trouve finalement éliminée. On peut dire à ce point de vue que tout devient montagne dans la zone arctique, qui n’est elle-même, si l’on s’attache à la géographie botanique, qu’une croupe montagneuse indéfiniment étendue.

En dépit de la dualité des phénomènes, leur étroite combinaison tend à uniformiser les effets qu’ils produisent sur les plantes soumises à leur action immédiate.

M. Nathorst a très bien remarqué qu’au Spitzberg les pelouses les plus fleuries étaient situées de préférence en contre-bas des escarpemens, sur des pentes en talus, d’une inclinaison suffisante pour corriger l’obliquité des rayons solaires, dont l’angle d’incidence atteint alors la perpendiculaire ou s’en rapproche sensiblement. Et puis, d’où que viennent aux plantes alpines ou polaires la lumière et la chaleur estivales, elles présentent cette commune particularité de disparaître six à huit mois sous un tapis de neige, qui leur impose un long sommeil, une torpeur intermittente absolue, comparable à celle des animaux hivernans ; mais, d’autre part, ce tapis les protège et les soustrait à l’action directe du froid, sous les atteintes duquel la plupart d’entre elles succomberaient inévitablement. L’occlusion par la neige est donc une sauvegarde pour les végétaux qui la subissent, et comme, par leur port rampant, leur souche dure, courte et vivace, leur allure traçante et horizontale, ils offrent tous les caractères d’une étroite adaptation à cette existence « sous-nivale, » il est évident, aux yeux de ceux qui croient que les êtres adaptés sont antérieurs aux circonstances d’où leur adaptation est sortie, qu’il s’agit de végétaux très anciens dont le berceau commun doit être, par conséquent, reculé fort loin dans le passé.

Heer et Nathorst, entièrement d’accord, admettent que le froid de l’époque glaciaire aurait été assez violent pour favoriser l’extension dans toute l’Europe de la flore arctique, se substituant aux végétaux actuels de nos plaines et occupant celles-ci jusqu’au moment où le retour de la chaleur aurait obligé les plantes venues ainsi de l’extrême Nord à se réfugier sur les montagnes et à suivre les glaciers dans leur mouvement de retrait.

L’hypothèse est séduisante par sa simplicité. Aussi, bien des savans, ceux du Nord surtout, anglais ou Scandinaves, plus rapprochés que d’autres des plantes arctiques ou montagnardes, dont l’invasion à travers les plaines de l’Europe boréale ne demanderait, pour se réaliser, qu’une assez faible oscillation des climats, ont adopté sans difficulté cette manière d’envisager les choses. Divers indices tirés de la présence constatée des plantes alpines dans les tourbes et les sédimens glaciaires, sur des points de l’Allemagne et de la Suède où on ne les rencontre plus, sont encore venus appuyer le système. Que de difficultés pourtant à mettre de côté, que d’obstacles à peu près insurmontables à franchir, s’il fallait y ajouter foi ! On conçoit, à la rigueur, les plantes arctiques traversant l’Allemagne, devenue très froide, et atteignant les Alpes récemment soulevées ; mais ce n’est pas uniquement les Alpes ni les Carpathes qu’il s’agit de leur faire aborder, ce sont, plus au sud, les Pyrénées, les chaînes espagnoles, y compris la Sierra-Nevada ; plus loin encore l’Atlas, partout, en un mot, où des escarpemens s’élèvent assez haut pour dépasser le niveau de la végétation arborescente, Il faudrait donc concevoir un envahissement universel de l’Europe, convertie jusqu’aux confins du Sahara en une sorte de Groenland, tout au moins de Laponie norvégienne, où les arbres n’auraient été que l’exception, tandis que la flore arctique aurait tout occupé, même les plus humbles collines.

A notre sens, il est impossible d’aller jusque-là et un pareil bouleversement ne s’est jamais produit. La géographie botanique de l’Europe témoigne contre une pareille supposition. Les arbres et les plantes des vallées, des plaines et des pâtés montagneux ne sont pas distribués sur notre continent comme si, chassés en masse par un phénomène violent, ils eussent plus tard reparu pour reprendre possession du sol à la faveur d’un relèvement de la température. Ils offrent, au contraire, des anomalies apparentes : ils sont parfois morcelés en colonies éparses, ils montrent les épaves d’espèces autrefois dominantes, comme s’il eût suffi de certains accidens de sol ou d’exposition pour les sauvegarder partiellement. Le hêtre, par exemple, qui actuellement ne dépasse guère la Scanie, en Suède, et ne se montre en Norvège que sur l’extrême lisière méridionale, serait-il jamais revenu jusque-là, en compagnie du tilleul, du chêne sessile, de l’érable champêtre, du lierre et du houx s’il eût été chassé, à un moment donné, de toute l’Europe centrale, lui et ses associés ? Le caroubier, le myrte, le lentisque, le laurier-tin, le pin d’Alep, si sensibles au froid des grands hivers du midi de la France, auraient-ils réussi à s’y maintenir dans les conditions rigoureuses que l’on imagine, et, une fois éliminés, d’où seraient-ils venus repeupler les stations désertes ? Comment, d’ailleurs, concevrait-on celles de ces stations, actuellement isolées et disjointes, qui représentent des sentinelles perdues situées en avant des limites régulières de chaque espèce ? Un chassé-croisé aussi formidable est-il raisonnablement admissible, alors que tout tend à faire voir que, dans l’ordre de choses tertiaire, les linéamens principaux de l’ordre actuel se trouvent déjà reconnaissables et que la distribution géographique des végétaux actuels a sa raison d’être inscrite au fond du passé ?

Mais est-il bien nécessaire de faire intervenir une révolution totale, suivie d’un retour aussi général que cette révolution ? Les plantes arctiques et alpines se ressemblent et doivent avoir la même origine, c’est incontestable. Seulement, à y regarder de près, le passé des régions polaires donne de lui-même la clé de cette origine. Tout le secret de ce passé, nous allons le voir, réside dans l’élévation ancienne de la température, élévation longtemps assez prononcée pour exclure la congélation de l’eau, ou tout au moins la présence de neiges permanentes sur les montagnes des environs du pôle. Plus tard, lorsque, par le progrès de l’abaissement du climat, les neiges polaires commencèrent à se montrer, elles durent longtemps continuer à être absentes des approches du cercle polaire. Mais alors aussi, à l’époque, par exemple, où l’on rencontrait des canneliers jusqu’au 60° degré, aucune barrière, sinon une insensible dégradation calorique, ne s’interposait entre la zone tempérée actuelle et la zone polaire. Par conséquent, les deux régions n’en formaient qu’une, à peu près comme maintenant la zone tempérée tout entière, bien que plus tiède vers le sud, est cependant peuplée uniformément des mêmes types et soumise aux mêmes lois de distribution géographique des végétaux. Dès lors, on ne saurait en douter, il existait des montagnes au-delà comme en-deçà du cercle polaire, et ces montagnes, non encore couvertes de neiges, avaient leurs plantes propres sous l’influence de l’altitude. Ces plantes devaient être à peu près les mêmes, sur les montagnes arctiques aussi bien que sur celles du centre ou du midi de l’Europe, dans un temps justement d’égalisation des climats comme le fut le milieu du tertiaire. Ainsi, cette première flore montagnarde aurait offert partout la même composition, et si, depuis, elle est restée la même, c’est qu’elle aura subi partout les mêmes vicissitudes, sur les montagnes d’Europe comme sur celles de la région arctique. La neige est venue un jour imposer sur elle le poids de son linceul, d’abord sporadique, puis annuelle et passagère, ensuite permanente d’un hiver à l’autre. Quoi de singulier à ce que ces plantes déjà pareilles, respectivement soumises à de nouvelles conditions d’existence, identiques de part et d’autre, aient donné lieu aux mêmes résultats d’adaptation ! On n’a pas plus le droit d’en être surpris que si l’on s’étonnait de rencontrer le même ensemble d’un bout à l’autre des Alpes et jusque sur des massifs isolés, comme le Ventoux, sans communication directe avec les chaînes voisines.


II

Rien de mieux établi que l’ancienne élévation de la température de la zone glaciale arctique. Cette élévation a longtemps été telle que rien ne distinguait cette zone du reste de l’hémisphère boréal, dont elle fait partie, et qu’elle possédait les mêmes plantes et les mêmes animaux soit terrestres, soit marins, que les contrées plus méridionales jusqu’au-delà du 30° degré de latitude. Les plantes carbonifères de l’île de l’Ours (75° lat. N.) et du Spitzberg (77-79° lat.), par la dimension comme par la nature des espèces et leur mode d’association, ne laissent voir de différence d’aucune sorte avec celles de l’Europe ou de l’Amérique contemporaines. Ce sont toujours les mêmes types, et, en grande partie, les mêmes espèces : sigillaires, lépidodendrons, calamités, fougères aux frondes gigantesques, quelques-unes arborescentes. M. Nathorst, qui examine, après Heer, cette question intéressante, adopte les conclusions de celui-ci et admet la présence, à cette époque reculée, d’un climat absolument uniforme, d’un degré égal d’humidité et de chaleur dans le sud de l’Europe aussi bien qu’au Spitzberg, par 78 degrés de latitude nord.

La même égalité s’étendait-elle au reste du globe, et faut-il croire que les régions équatoriales participaient à cette uniformité des conditions climatologiques ? Quelques découvertes de plantes houillères trouvées au Brésil et sur la côte orientale d’Afrique pourraient le faire penser. Pourtant ce ne sont là que des indices épars et en conséquence incertains, justement parce qu’ils ont quelque chose d’exceptionnel. Un coup d’œil d’ensemble montre les gisemens carbonifères et le terrain houiller productif distribués, avec-une remarquable abondance relative, à partir du 40e degré de latitude nord. La zone principale des charbons exploités dans les trois continens s’étend du 43e au 60e degré ; mais plus loin, et jusque dans l’extrême Nord, comme nous venons de le voir, malgré la difficulté des explorations, on observe encore des gisemens houillers assez riches et assez fréquens pour donner à croire que, tout considéré, la végétation carbonifère avait son principal siège sur les terres de l’hémisphère boréal situées au nord du 40e degré et s’avançait de là, sans autre interruption que celle des mers interposées, jusqu’aux environs immédiats du pôle.

L’Australie, et par conséquent les terres de l’hémisphère Sud, paraissent avoir été dès lors moins riches et moins étendues. Dans l’espace intermédiaire, où de grandes régions émergées existaient certainement soit au Brésil, soit au sud de l’Himalaya, soit au centre de l’Afrique, la rareté des gisemens indiquerait plutôt des colonies de végétation, isolées et circonscrites, qu’un peuplement continu et universel dont on constaterait les traces. Peut-être la chaleur était-elle encore trop forte sous l’équateur pour que les végétaux pussent s’y développer ailleurs que sur quelques points limités ; ou bien y avait-il là une « zone d’aspiration » élevant des masses d’eau à l’état de vapeurs pour aller ensuite les déverser, sous forme de pluies incessantes et torrentielles, sur les deux hémisphères. Il aurait pu se faire, dans ce dernier cas, qu’il y eût eu absence ou rareté de précipitations aqueuses sous les tropiques ; mais, en revanche, excès et continuité de ces mêmes précipitations au-delà des tropiques. Les contre-alizés, plus puissans, plus constans, plus étendus dans leur action, plus chargés de vapeurs tièdes, les auraient distribuées en averses incessantes sous nos latitudes et au nord de celles-ci. Les pluies tropicales connues sous le nom de « moussons » et de saison d’hivernage ne seraient alors qu’un reste, affaibli et cantonné dans d’étroites limites, d’un phénomène autrefois général et embrassant les deux hémisphères à partir d’une distance déterminée des tropiques.

On a recherché la cause de cette ancienne élévation de température, qui se résume, pour le temps des houilles, dans l’absence de tout froid polaire et la confusion des zones tempérée et froide actuelles en une seule, gouvernée par les mêmes conditions de climat que la zone tropicale de nos jours. Longtemps on s’était contenté d’invoquer la chaleur centrale ou chaleur propre du globe terrestre ; mais, outre que la liquéfaction intérieure de la terre, sous une pellicule solide, est loin d’être démontrée, l’action calorifique du noyau interne a dû cesser bientôt de se communiquer à la surface d’une manière effective, tellement les substances qui entrent dans la composition de l’écorce conduisent mal la chaleur. Il est permis d’en juger par les laves qui, encore pâteuses et brûlantes à quelques mètres de profondeur, sont déjà solides et froides à la superficie. N’a-t-on pas imaginé qu’il suffisait des éruptions et déjections de matières en fusion : porphyres, basaltes, trachytes, laves, pour expliquer l’élévation de la température des anciennes périodes ! Mais, en laissant ce qui est chimérique, on rencontre d’autres hypothèses qui ont au moins une part de vraisemblance : c’est d’abord le redressement de l’axe terrestre, maintenant incliné de 23 degrés sur le plan de l’orbite, et qu’on suppose lui avoir été perpendiculaire, comme chez Jupiter. Dès lors, le jour et la nuit ayant constamment et partout la même durée, la principale cause de l’inégalité des climats se trouverait supprimée, la même saison régnant d’un bout à l’autre de l’année. Pourtant, outre les difficultés à peu près insurmontables qu’opposent les astronomes à un changement de l’axe, d’abord droit, puis graduellement incliné, on n’éliminerait pas par ce moyen les différences de latitude, ni l’abaissement graduel du climat vers les pôles. La chaleur serait faible, bien que permanente, en dehors de l’équateur et pour la zone intermédiaire, sur un globe ainsi construit. L’obliquité des rayons solaires vers les pôles y ferait régner un temps froid, sans extrême d’aucune sorte, et avec une lueur trop pâle et rasant l’horizon de trop près pour entretenir une végétation tant soit peu vigoureuse.

Toutes les périodes à durée limitée relevant soit de l’excentricité de l’orbite, soit de la précession des équinoxes, ne sauraient être applicables aux âges reculés ; leur périodicité même conviendrait très mal aux phénomènes à interpréter. Mais Heer, dans la partie générale qui sert d’introduction à sa Flore fossile arctique, a exposé un autre système, de nature à expliquer, selon lui, l’élévation des anciens climats. Il suppose que la terre, emportée avec le soleil au fond de l’espace, accomplirait le cycle d’une année incommensurable, dépendant d’un astre central, autour duquel graviterait notre système tout entier. Cette année aurait elle-même des étés et des hivers dont il faudrait mesurer la durée par des myriades de siècles et qui reparaîtraient à des époques déterminées, représentées par des périodes de chaleur et de froid : « La période miocène correspondrait à un été et la période glaciaire à un hiver de cette année solaire. » Mais qui ne voit combien est fragile un pareil échafaudage ! Où sont les traces, au-delà du miocène, des hivers et des étés antérieurs de cette prétendue année ? Il ne saurait être question d’alternatives périodiquement survenues. On se trouve en présence d’une élévation de température originaire, suivie, nous allons le voir, d’un abaissement progressif qui, une fois inauguré, ne s’est plus arrêté. En réalité, l’hypothèse invoquée par Heer ne s’applique utilement, ni à la chaleur humide et universellement répandue qui régnait à l’origine des êtres organisés, ni à la décroissance graduelle de cette chaleur initiale, ni enfin au refroidissement polaire qui, à partir de ses premiers débuts, mit un temps très long à s’accentuer définitivement.

Il reste, en fait d’hypothèses, celle du docteur Blandet, mentionnée ici même il y a des années[2] et qui est encore la moins invraisemblable de toutes depuis qu’elle a reçu l’assentiment de M. A. de Lapparent, dans le Résumé cosmogonique qui termine son Traité de géologie[3]. Elle est fondée sur la condensation graduelle de la masse solaire : d’abord diffuse et peu concentrée, elle devait projeter sur l’horizon terrestre un disque mesurant un angle assez étendu pour annuler d’abord, atténuer ensuite les effets de la latitude et de l’obliquité des rayons, et, finalement, prolonger au-delà de toute limite l’illumination des crépuscules d’hiver aux deux pôles. Si l’on ajoute à cette cause d’élévation et d’uniformité des climats, une densité double, triple ou quadruple de l’atmosphère, susceptible de contenir des quantités équivalentes de vapeur d’eau et de les rendre en pluies, on aura énuméré, nous le croyons, les sources probables de la chaleur humide du climat paléozoïque. Plus diffuse et plus souvent voilée, la lumière solaire était moins ardente, plus égale, plus doucement tamisée, elle s’emmagasinait mieux, et la chaleur produite était sujette à une moindre déperdition. Ces traits réunis font comprendre pourquoi les pôles restèrent si longtemps exempts de frimas et habités par les mêmes plantes que les parties attenantes des hémisphères, connues sous le nom de zone tempérée. Si, plus tard, le refroidissement faisait de nouveaux progrès, ces parties devaient faire elles-mêmes retour à la zone glaciale, et jusqu’au milieu du tertiaire c’est à celle-ci qu’on aurait justement appliqué la dénomination de zone tempérée, dont elle jouait le rôle et possédait les espèces caractéristiques.

Un moment vint pourtant où le refroidissement polaire, à peu près insensible au début, commença de se manifester. L’abaissement, si faible qu’on le suppose, dut se traduire à la longue par des nuances dans la composition du tapis végétal, et c’est ainsi que les indices tirés de la flore peuvent nous instruire de la date précise à laquelle doit être rapporté ce premier abaissement. Ce que l’on sait de la flore jurassique, dont il existe un riche gisement au Spitzberg, sur le bord septentrional de l’Is-Fiord, par 78 degrés de latitude nord, ne laisse voir, au premier abord, aucune différence sensible avec ce qui existait en Europe, en Angleterre et en France notamment, à la même époque ; aux approches du 80e degré, la flore était alors relativement pauvre, comme partout ailleurs. Les cycadées dominent, ainsi que les ginkgos, type dont une dernière espèce, souvent plantée en Europe, survit actuellement au Japon à l’extinction générale du groupe. Mais cette espèce, qui perd ses feuilles l’hiver, adaptée ainsi à une saison froide, ne saurait donner l’idée de ces premiers ginkgos à feuillage coriace et sans doute persistant, pas plus que notre figuier ne rappelle tant’ d’autres figuiers, ses congénères, confinés sous les tropiques et qui succomberaient en Europe aux premières atteintes du froid. Les fougères du Spitzberg jurassique sont grêles, coriaces, peu opulentes de feuillage. Des conditions d’existence des plus uniformes s’étendaient visiblement alors du fond de nos pays jusque dans le voisinage du pôle. Pourtant, c’est au milieu de cet ensemble que s’offrent à nous, pour la première fois, les vestiges d’un sapin, d’un vrai sapin, analogue, il est vrai, aux formes les plus méridionales du genre, accompagné même d’une seconde espèce plus petite et que Nordenskiöld, à qui elle a été dédiée, a recueillie à Andö, sur la côte occidentale de la Norvège (68 degrés de latitude nord) et qui a été observée également plus loin en Sibérie, toujours dans les mêmes lits jurassiques.

Ainsi, les plus anciens sapins que l’on connaisse se montrent de préférence, dans l’extrême Nord, associés aux mêmes végétaux qui peuplaient alors le reste du monde, spécialement à des cycadées, aujourd’hui perdues. Tels sont les indices les plus reculés vers le passé d’une différenciation entre la zone circumpolaire et les parties plus méridionales de l’hémisphère boréal.

La période suivante, celle de la craie, se trouve richement représentée au Groenland, comme au Spitzberg. Dans la première de ces deux régions, les plantes ont été recueillies pour la plupart le long des côtes de la presqu’île de Noursoak par 70 degrés de latitude nord. Elles se distribuent en trois niveaux successifs et donnent, par conséquent, une idée des variations subies par la flore du Groenland pendant la durée entière des temps crétacés. — C’est du cap de Staratschin que proviennent les plantes de la craie, au Spitzberg ; mais elles ne sont, ni très nombreuses, ni très significatives. Elles se rattachent au niveau le plus inférieur, celui de la craie ancienne ou « urgonienne. » Ce niveau est justement celui auquel se rapporte la riche flore du système de Kome ou des couches de Kome, recueillie dans divers gisemens situés le long de la côte nord de la presqu’île de Noursoak (70° 40′ lat. nord).

Cette flore est la première que nous rencontrions, après un assez large intervalle, à partir de celle du jurassique. Le temps a marché. Le véaldien, puis le néocomien, ces échelons inférieurs de la nouvelle série, ont été franchis et nous pouvons d’autant mieux juger, en prenant Heer pour guide, du véritable état de choses établi dans l’extrême Nord, qu’une flore urgonienne, c’est-à-dire contemporaine de celle de Kome, découverte à Werndorf, dans les Carpathes, permet de faire un rapprochement précis entre ce qu’étaient à ce moment le Groenland septentrional et l’Europe du Sud comparés entre eux.

L’abondance des gleichéniées, fougères actuellement intertropicales, et des cycadées, l’absence à peu près absolue d’arbres feuillus et la présence de la plupart des formes caractéristiques de la craie moyenne ou inférieure d’Europe, tout cela fait bien voir que, d’une façon générale, l’élévation de la température s’est maintenue et qu’il ne saurait s’agir dans tous les cas que d’un abaissement relatif à peine sensible. Voyons pourtant si celui dont nous avons cru saisir l’indice au sein de la végétation jurassique n’aurait pas accentué quelque peu ses progrès. Ce progrès consiste à nos yeux : dans la fréquence des séquoias, plus variés alors que dans aucun autre temps et qui demandent à la fois de l’humidité et une chaleur modérée ; dans celle des végétaux de la famille des pins et des sapins, dont la proportion excède évidemment ce que laissent voir les flores européennes du même âge ; enfin, dans la présence d’une feuille unique de peuplier, qui, malgré sa rareté, paraît authentique et emporterait la même signification. On voit que nous commençons à remonter les marches d’un escalier à spires multipliées.

La flore du système d’Atané est un nouvel échelon à gravir et l’un des plus décisifs. Les plantes qu’elle comprend et qui répondent à l’horizon de la craie moyenne ou moyenne supérieure ont été recueillies sur une foule de points, les uns situés au nord de l’Umana-Fiord, d’autres sur la côte occidentale de la presqu’île de Noursoak, d’autres encore un peu plus loin, le long des plages orientales de l’île de Disco, vers le 70e degré de latitude nord. Ainsi, en Europe et en Amérique, à la même époque, un grand pas venait d’être franchi. Par un mouvement, le plus considérable de tous ceux dont elle a reçu l’impulsion, la végétation s’est enfin complétée. Les arbres feuillus, les plantes à fleurs apparentes, aux organes sexuels régulièrement groupés sous la protection d’un calice et d’une corolle, ont achevé de se répandre. Ils ne cesseront désormais d’accroître leur importance et de multiplier les combinaisons sur lesquelles repose chacun de leurs types. — Remarquons pourtant combien est lente à se produire l’altération maintenant inaugurée du climat polaire. Dans la flore des couches d’Atané, riche de près de cent quatre-vingts espèces, on rencontre encore de nombreuses gleichéniées, dont les affinités tropicales nous sont déjà connues, et huit cycadées qui témoignent de la persistance d’une température au moins aussi élevée que celle de Nangasaki, à l’extrême sud du Japon. En effet, par une découverte récente et des plus merveilleuses, Heer a signalé comme provenant d’Upernivilk, point situé au-delà du 71e degré de latitude nord, un vrai cycas[4], dont les feuilles et l’appareil fructificateur ont été conservés côte à côte et qu’il est facile, par conséquent, de comparer aux formes vivantes du genre, actuellement partagé en deux sections très distinctes. L’espèce fossile groënlandaise se rapporte évidemment à la même section que le cycas actuel du Japon (Cycas revoluta), section qui ne renferme en dehors de ce dernier qu’une race ou variété indigène ou peut-être introduite et cultivée en Cochinchine. Le cycas fossile d’Upernivilk est certainement un proche voisin des précédens ; il n’en diffère pas plus que ceux-ci ne diffèrent entre eux, et on est fondé à lui supposer les mêmes aptitudes. Les régions arctiques entre 70 et 80 degrés de latitude nord auraient donc joui vers le milieu de la période crétacée d’une température de 18 à 20 degrés centigrades comme moyenne annuelle : c’est celle du Japon méridional auprès de Nangasaki, et de là l’isotherme ou ligne d’égale chaleur s’en va passer par la Chine moyenne, la Perse, la Sicile, l’extrême nord africain, puis atteindra Madère, la Floride et la Louisiane pour aboutir à la Basse-Californie. La moyenne annuelle du Groenland, par 70 degrés de latitude, étant d’environ 8 degrés centigrades au-dessous de zéro, ce serait un recul de 25 à 28 degrés perdus par le climat depuis le moment où le cycas dédié par Heer au professeur Steenstrup (C. Steenstrupi) vivait et fructifiait en plein air à Upernivilk, et ce recul équivaut à 30 degrés de latitude gagnés par le froid à la surface du globe et qui seraient rendus à la végétation arborescente si l’état de choses régnant au milieu de la craie se trouvait rétabli.

Un autre enseignement résulte de la découverte du cycas groënlandais, c’est la filiation probable du cycas actuel du Japon par ce prototype polaire. En effet, ce ne sont pas de vrais cycas, mais des cycadites, c’est-à-dire un type distinct, bien que rapproché du premier, que l’on observe à l’état fossile dans l’Europe jurassique. Ces cycadites ont depuis disparu sans laisser de traces. Les vrais cycas, au contraire, comme le fait voir la découverte de Heer, auront eu leur berceau dans l’extrême Nord, d’où ils auront ensuite émigré lorsque l’abaissement aura été trop sensible pour leur permettre d’habiter le Groenland. L’archipel japonais paraît avoir été justement, dans l’opinion de M. Nathorst, une de ces terres destinées par leur situation géographique à favoriser les émigrations des plantes polaires et placées sur la route suivie à diverses reprises par celles-ci à mesure qu’elles s’éloignaient de leur mère patrie. Le cycas revoluta, spontané et réellement indigène au Japon, paraît avoir été partout ailleurs, aux Philippines, en Chine et dans les Indes, introduit par la culture soit à titre de plante d’ornement, soit encore comme plante alimentaire, fournissant le « sagou. » Il serait donc originaire du Japon ; mais là, combattu et chassé par le froid, il aurait été repoussé au sud de l’archipel et cantonné finalement dans un étroit espace. Si l’homme n’avait pris soin de faciliter l’extension du cycas du type revoluta, il aurait couru le risque d’être éliminé à la longue comme tant d’autres plantes graduellement réduites à une aire de plus en plus limitée. Ce sera inévitablement le sort du dragonnier des Canaries, arbre célèbre, mais dont les rares pieds, réfugiés sur des sommets inaccessibles, n’ont plus qu’une existence précaire. Nous en dirons autant de certaines fougères arborescentes, perdues aux Açores et qui n’existeront plus bientôt que dans le souvenir des naturalistes.

À l’époque où se déposaient les couches du système d’Atané, on n’aurait pu prévoir assurément la dégradation future du climat arctique qui présidait alors au développement d’une végétation des plus luxuriantes. En aucun temps elle ne se montra plus riche, ni plus complète sous de plus hautes latitudes. À côté des cycas se groupaient des fougères arborescentes, cyathées et dicksoniées, pareilles à celles qui font l’ornement de nos jardins d’hiver et des villas de Cannes. Le tronc presque entier de l’une de ces fougères a été rapporté de l’île de Disco ; il appartient à Tune des dicksoniées dont on a recueilli les feuilles.

Les pins et les sapins, les ifs, les séquoias, les thuyas et les genévriers forment la masse des conifères. Les arbres feuillus entrent pour les deux tiers dans la composition de l’ensemble. C’étaient des magnolias, des tulipiers, des platanes, divers peupliers, des chênes, des noyers, plusieurs lauriers et canneliers, des plaqueminiers, des myrtes, des légumineuses, etc. Le lierre grimpait déjà aux cimes des plus hautes tiges. Quelques-uns de ces arbres méritent une mention : les peupliers ressemblent à celui qui habite maintenant les bords du Jourdain et les rives de l’Euphrate ; c’est un type demeuré propre aux paya chauds. Les chênes assez mal conservés rappellent les types japonais. Les magnolias, les tulipiers et les platanes, fort nettement caractérisés, reparaissent en Amérique à la même époque ; ils étaient communs à ce pays et au Groenland, de même qu’un certain nombre d’espèces, observées en Europe sur ce même horizon habitaient à la fois notre continent et l’extrême Nord. Rien ne limitait encore l’extension des genres dans la direction du pôle, et les deux zones limitrophes possédaient encore en grande partie les mêmes formes et des espèces identiques. Il y a cependant au Groenland, lors de la craie moyenne, par l’affluence de certains genres demeurés caractéristiques de la zone tempérée boréale : peupliers, platanes, tulipiers, chênes, lierre, séquoias et thuyas, par la proportion relativement restreinte de certains types subtropicaux, une indication de l’abaissement relatif, encore à peine prononcé, du climat polaire.

La flore du troisième niveau crétacé au Groenland appartient soit à la craie récente, soit aux premiers débuts de l’âge tertiaire ; — c’est celle de Patoot, gisement situé sur la côte occidentale de la presqu’île de Noursoak, au bord du canal de Waigat. Il est visible que la transformation du climat a fait ici un pas de plus et qu’elle se traduit par des traits décisifs empreints dans la végétation.

Les cycadées ont maintenant tout à fait disparu. Les gleichéniées et les fougères en arbre ont décru en nombre et en importance, sans être encore éliminées entièrement. Les conifères abondent au contraire et, parmi elles, les séquoias tiennent le premier rang. Les végétaux dicotylés, qui comprennent à eux seuls plus de la moitié du nombre total, ne présentent que des formes qui nous sont restées familières ; mais c’est avec celles de la partie chaude de notre zone tempérée que les comparaisons doivent être surtout établies : des ormes et des peupliers, des bouleaux et des aunes, des charmes et des chênes, des platanes, des frênes, des viornes, des cornouillers ; enfin, des aubépins et des baguenaudiers forment à ce moment la masse principale des forêts groënlandaises. Les chênes à feuilles persistantes ont la physionomie de ceux du Japon ou du chêne a faux liège[5] » qui habite l’Italie centrale, la Sicile, l’Algérie et le sud de l’Espagne. Les bouleaux, les aunes, les platanes ont des feuilles petites et finement denticulées ; elles pourraient bien, ces feuilles, avoir été caduques chez quelques-uns au moins de ces arbres. A des types comme ceux que nous venons de nommer, qui sont destinés à prévaloir plus tard en Europe, il faut joindre pourtant un élément plus méridional ; il est constitué par des lauriers et des canneliers, par des aralias, des plaqueminiers, des savonniers, des célastrinées et des jujubiers, qui nous reportent plus au sud, vers les Canaries, le Japon et la Louisiane. Tout compensé, les régions arctiques dont le Groenland septentrional faisait alors partie ont dû avoir le climat du Japon, du Népaul, de l’Italie méridionale, environ 16 ou 17 degrés centigrades, comme moyenne annuelle. Il faut remarquer ici l’absence, non peut-être absolue, mais au moins relative, des palmiers qui, à la même époque, tendaient au contraire à se multiplier sur le sol de l’Europe. Pendant la première moitié des temps tertiaires et même plus tard, jusqu’au retrait de la mer molassique, la végétation de notre continent ne se distingue par rien d’essentiel de celle des plus riches contrées attenantes aux tropiques. Le mélange même et l’association constante des formes équatoriales et de celles qui hantent les plus tièdes vallées et les parties chaudes de la zone tempérée auraient été un attrait de plus pour le spectateur auquel il eût été donné de considérer ces merveilles. — Il n’en fut pas ainsi à l’intérieur du cercle polaire. Immédiatement après l’introduction des dicotylées et la prépondérance acquise aux arbres feuillus sur ceux qui dominaient auparavant, le refroidissement fit d’assez grands progrès pour exclure des régions arctiques certaines catégories de plantes que l’Europe tertiaire posséda, mais qui, dans la direction du nord, n’auront pu, à ce qu’il semble, dépasser le 65e degré de latitude. Cependant, ce refroidissement graduellement accentué se réduisit longtemps à l’établissement d’une saison d’hiver assez marquée pour constituer un intervalle de repos. De là l’adaptation de plus en plus rigoureuse des végétaux arctiques à un point d’arrêt annuel et, par conséquent, leur propension à acquérir des feuilles caduques. Toute l’histoire du monde des plantes polaires, pendant le tertiaire, en est là. Le froid naissant et croissant est encore assez faible pourtant pour ne pas exclure le développement d’une flore riche et puissante ; mais cette flore, au sein de laquelle les élémens méridionaux tendent à s’effacer de plus en plus, ne saurait comprendre en dernière analyse que ceux qui auront pu se plier aux nouvelles exigences climatologiques. En définitive et pendant longtemps, le froid de l’hiver n’est pas assez violent ni la chaleur de l’été assez peu élevée pour arrêter l’essor d’une végétation assimilable à celle que notre zone et notre continent possèdent actuellement. — C’est l’épanouissement de cette végétation dont il nous reste à tracer le tableau. N’oublions pas qu’elle doit être la dernière et qu’un ennemi, d’abord invisible, longtemps peu redoutable en apparence, s’avance et marche derrière elle : au point central de la région polaire, aussi bien que sur la cime des montagnes, la neige s’amasse et tend à élargir graduellement son domaine. Une fois permanente et convertie en glace, elle ne cessera de faire de nouveaux progrès ; et c’est, en fin de compte, cet obstacle matériel, plutôt que le froid absolu, qui amènera l’exclusion totale de la végétation arborescente des régions polaires, en n’y laissant subsister que les seules plantes montagnardes, chassées elles-mêmes des sommets et réfugiées dans les plaines inférieures, aux seuls endroits à l’abri de l’envahissement glaciaire.

Mais ces forêts tertiaires, encore opulentes, aucune barrière ne les séparait de notre zone. C’était, bien au contraire, partout où les terres polaires se soudaient à celles de la zone tempérée, vers des frontières indécises, que l’abaissement relatif du climat et plus tard l’envahissement des glaces refoulaient les espèces arctiques. Plus loin, vers le sud, ces espèces retrouvaient en émigrant de proche en proche les conditions qui leur faisaient défaut de plus en plus dans leur mère patrie. De là un exode, un rayonnement vers les trois continens et une émigration à laquelle nous devons en définitive une portion notable de nos types végétaux actuels. C’est l’idée que nous aurons à faire valoir et à développer, lorsque, après avoir esquissé l’ensemble de la flore tertiaire arctique, il nous faudra rechercher ce que devint cette flore ensevelie sur place, dont les explorateurs anglais, danois et suédois ont exhumé les restes et dont Heer a reconstitué patiemment le caractère et les traits.


III

Les plantes arctiques tertiaires sont très nombreuses : Heer a relevé deux cent quatre-vingts espèces de cette catégorie rien que pour le Groenland. La multiplicité des échantillons démontre à elle seule la richesse de la végétation et permet aussi de l’apprécier à coup sûr. Il n’y a pas de doute à concevoir sur le lien commun qui réunit toutes ces plantes, quelle que soit leur provenance. Une affinité mutuelle, une identité de physionomie attestent qu’elles ont fait partie d’un seul et même ensemble et que cet ensemble, contemporain sur les divers points où on l’observe, a dû se trouver soumis à des conditions sensiblement pareilles de température et de climat. L’humidité était grande aux alentours du pôle, à l’époque où ces espèces couvraient la surface d’un véritable continent, qui n’était autre, selon Heer, que le Groenland lui-même agrandi, s’étendant à l’est jusqu’au Spitzberg, englobant au sud l’Islande, allant peut-être rejoindre l’Ecosse par les Orcades et s’avançant au nord jusqu’au-delà de la terre de Grinnell, c’est-à-dire plus loin que le 82e degré.

Sous l’influence d’un climat relativement doux et pluvieux en toutes saisons, comme le prouve l’abondance des fougères, les eaux douces jouèrent un grand rôle à la surface de ce continent sillonné de rivières, parsemé de lacs, de lagunes tourbeuses, tandis que sur d’autres points surgissaient des sources minérales ou thermales ferrugineuses, qui ont empâté dans une gangue sidérolithique les feuilles de beaucoup de végétaux. Cette terre en grande partie primitive et cristalline, c’est à dire émergée de toute ancienneté, mais recouverte aussi de formations crétacées ou jurassiques plus récemment exondées, était dès lors agitée par des feux souterrains, comme l’Islande l’est encore. Les épanchemens de basalte se sont fait jour entre les dépôts tertiaires, les ont interrompus, fracturés. Finalement, ce sont des phénomènes volcaniques auxquels il faut attribuer leur redressement et leur émersion, et ces dernières dislocations coïncident sans doute avec une dépression plus prononcée de la température. L’épuisement des précipitations aqueuses et l’envahissement progressif des glaciers auront marqué la terminaison de la riche et curieuse flore dont il nous reste à préciser les caractères.

Heer a conclu de la présence d’un grand nombre d’espèces communes au miocène inférieur ou aquitanien d’Europe et à la flore tertiaire arctique que celle-ci devait être considérée comme aquitanienne. Cependant cette même flore comprend aussi une notable proportion d’espèces que l’on observe dans l’éocène, bien qu’elles n’y soient pas exclusivement limitées. D’autre part, certains gisemens locaux, tels que celui de Bovey-Tracey, dans le Devonshire, d’abord considéré comme miocène, paraissent maintenant devoir être vieillis. En réalité, pour admettre sans restriction le point de vue adopté par Heer, il faudrait croire qu’à chaque étage et sur chacun des niveaux partiels de l’âge tertiaire, la végétation aurait été totalement uniforme, c’est-à-dire qu’elle aurait dû comprendre les même espèces du 30e au 80e degré de latitude nord. C’est là cependant une disposition qui n’est pas probable pour les temps auxquels nous sommes parvenus. Heer n’a pas pris garde à ce que, d’après ses propres calculs, la moyenne annuelle de la Suisse aquitanienne se trouve portée à 20 degrés centigrades, tandis que celle du Groenland septentrional n’est pas évaluée à plus de 12 degrés. C’est une différence équivalente à celle qui, de nos jours, sépare les Canaries des environs de Lyon et elle suffit amplement pour autoriser l’opinion que, lors du tertiaire, à quelque moment que l’on se place, sauf peut-être dans l’éocène très inférieur, l’Europe et le Groenland ne pouvaient être peuplés simultanément et identiquement des mêmes végétaux, en sorte que, si la physionomie et la composition de la flore tertiaire groënlandaise reproduit, trait pour trait, celle de la flore aquitanienne d’Europe, il est infiniment probable, pour ce seul motif, que la première est antérieure à la seconde et appartient à l’âge qui précède immédiatement l’aquitanien, c’est-à-dire à l’éocène supérieur ou tout au plus à l’oligocène inférieur, autrement dit « tongrien. » — En Auvergne, comme dans le midi de la France, ce niveau de l’éocène récent, riche en formations lacustres, n’est pas moins remarquable par les éruptions et épanchemens basaltiques qui se firent jour, aussi bien que dans le Groenland, à travers les lits en voie de dépôt. De plus, le terrain sidérotithique dû, comme nous l’avons expliqué dans une précédente étude, aux sources ferrugineuses et riche en ossemens de mammifères, a justement son équivalent dans le Groenland, où ces mêmes concrétions ferrugineuses ont servi à empâter de nombreux débris de plantes. L’Europe de l’éocène supérieur, surtout au midi du continent, était encore très chaude ; elle admettait la plupart des élémens végétaux qui, en Afrique et dans les Indes, caractérisent la flore tropicale, et les palmiers ne furent jamais aussi nombreux. Nos contrées étaient aussi moins humides qu’elles ne le devinrent plus tard, au moment où, le climat européen opérant une conversion, la végétation revêtit un caractère de fraîcheur et d’opulence, en même temps que les lacs se multiplièrent, tout en se transformant sur beaucoup de points en marais tourbeux. Y aurait-il lieu d’être surpris si, par un contraste des plus naturels, lors de l’éocène supérieur, quand l’Europe du Centre et du Midi était chaude et relativement sèche, l’extrême Nord et le Groenland en particulier eussent reçu en surabondance les précipitations aqueuses qui faisaient défaut à notre continent ? Faudrait-il s’étonner que les terres arctiques eussent possédé en propre une végétation en harmonie avec cet état de choses, c’est-à-dire adaptée à un climat doux en hiver et humide pendant toute l’année ? Au contraire, lorsqu’en Europe, dans le cours de l’oligocène, la température s’abaissa quelque peu, tandis qu’à son tour le climat devenait plus égal et plus humide qu’auparavant, peut-on rien concevoir de plus naturel que cette marche d’espèces, jusqu’alors reléguées au-delà du cercle polaire, profitant des nouvelles circonstances pour s’étendre et se propager vers le sud ? De là ce courant si facile à constater aux approches de l’aquitanien, qui s’établit et accroît son activité. Le résultat se traduit par une immigration successive, amenant l’introduction, toujours plus accusée, d’espèces jusque-là inconnues et la plupart à feuilles caduques. Cette dernière particularité autorise la conjecture que ces espèces avaient pour pays d’origine une région relativement froide, et nous constatons justement leur présence au sein de la végétation arctique tertiaire au moment où, par le moyen des empreintes fossiles, ils nous est donné de la connaître et de l’analyser.

Le côté le plus intéressant que présente celle-ci, c’est d’avoir été observée sur quatre points appartenant à autant de régions différentes, et dont chacun se trouve sur un parallèle particulier ; ils constituent, par cela même, autant de points de repère échelonnés assez régulièrement à partir de l’Islande au sud jusqu’aux approches immédiates du pôle. On conçoit donc qu’il soit possible d’apprécier par eux l’influence des latitudes sur la composition du tapis végétal arctique, à l’époque tertiaire.

De ces quatre points, le plus méridional est l’Islande, dont les gisemens sont situés par 65-66 degrés de latitude nord et, par conséquent, un peu en dehors du cercle polaire. Ensuite viennent les gisemens de la côte occidentale du Groenland, placés le long de l’Ile de Disco et sur la rive opposée du canal de Waigat, plus loin encore vers le nord, à Kanginsak et Ingniesit, de 69° 30′ à 72 degré de latitude nord. — Les gisemens tertiaires du Spitzberg à la baie de la Cloche, dans l’Is-fiord el la baie du Roi, vont de 70° 30′ à 79 degrés de latitude nord ; enfin le gisement le plus boréal, celui de la terre de Grinnell, excède le 81e degré. On voit que, s’il existait alors une dégradation de la végétation polaire dans le sens des latitudes, elle devra ressortir de l’examen comparatif de ces quatre catégories de gisemens.

Prenons le point le plus avancé au nord, qui n’était séparé du pôle même que par un intervalle de 200 lieues : les plantes tertiaires de la terre de Grinnell ont été recueillies par le capitaine Feilden pendant l’hivernage de l’Alert et du Discovery. Les intrépides explorateurs de l’expédition, perdus dans les glaces, sur une terre dont la moyenne annuelle descend à — 20 degrés centigrades, hérissée de montagnes, surent découvrir une mine de charbon et arrachèrent aux schistes noirâtres qui la surmontaient les trente espèces de plantes déterminées par Heer.

La mystérieuse forêt de la terre de Grinnell s’élevait sur les bords d’un lac marécageux, aux eaux calmes semées de nénuphars, disparaissant ça et là sous une ceinture de roseaux et d’iris entremêlés. Tout auprès s’étendait une lisière de saules et de noisetiers ; non loin se dressaient des groupes du peuplier « arctique, » au feuillage mobile comme celui du tremble. Le cyprès chauve ou cyprès des marais, qui vit encore dans la Louisiane, s’avançait en masses pyramidales sur les bas-fonds inondés et le long des ruisseaux. Au-delà venaient des tilleuls, des viornes ; au-dessus d’eux des bouleaux ; puis, dans les parties les plus hautes, des bois profonds d’essences résineuses. Heer signale parmi elles deux pins, plusieurs sapins, entre autres, l’épicéa ordinaire et un Tsuga, voisin de l’Hemlok Spruce du Canada.

La présence du cyprès chauve et l’absence concomitante du séquoia, qui redoute les hivers du nord de la France ; l’association du tilleul et de l’épicéa, dont le premier ne dépasse guère la Scanie, tandis que l’autre pénètre jusque dans le Norland suédois, suffisent pour indiquer la nature du climat qui régnait au Grinnell-land, à l’époque du paysage dont nous venons d’esquisser les traits. La moyenne annuelle de Lund en Scanie, où le tilleul et l’épicéa sont réunis, serait un peu faible pour le cyprès chauve. Celui-ci s’accommode du climat de Paris, dont la température moyenne est de 10 degrés ; mais, pour rencontrer l’épicéa en plaine, il faut remonter plus au nord et atteindre, vers l’Allemagne thuringienne, une moyenne annuelle de 8 à 9 degrés. C’est, à nos yeux, la solution raisonnable du problème. On voit que, relativement à l’état actuel aux mêmes lieux, c’est une surélévation de 30 degrés qu’il faut constater, et le cyprès chauve, qui maintenant en Amérique atteint à peine le 43o degré de latitude nord, aurait reculé de 40 degrés à partir de l’éocène supérieur, l’épicéa de 15 degrés seulement, le sapin du Canada de 30 à 31. Le pôle même, s’il était alors terre ferme, avait des forêts, sinon de tilleuls, du moins de bouleaux, de pins et de sapins : un jour sans doute il sera possible de s’en assurer.

Les gisemens tertiaires du Spitzberg, échelonnés sur la côte occidentale de cet archipel, consistent en lits charbonneux, déposés sous l’influence exclusive des eaux douces, épanchées en rivières et formant de grands lacs dont la présence est un indice non équivoque de l’ancienne extension de la région et de sa jonction probable avec le Groenland oriental. Nous sommes ramenés, par les gisemens du Spitzberg, au 78e degré de latitude et, par conséquent, à une distance de 300 lieues du pôle. L’effet de cet éloignement relatif se traduit dans la végétation reconstituée par Heer, grâce aux efforts persévérans des explorateurs suédois et de Nordenskiöld en tête, dans cinq expéditions successives, dont celles de l’été de 1868 et finalement de 1872 furent les plus fructueuses. En tout, c’est plus de 150 espèces de plantes, qui suffisent à donner le caractère de l’ensemble.

Au cyprès chauve de la terre de Grinnell viennent se joindre ici des séquoias, trop pareils à celui de la Californie pour ne pas dénoter les mêmes aptitudes. Un libocedrus, type des Andes, un thuya, puis des pins et des sapins, parmi lesquels reparaît l’épicéa, finalement des ifs : c’est l’aspect des forêts montagneuses des parties moyennes de la zone tempérée actuelle. Les graminées, les plantes d’eau, iris, joncs, potamots, sont relativement abondans ; ensuite viennent les arbres et arbustes feuillus : bouleaux, hêtres, chênes, platanes, magnolias, tilleuls, alisiers, la plupart à feuilles caduques et sans mélange de formes alliées à celles des pays chauds.

Les affinités de cette flore se partagent à peu près également entre l’Amérique du Nord et l’Europe ; c’est dire qu’on retrouve aujourd’hui dans les deux pays une notable proportion d’espèces végétales alliées de fort près à celles qui étaient alors réunies en une même association sur le sol du Spitzberg, comme si plus tard elles l’eussent quitté pour s’avancer plus au sud, en suivant une double direction. Le Groenland, du reste, nous offrira bientôt le même enseignement.

Il en est ainsi, en ce qui concerne l’Amérique, du séquoia de Californie, du cyprès chauve, du platane et du tilleul, de l’un des chênes, de plusieurs érables et peupliers, qui, maintenant américains, faisaient alors partie intégrante de la flore du Spitzberg. Mais si nous établissons le même parallèle vis-à-vis de l’Europe, nous sommes conduits à formuler des observations encore plus précises : d’une part effectivement, quelques-unes des espèces spitzbergiennes tertiaires sont du nombre de celles qui, répandues en Europe dans le cours du miocène, persistèrent ensuite très tard sur notre sol avant d’en être finalement éliminées. C’est le cas, non-seulement du cyprès chauve, du séquoia, du glyptostrobus, du platane, qui habitèrent l’Europe longtemps après avoir quitté le Spitzberg, mais encore d’autres formes bien connues, telles que le parrotia pristina, dont l’analogue se trouve en Perse et qui existait encore dans le Gard, au temps de l’éléphant méridional, et le grewia crenata, type japonais qui, avant de s’éteindre, a encore orné en France les forêts pliocènes du Cantal. — D’autre part, enfin, on rencontre parmi les espèces tertiaires du Spitzberg, non pas uniquement les similaires de nos espèces européennes actuelles, mais aussi les ancêtres directs de plusieurs d’entre elles, par exemple du noisetier, de l’orme vulgaire, du bouleau blanc, du lierre d’Islande, peut-être même du « fraisier, » observés pour la première fois dans un âge encore éloigné de celui où leur migration vers le sud et leur introduction ont dû avoir lieu.

Pour ce qui est de la moyenne annuelle à assigner au Spitzberg tertiaire vers le 78e degré, cette moyenne, supérieure à coup sûr à celle de la terre de Grinnell, qui vient d’être évaluée à 9 degrés centigrades par suite de la présence et l’abondance des séquoias, ne saurait pourtant, à cause de l’absence caractéristique des lauriers et de la prédominance exclusive des végétaux à feuilles caduques, être élevée au-dessus de 11 ou 12 degrés centigrades au plus, C’est le climat actuel des environs de Lyon, et encore nous sommes disposés à admettre des hivers doux et humides, quelque chose comme ce qui existe dans le sud de l’Angleterre.

La richesse végétale du Groenland occidental, 8 degrés plus au sud, par 70 degrés de latitude et à 500 lieues du pôle, était alors bien plus considérable. Il suffit, pour l’attester, de s’arrêter au nombre des espèces recueillies, qui s’élève maintenant à bien près de 300, en tenant compte des dernières découvertes de M. Nathorst. Plusieurs des espèces du Spitzberg reparaissent ici, mais beaucoup d’autres dénotent par leur présence un climat plus doux et plus chaud. Nous sommes encore transportés sur le bord des lacs. L’affluence et la beauté des fougères témoignent de l’humidité du sol. Quelques-unes, telles que l’onoclea sensibilis, demeurée américaine, et l’osmonde, qui orne les ruisseaux des pays granitiques de l’Europe, sont remarquables par l’élégance de leur feuillage. C’est toujours le même cortège de cyprès chauves, de séquoias et de thuyas dans les stations voisines de l’eau, de pins et de sapins dans les forêts montagneuses. Seulement, le nombre des thuyas augmente et celui des sapins diminue. On rencontre de plus un ginkgo que l’Europe elle-même gardera longtemps et qui ne diffère qu’à peine de celui que les Japonais font servir d’ornement aux avenues de leurs temples.

Selon Heer, le Groënland tertiaire aurait eu même des palmiers. Pourtant les exemples qu’il met en avant reposent sur des indices trop peu concluans pour que nous les invoquions ici comme une preuve de l’ancienne élévation du climat. Le certain est assez riche, sans aller recourir à des apparences équivoques. Il est impossible, en effet, de méconnaître la présence des lauriers, représentés par les mêmes formes qui précèdent en Europe le laurier actuel des Canaries et y conduisent insensiblement. Le laurus primigenia, c’est ainsi qu’on nomme ce laurier fossile, est bien l’ancêtre direct de l’arbre des Canaries dont notre laurier d’Apollon n’est lui-même qu’une variété. Ses exigences à l’égard du climat devaient être sensiblement les mêmes, sinon plus prononcées, que celles de ses derniers descendans, puisqu’il s’agit d’une race qui se montre en Europe, dès l’éocène supérieur, associée partout à des plantes tropicales. La seule présence des lauriers dont Heer signale quatre espèces au Groenland suffirait pour attester la douceur des hivers de cette contrée et l’existence probable d’une moyenne annuelle de 14 degrés centigrades. — Il faut joindre aux lauriers la mention d’un magnolia à feuilles persistantes pareil à celui de la Louisiane, qui supporte mal les hivers de Paris ; enfin celle d’un châtaignier, confondu par Heer avec les houx, mais bien reconnaissable et dont il existe de très belles feuilles dans le miocène inférieur d’Auvergne. Ce sont là, en tenant compte aussi de la variété des chênes, dont plusieurs ont l’aspect exotique de ceux du Mexique, des indices trop multipliés d’une température égale et clémente pour ne pas justifier le chiffre adopté plus haut comme donnant la formule d’un climat semblable à celui d’Avignon, de Marseille ou de Bologne.

Parmi les espèces du Groenland tertiaire, plusieurs passèrent de ce pays en Europe, ou bien à la fois en Amérique et en Europe, en Europe et en Asie ; mais ces espèces bien souvent se sont éteintes dans l’un des pays où elles avaient pénétré, de sorte qu’elles ne s’y trouvent plus qu’à l’état fossile. C’est ce qui est arrivé pour le platane, le tulipier, le sassafras d’Amérique, que l’Europe a longtemps possédés et qui se montrent au Groenland. C’est aussi le cas de ce même ginkgo japonais, du planère d’Asie, du noyer à fruit ailé (pterocarpa) du Caucase, etc., que notre continent a perdus, mais qui ont persisté ailleurs. Ces arbres sont venus originairement de l’extrême Nord : l’Europe en particulier a reçu du continent groënlandais le châtaignier, le hêtre, le noyer, qui n’ont revêtu qu’à la longue leurs caractères définitifs. Nous arrêtons cette énumération en la bornant aux traits les plus saillans et les moins discutables. Si l’on s’enquiert du chemin que ces espèces auraient suivi dans leur émigration vers le sud, il semble que l’Ecosse, d’un côté, avec sa traînée d’îlots, par les Shetlands et les Orcades, la Scandinavie, de l’autre, par la saillie que termine le cap Nord, ont dû en se soudant au Groenland, agrandi, servir de pont à ces exodes répétés de végétaux venus du Nord.

L’Islande tertiaire, située en dehors, mais au contact du cercle polaire, marque une dernière étape vers le sud de la flore arctique que nous analysons. Les sapins, les bouleaux, les érables, le platane, le tulipier, associés au planère, au noisetier, à l’un des chênes du Groenland (Quercus Olafseni), à un ormeau à larges feuilles (Ulmus diptera) montrent bien qu’alors, du nord au sud du continent arctique dont l’Islande faisait partie, la même végétation s’étendait uniformément, grâce à l’uniformité relative des conditions extérieures ; elle formait dans son ensemble une large zone qui représentait la zone tempérée actuelle, refoulée de 30 degrés plus au nord, et en reproduisait la physionomie. Beaucoup plus loin, mais toujours sous le même parallèle, à l’embouchure du Mackensie et dans l’Alaska, Heer a encore signalé les mêmes plantes, sauf des diversités locales insignifiantes. D’un bout à l’autre de la zone arctique tertiaire, les mêmes formes se répétant invariablement démontrent l’existence autour du pôle tertiaire d’une large ceinture de végétation non discontinue. C’est à elle qu’en définitive la zone tempérée de notre hémisphère a emprunté les élémens qui lui sont propres aujourd’hui. Mais ces emprunts, à la faveur desquels cette zone a comblé les vides que le refroidissement amenait par l’élimination des espèces antérieures, la zone circumpolaire ne pouvait les pratiquer à son tour. Riche de son propre fonds, elle était incapable d’acquérir, n’étant elle-même limitrophe d’aucune autre région encore plus boréale ; elle devait donc fatalement s’appauvrir. Ses espèces n’ont eu que l’alternative ou d’émigrer vers le sud ou de périr inévitablement, à commencer par les plus délicates. Un moment vint où, à force d’éliminations et d’émigrations, il ne resta dans la zone arctique que les seules plantes primitivement alpines ou montagnardes, chassées elles-mêmes des cimes élevées vers les pentes et les vallées inférieures par les neiges permanentes qui prennent possession des sommets et par les glaciers qui envahissent graduellement l’intérieur.

C’est sur cette dernière phase, ses causes prochaines et ses résultats définitifs, qu’il nous reste à fournir des explications avant de clore cette notice nécrologique des anciennes régions polaires.


IV

Nous avons vu que l’abondance des précipitations aqueuses, par suite l’humidité du climat, et sa douceur, comme conséquence de cette humidité, forment le trait principal de la région arctique tertiaire et en particulier du continent dont le Groenland, le Spitzberg et l’Islande faisaient alors partie. Ce qui le prouve, c’est non-seulement le caractère même de la flore, si riche en plantes amies de la fraîcheur et du voisinage des eaux, mais aussi la grandeur et la profondeur des lacs, qui impliquent leur alimentation par des eaux courantes proportionnées à leur étendue. Il est surprenant que les côtes du Spitzberg et du Groenland étant seules explorées, on ait constaté presque aussitôt la présence de formations lacustres aussi puissantes, se combinant avec l’absence de couches marines. Cette circonstance seule permet de conjecturer à coup sûr l’importance de ces formations, dont les prolongemens soit à l’intérieur des terres, soit sous la mer actuelle, nous demeurent forcément inconnus.

Si nous avons reporté à l’éocène supérieur l’ensemble des formations tertiaires arctiques, c’est que le caractère général de la flore nous a paru lui assigner cette date, préférablement à toute autre » Nous(avons donné les raisons de ce classement, qui pourtant ne saurait, dans notre pensée, ni s’étendre à tout ni exclure toute exception. On n’a pas rencontré, jusqu’à présent, de dépôt ou gisement arctique qui paraisse en même temps tertiaire et postérieur à ceux d’où viennent les plantes dont nous avons parlé. En un mot, il semble qu’il n’y aurait qu’un seul niveau ou horizon de plantes tertiaires, éocènes pour nous, miocènes selon Heer. En dehors de cet horizon, aucun indice ne révélerait l’existence d’un état de choses intermédiaire entre la végétation arborescente dont nous avons décrit les merveilles et la florale herbacée ou rampante qui subsiste seule aujourd’hui. Il se peut que cette lacune tienne à l’imperfection des recherches, limitées forcément aux points que les glaces ne recouvrent pas ; mais il se peut, aussi qu’il y ait là une simple « illusion d’optique, » qu’une étude plus attentive des strates fossilifères parvienne à dissiper.

Nous avons dit, en effet, de la végétation tertiaire arctique, une fois constituée, qu’elle n’avait pas d’emprunts à faire, et qu’elle devait forcément tirer de son propre fonds tous les changemens à survenir. En un mot, les progrès de l’abaissement de température pouvaient bien éliminer certains types ou provoquer leur émigration, mais non pas en susciter de nouveaux, ni faire remonter le courant aux espèces refoulées, en les ramenant du sud au nord. Il est donc fort possible que les lits explorés, éocènes par la base ou le milieu, soient en réalité miocènes par le sommet, et que la végétation tertiaire arctique se soit appauvrie, tout en conservant jusqu’à la fin la même physionomie. L’ordre selon lequel beaucoup de ces plantes se sont introduites en Europe marque probablement celui quia dû présider, en dedans du cercle polaire, à leur élimination successive. Les lauriers disparurent évidemment les premiers, puis les séquoias, glyptostrobus, tulipiers, platane, ginkgo, châtaigniers et avec eux d’autres espèces, telles que l’érable trilobé et le planère qui jouèrent un rôle considérable dans l’Europe miocène et ne la quittèrent qu’à la fin de cet âge. Après ceux-ci disparurent encore de l’extrême Nord d’autres types comme les hêtres, sassafras, tilleuls, que nous voyons apparaître un peu plus tard que les premiers et qui occupent une place considérable dans la végétation du pliocène européen. Que resta-t-il à la zone arctique après le départ de ces végétaux et de plusieurs autres que nous négligeons de mentionner pour ne pas fatiguer l’esprit du lecteur ? Il resta des pins, des sapins, des aunes, des bouleaux et des trembles, des ormes, certains érables, aubépins, sorbiers et alisiers, enfin ce cortège d’essences ligneuses dont les bois sont encore formés soit en Amérique, soit en Asie, soit dans la Scandinavie boréale, aux approches du cercle polaire et le long de la ligne sinueuse qui marque sur notre globe le terme de la végétation arborescente, limite capricieuse qui sur quelques points dépasse pourtant le cercle polaire, bien qu’en Amérique elle s’arrête notablement en-deçà. Cette dernière flore, dont les élémens disséminés existent certainement à l’état fossile dans l’ancienne flore arctique, fut éliminée à son tour, jusqu’au moment où il ne resta plus que les seules plantes nivales, descendues graduellement des montagnes ; mais quand, comment et par suite de quelles circonstances ce dévoûment vint-il à se réaliser ? Essayons de répondre à ces questions, que Heer lui-même n’a pas abordées ou qu’il a à peine effleurées dans son grand ouvrage.

Il faut se dire qu’il existe sous l’équateur une bande ou zone plus ou moins large ou resserrée, selon qu’elle s’étend sur la terre ou sur la mer, à cause de leur inégale aptitude à s’échauffer. Cette zone coïncide avec la plus forte chaleur née des rayons verticaux du soleil ; elle se déplace avec celui-ci et le suit dans sa marche annuelle vers les tropiques ; elle est dite « zone d’aspiration, » parce qu’elle attire les alizés plus froids, qui soufflent vers elle dans une direction oblique et inverse d’un côté à l’autre de l’équateur, par un effet mécanique de la rotation terrestre. Sous l’influence de la zone d’aspiration, un courant ascendant d’air chaud, chargé de vapeur d’eau, s’élève incessamment dans les hautes régions de l’atmosphère, pour s’étendre ensuite en nappe horizontale et se diriger en sens inverse des alizés, du sud au nord et par des déviations successives de plus en plus à l’est, en ce qui concerne notre hémisphère. Ce sont les contre-alizés, qui s’abaissent plus ou moins vite et se résolvent en pluie au contact, soit des hautes cimes qu’ils rencontrent, soit encore de l’air moins tiède des pays extra-tropicaux ou des courans venus du pôle. Telles sont les causes, non assurément de toutes les pluies, mais au moins des pluies générales et périodiques qui, à époque fixe, déversent des masses d’eau dans les régions de l’hémisphère boréal voisines du tropique, partout où une disposition géographique spéciale, comme il arrive au Sahara, au désert de Gobi, au plateau mexicain, n’oppose pas un obstacle aux précipitations aqueuses. Mais si cette cause est actuellement active pour la production de la pluie, combien à plus forte raison ne l’était-elle pas anciennement, je ne dis pas dans les temps reculés du paléozoïque, où le climat équatorial était universel ; mais même beaucoup plus tard, jusqu’après l’éocène, alors que les Nippa du Gange croissaient en Belgique et en Angleterre et où, par conséquent, l’influence tropicale faisait remonter jusqu’au 50e degré de latitude la zone d’aspiration ! Nous savons à n’en pas douter, par la flore du Groenland, qu’à ce même moment, le pôle, non encore glacé, ne pouvait envoyer vers le sud que des courans atmosphériques relativement attiédis et non pas réellement froids. Enfin, l’étude de la végétation éocène en Europe nous apprend, par la prédominance des formes maigres, coriaces et de petite taille, que le climat régnant de cet âge était à la fois chaud et sec. Les pluies probablement périodiques et succédant à un été serein devaient être automnales ou hivernales. C’est donc au-delà, vers les alentours du pôle, comme nous le prouve ce que nous savons et des végétaux eux-mêmes et de l’abondance des eaux lacustres au Groenland, au Spitzberg et sur la terre de Grinnell, qu’avaient lieu les précipitations les plus fréquentes. Là se déversaient les masses nuageuses qu’une zone d’aspiration et une source de vapeurs atmosphériques, plus que double en étendue, mais plus que quadruple en puissance, devaient-pousser vers le nord, pour les résoudre en pluie. C’est dans une solution ainsi comprise du problème météorologique des périodes antérieures à la nôtre qu’il faut surtout chercher le secret de ces lacs, de ces lagunes marécageuses, de ces lignites déposés sur une si grande échelle ; enfin, de cette flore si luxuriante et si fraîche, si bien adaptée à des saisons tièdes et pluvieuses, que l’Europe elle-même posséda après l’éocène et dont elle emprunta à l’extrême Nord les principaux élémens.

Qu’arrive-t-il, en effet ? — A mesure que le refroidissement polaire fait de nouveaux progrès, la zone d’aspiration se resserre et remonte de moins en moins vers le cercle polaire ; les précipitations aqueuses extra-tropicales suivent le même chemin, c’est-à-dire rétrogradent peu à peu et cessent de coïncider justement avec les régions arctiques. C’est là ce qui explique pourquoi l’Europe devient humide à son tour, se couvre de lacs, produit des lignites et reçoit, lors de l’aquitanien, une bonne partie des espèces auparavant arctiques. Pour les alentours du pôle qui tend à perdre ces mêmes espèces, c’est une première cause d’appauvrissement ; mais la lenteur du mouvement résulte aussi de cette circonstance que l’Europe, tout en gagnant en humidité, ne perd pas beaucoup en chaleur à l’origine, puisqu’elle conserve les palmiers qui cependant commencent à diminuer de fréquence et d’ampleur.

Le mouvement a dû accroître son intensité pendant la durée de la mer de Molasse ; mais surtout après, lors du pliocène inférieur. À ce moment, la zone circumpolaire s’est visiblement dépouillée de la plupart de ses anciennes richesses végétales et l’Europe, en a hérité. Elle-même devient plus froide que ne l’avait été le Groenland avant l’aquitanien ; elle n’a plus guère de palmiers, mais de grandes forêts, des lacs et de hautes montagnes. C’est pour elle le temps des précipitations aqueuses multipliées, et comme elle possède des cimes élevées, les glaciers tendent à se constituer, puis à descendre. Cette invasion, qui pour l’Europe n’aura qu’une durée limitée, a dû être pour l’extrême Nord le terme et la fin de toute végétation frutescente. La glace aura tout envahi pour ne laisser place, comme nous l’avons vu au commencement de cette étude, qu’aux seules plantes nivales et alpines, rejetées finalement au pied des escarpemens et sur le littoral, par les neiges permanentes qui prennent possession des sommets et les glaces qui occupent les vallées et jusqu’aux plaines de l’intérieur. À ce moment aussi, le continent groênlandais s’effondre en partie et subit les effets violens des feux souterrains dont l’Hékla islandais n’est qu’un reste et un souvenir. C’est à la fin du miocène ou au commencement du pliocène, et comme un écho du soulèvement des grandes Alpes, que ces événemens auront eu lieu. C’est alors que les régions arctiques perdirent leurs derniers arbres : les sapins et les mélèzes, les bouleaux, les trembles, le sorbier des oiseleurs. Le Spitzberg, et plus récemment l’Islande, paraissent avoir conservé des vestiges de ces bois qui, en Sibérie et dans la Nouvelle-Zemble dépassent encore sur quelques points le cercle polaire. Au Spitzberg, Heer a signalé un certain nombre d’empreintes végétales comme appartenant à cette période finale. Dans l’Islande, bien plus méridionale, il y aurait eu de maigres taillis de bouleaux jusque dans les temps historiques ; l’homme aurait vu disparaître les derniers, passés maintenant à l’état de souvenir, sauf sur un point restreint, au sud de la région. Il faut mentionner pourtant un pied de sorbier que l’on montre aux voyageurs avec orgueil dans un jardin de Reikiavik.


V

Quelles seront nos conclusions ? — Celles qui viennent naturellement à l’esprit, c’est que le refroidissement polaire, n’ayant cessé depuis son origine de faire des progrès, est destiné à en faire encore à l’avenir, et qu’un jour viendra où notre zone, dépeuplée à son tour, partagera le sort de l’Islande, du Groenland et du Spitzberg. Après avoir traversé une période intermédiaire où elle ne conserverait, en fait de bois, que des sapins et des bouleaux, des sorbiers ou des trembles, elle perdrait ces arbres pour ne garder à la fin que des pelouses de plantes alpines, tapissant le fond des vallées et le bord des estuaires le long des côtes. Nous sommes cependant bien éloignés d’une semblable époque ; mais, si loin qu’on la repousse au fond de l’avenir, les enseignemens du passé sont là pour attester sa venue dans un temps donné, en dévoilant l’existence d’une loi générale et inexorable, fondée sur des événemens dont la marche, une fois inaugurée, ne s’est jamais arrêtée. Cependant, comme il faut tenir compte de tous les élémens dont se compose le passé pour conjecturer l’avenir, il est juste de noter cette circonstance, que le refroidissement polaire, et plus tard celui de l’Europe, se sont compliqués d’une extrême abondance de précipitations aqueuses, d’une humidité excessive qui, après avoir favorisé l’ancienne végétation, a été ensuite une cause active de la formation, puis de l’extension des glaciers. Cette cause, après avoir été prépondérante lors de l’abaissement définitif du climat circumpolaire, a évidemment disparu. Elle ne se reproduirait pas en Europe, si, par suite de quelque aménagement défavorable des terres et des mers, le refroidissement se prononçait de nouveau. L’abondance des pluies extra-tropicales est un des traits décisifs du passé de notre globe, et le phénomène semble maintenant épuisé, après avoir joué un rôle des plus considérables. La zone d’aspiration, celle qui pompe la chaleur humide et la distribue dans les hautes régions de l’atmosphère en la dirigeant vers les pôles, au moyen des contre-alizés, cette zone est maintenant restreinte en pouvoir comme en étendue. Tout au plus si ses effets se propagent un peu au-delà des tropiques sur quelques points déterminés, par exemple, en Chine, au Golfe-Persique, sur le pourtour de celui du Mexique et, en Europe, sur un point limité du Portugal. Les continens se sont agrandis et exhaussés, enfin de larges espaces dénués de pluies s’interposent en Afrique, en Arabie, au nord du Caucase et dans le centre de l’Asie, comme autant d’obstacles à la marche et à la propagation régulières des pluies tropicales. Au total et en dehors des pluies locales ou régionales qui dépendent de la proximité des mers, la masse d’eau autrefois déversée en précipitations aqueuses, et que l’atmosphère contenait à l’état de vapeurs, a beaucoup diminué, circonstance qui explique en dehors de tout le reste l’indigence relative de la végétation européenne, comparée à ce qu’elle était anciennement. Les glaciers, dont l’extension fut la principale cause de ce que la période quaternaire eut d’excessif, sont partout en décroissance. Ils ne sont plus qu’à l’état de résidus ; peut-être même sont-ils sur la voie d’une disparition totale. Les déversemens d’eaux pluviales s5épanchant sous l’influence des courans équatoriaux, en contact direct avec les contre-courans polaires, ont produit leurs derniers effets à la fin du tertiaire, mais ce contact n’ayant plus sa raison d’être et la zone des pluies générales se trouvant à la fois restreinte en étendue et réduite en intensité, n’entrerait plus comme facteur dans les conséquences d’un refroidissement futur. — Sans doute, en se plaçant au fond de l’avenir, et sous l’influence d’un phénomène encore imparfaitement défini, les zones polaires s’élargiront de nouveau et les zones tempérées reculeront. Les isothermes iront en s’abaissant peu à peu et la végétation arborescente verra ses limites redescendre vers le sud et s’éloigner graduellement des abords du cercle polaire. La zone du laurier, que nous avons vue s’avancer jusqu’au nord du Groenland à la fin de l’éocène, qui plus tard, au début du quaternaire, atteignait encore les environs de Paris, qui maintenant ne dépasse guère la Provence, ne restera pas à jamais stationnaire. — La limite boréale des palmiers qui, vers le milieu du tertiaire, dépassait encore le 50e degré et, vers la fin de cette période, coïncidait avec le 43e degré, effleure à peine maintenant le midi de l’Espagne et tend à ne pas excéder l’Afrique et la Syrie. Ces mouvemens de retrait sont destinés à poursuivre leur marche ; seulement, leur extrême lenteur les dérobe à l’observation, et une foule d’événemens secondaires peuvent influer sur eux soit pour en retarder, soit pour en précipiter les effets. Les conséquences dernières sont trop lointaines pour que l’homme ait à s’en préoccuper : la science seule avec ses yeux perçans entrevoit le sens et la direction de phénomènes dont elle ne saurait mesurer la portée absolue ni apprécier la durée.

Il est impossible, en tout cas, de méconnaître la grandeur des problèmes soulevés par les découvertes relatives à l’ancienne végétation polaire. Ces découvertes, fruit des efforts de tant d’explorateurs, c’est à Heer que nous devons d’en l’avoir obtenu le sens. Sans lui, sans son activité prodigieuse et sa persévérance jusqu’à la dernière heure, que de temps il aurait fallu avant que les phytologues des divers pays, sans vues d’ensemble ni entente préalable, eussent décrit partiellement les documens, épars en plusieurs mains et chez plus d’un peuple, que Heer a su rassembler eu un faisceau unique ! Il a su en même temps, grâce à son incomparable lucidité, introduire l’ordre et la clarté au milieu d’une telle multitude d’élémens, en trouver le lien, en distribuer la masse avec intelligence et sûreté d’esprit. Enfin, c’est lui qui, à force de patience et peut-être en abrégeant sa vie, a réussi à saisir la nature et à entrevoir la portée des phénomènes dont nous avons tenté, en le prenant pour guide, de résumer le tableau. — Les pionniers infatigables des terres polaires, ceux à défaut desquels Heer n’aurait pu entreprendre son œuvre, et le premier de tous, Nordenskiöld, à qui il faut toujours revenir, ont des droits égaux à notre reconnaissance. Après avoir été à la peine, ils doivent être à l’honneur : leur bannière est celle du savoir humain ; ils l’ont portée, d’une main ferme, à des hauteurs et dans un lointain jusqu’à eux inaccessibles.


G. DE SAPORTA.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet.
  2. Voyez notre étude sur les Anciens climats, dans la Revue du 15 juillet 1870.
  3. A. de Lapparent, Traité de géologie, Paris, Savy, 1883, p. 1258.
  4. C’est-à-dire faisant partie, non plus seulement de la famille dos Cycadées, mais du genre Cycas en particulier.
  5. Quercus pseudo-suber de Desfontaines.