Oswald Heer et son œuvre
Revue des Deux Mondes3e période, tome 64 (p. 162-195).
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OSWALD HEER
ET
SON OEUVRE

I.
LA SUISSE PRIMITIVE.

I. Flora tertiaria Helvetiœ, 3 vol. Winterthur, 1855-59, fol. C. 156 tab. color. et mappa geol. — II. Recherches sur le climat et la végétation du pays tertiaire, trad. par Gandin. Winterthur, 1861, fol. avec 2 pl. — III. Vorweltliche Flora der Schweiz. Zurich, 1875-77, 70 planches. — IV. Die Urwelt der Schweiz, 2e édit. Zurich, 1877. — V. Le Monde primitif de la Suisse, trad. par Is. Demole. Genève et Bâle, 1872 ; H. Georg.

C’est en septembre dernier que la Suisse, et l’on peut dire l’Europe, — tellement le renom de l’homme était universel, — ont perdu en Oswald Heer un des naturalistes les plus féconds, les plus acharnés au travail, celui peut-être auquel la science, encore nouvelle, des végétaux fossiles est redevable de ses plus grands progrès. Non-seulement dans son pays, mais bien au-delà, aussi loin que les explorateurs ont pu pénétrer, du Portugal au fond de la Sibérie, de Sumatra au Spitzberg, du Nebraska au Devonshire, en Saxe, en Autriche, en Russie, partout, en un mot, où, depuis trente ans, des plantes fossiles ont été signalées, le nom d’Oswald Heer se trouve invariablement uni à la publication de ces plantes, à la détermination de leur âge, à la définition de toutes les circonstances qui peuvent aider à les connaître et attacher un sens aux divers ensembles dont elles faisaient originairement partie. La paléontologie, la géographie, les lois qui président à la distribution actuelle et aux migrations des plantes dans les temps antérieurs aux nôtres, enfin les considérations délicates qui tiennent à la filiation des espèces, à l’ordre de succession des flores à travers le passé, les variations de climat, les mouvement de l’écorce terrestre, toutes ces questions naguère inconnues, maintenant à peine effleurées, relèvent également des travaux persévérans d’Oswald Heer et puisent dans ses recherches des élémens au moins partiels de solution.

Il est donc juste de s’arrêter devant une telle mémoire et, avant même que le temps en ait sanctionné la haute valeur, de l’interroger à l’heure où l’écho de cette voix éloquente vibre encore pour ceux qui l’écoutèrent avec profit. Il y a avantage pour tous, il me semble, à analyser l’œuvre alors que l’artisan, n’acceptant le repos que de la seule main de la mort, vient à peine de laisser tomber la plume. Aimant la science jusqu’à son dernier jour, tranquille et résigné, mais se refusant à l’abandon de sa tâche journalière, mourant, on peut le dire, avec la satisfaction raisonnée d’avoir achevé le septième volume de la Flore fossile arctique, une des productions les plus considérables du siècle, Oswald Heer se montre à nous comme un bénédictin de la science, accomplissant pour elle et en vue de la « paléophytologie, » ce que, dans d’autre temps, l’érudition inspira à des moines voués sans relâche à des recherches historiques ou religieuses.


I

Si l’œuvre est immense et durable, si elle constitue une mine inépuisable dans laquelle puiseront à pleines mains tous ceux que séduira l’attrait des plantes fossiles, l’homme, en revanche, — et le contraste n’est pas nouveau, — était plus que modeste. Retiré en lui-même, fuyant les distractions extérieures, les mouvemens inutiles et tout ce qui pouvait le détourner de sa tâche, il a rarement quitté Zurich, où le retenaient à la fois ses fonctions et ses chères études, où les documens à déchiffrer venaient le trouver des extrémités du monde. On peut dire que c’est dans un calme aussi laborieux que profond que s’écoula cette existence consacrée au culte de la science, qui, chez lui, n’excluait ni les élans vers Dieu, dont il admirait la puissance, ni cet amour de la patrie et des traditions suisses, qui constituait un des côtés de sa nature, à la fois pleine d’élévation et demeurée naïve, ouverte aux émotions de la jeunesse comme à celles de l’esprit et du cœur. Né en 1809, à Niederuszwylh, petit village du canton de Saint-Gall, fils d’un pasteur originaire de Glaris et qui revint s’y fixer en 1811 pour y fonder un pensionnat, le jeune Heer, destiné, dans la pensée de son père, au ministère évangélique, reçut de sa première éducation une empreinte qu’il garda toute sa vie. De là des convictions spiritualistes qui lui font honneur et, plus encore, des hymnes s’adressant au Dieu créateur et moteur de l’univers, source de cette harmonie universelle que l’on découvre dans ses œuvres et dont notre savant n’a cessé de proclamer le charme mystérieux. La préface, ainsi que les dernières pages du Monde primitif de la Suisse, exprime cette pensée que la contemplation de la nature conduit nécessairement à Dieu et permet à l’observateur attentif de découvrir « bien au-dessus du temps et de l’espace » la pensée suprême qui, présidant à tous les changemens, demeure seule immuable et seule aussi livre à l’âme qui l’interroge le dernier mot de l’énigme posée ici-bas. Quelque élevés que soient de pareils sentimens, ils peuvent, à l’insu même de celui qui les professe, influencer le naturaliste qui redoute de ne pas y rester fidèle. De là sans doute l’éloignement que Heer a manifesté jusqu’à la fin pour les idées transformistes et ses efforts pour rencontrer une solution du problème entrevu moins radicale et plus conforme, à ce qu’il lui semblait, à ses propres penchans. Mais, dans cette direction, il est difficile de ne pas se heurter à un écueil en cherchant à en éviter un autre. C’est moins l’inclination que la vraisemblance tirée de l’étude des faits qu’il convient de suivre, et d’ailleurs croire que le spiritualisme, un des élémens nécessaires de l’être pensant, doive sombrer parce que telle solution aura prévalu, serait une illusion aussi grande que celle qui pousse d’autres esprits lorsqu’ils s’imaginent procurer par elle au matérialisme un triomphe définitif. Non, la véritable voie consiste à observer ; et c’est aussi par l’observation, en entassant analyse sur analyse et document sur document, que Heer a réussi à construire un vrai monument scientifique. Quoi qu’on fasse, l’antagonisme des deux tendances persistera, en dépit des découvertes partielles ; le cadre a beau s’agrandir, la lutte se déplace avec lui ; l’horizon s’élargit, il est vrai, mais la perspective ne change pas, bien que la proportion des objets ne soit plus la même.

Ce qui fait le naturaliste au début de la vie, alors que les impulsions, encore indécises, commencent à se prononcer, c’est le goût de l’observation, la tendance à percevoir les formes, à saisir ce qui rapproche ou différencie les êtres vivans. Cet instinct, bientôt irrésistible, poussa le jeune Heer à recueillir des insectes et des plantes, à s’efforcer de les décrire et de les classer. Il était écolier de son père, son seul maître, alors pasteur à Masl, village entouré de hautes montagnes ; il y poursuivait son éducation littéraire. Quand il quitta Masl en 1828, ce fut pour se rendre à l’université de Halle, d’où, il retourna à Saint-Gall pour y prendre ses grades en théologie. Durant cette période, le naturaliste, chez M. Heer, est toujours doublé d’un théologien ; mais celui-ci s’efface et le premier prend définitivement l’essor au moment où M. Escher-Zollikofer, le grand entomologiste de Zurich, lui confie la garde et le classement de ses immenses collections. Plus tard, nous retrouvons le jeune Heer, dont le nom fait bientôt autorité, docteur de l’université de Zurich, puis professeur de botanique, enfin professeur au Polytechnicum fondé à Zurich en 1855 pour servir de centre des hautes études à l’ensemble des cantons suisses. C’est là que sa vie s’est écoulée, vouée tout entière aux grands travaux dont nous allons essayer de rendre compte.

Dans cette carrière de près d’un demi-siècle, aucune distraction, aucune lacune ne saurait être signalée. Les travaux se touchent et s’enchaînent ; rien ne les interrompt. C’est une vie intérieure dont sa femme plus tard et sa fille partagent les joies et les préoccupations. Il faut mentionner pourtant, à titre d’épisodes, un séjour à Madère et plus tard un autre à Pise, motivés par l’ébranlement d’une santé qui resta toujours frêle. Cette apparence chétive, cette nature souffreteuse, faite pour inspirer des craintes, c’est encore un trait caractéristique d’Oswald Heer. Chez lui, le corps était débile, mais l’esprit vivant, l’âme tranquille ; le travail reprenait toujours ses droits et l’obligation où il se trouva réduit de garder le lit pendant plus d’un an n’amena aucun changement dans ses habitudes, aucun retard dans ses publications. La bonté, la douceur, la sérénité, une sorte de résignation aux accidens de la vie, composaient le fond de son caractère et lui permettaient de marcher au but et, le but une fois entrevu, de ne pas s’en écarter. Sa fin fut celle du sage de La Fontaine ; il s’endormit paisiblement, sans ressentir de douleur ni exprimer de regrets, après avoir mis la main jusqu’au bout à un ouvrage sur la Flore nivale de la Suisse, que ses amis auront soin de terminer et de publier en son nom.

En jetant les yeux sur la liste des ouvrages de Heer, on reste étonné de leur nombre et de leur importance. Les analyser, les énumérer même serait insuffisant ou mènerait trop loin. Il faut bien choisir le plus saillant dans cette œuvre, qui dépasse de beaucoup ce que les auteurs les plus féconds ont accoutumé de produire. Presque uniquement voué à la botanique fossile, c’est d’elle surtout que notre auteur tire son relief, c’est par elle qu’il acquit promptement une grande notoriété, à partir de la publication de sa Flore tertiaire de Suisse, dont le premier volume date de 1855. Cette œuvre magistrale ne fut précédée que par un simple essai ou coup d’œil. Divers opuscules sur des insectes fossiles datent de la même période, et si l’on pèse tous les indices, si l’on songe au stade de six années consacré par le jeune Heer au classement des collections de M. Escher-Zollikofer, on sera conduit à admettre que c’est par l’intermédiaire de l’entomologie qu’il aura été conduit à s’occuper, des plantes fossiles, qui devinrent presque aussitôt l’objet à peu près unique de son activité scientifique.

Il existe, non loin de Zurich, mais sur la rive droite du Rhin, après sa sortie du lac de Constance, un gisement célèbre, celui d’OEningen, dont les plaques minces, accumulées comme les feuillets d’un livre gigantesque, renferment d’innombrables empreintes d’insectes et de plantes. C’est là que Scheuchzer, il y a près d’un siècle et demi, avait signalé « le squelette d’un homme noyé par le déluge » (homo diluvii testis), que Cuvier, mieux avisé, assimila plus tard à une énorme salamandre. Tschudi donna au genre le nom d’Andrias, et, de nos jours, il a été démontré que ce genre existait encore dans les eaux douces du Japon, d’où il a été ramené vivant en Europe. Les lacs américains renferment également, sous le nom de Menopoma, un type salamandroïde à peine différent de celui d’OEningen et du Japon. Ainsi tout se tient, et, une fois exploré, le présent se trouve n’avoir rien à envier au passé, auquel des liens affaiblis, mais non toujours brisés, le relient assez fréquemment. OEningen a fourni de nos jours plus de six cents plantes et près de mille insectes fossiles, les uns et les autres décrits par l’infatigable Heer. Le plus riche dépôt du monde aura rencontré le savant le plus capable d’interpréter et d’illustrer ses trésors. Après avoir appris à épeler ce manuscrit, il en a lu toutes les pages et n’a cessé de les traduire jusqu’à la dernière heure de sa vie.

Il est peu de pays, je ne dirai pas en Europe, mais dans le monde, qui n’aient eu recours à Oswald Heer pour obtenir de lui la description de plantes fossiles recueillies sur une foule de points, à défaut de savans indigènes doués de connaissances assez spéciales. En Angleterre, ce sont les Lignites de Bovey-Tracey, dans le Devonshire, dont les plantes fossiles paraissent au jour sous le patronage de miss Burdett Coutts en 1863. L’Amérique lui est redevable, en 1866, des Phyllites crétacées du Nébraska ; l’Autriche, de la Flore de Moletein, en Moravie ; l’Allemagne, de celle de Quedlinburg ; la Prusse, de la Flore miocène baltique (Kœnigsberg, 1869) ; la Hongrie, d’une Flore des lignites de Zsély-Thales (Pest, 1872) ; la Norvège, de la Flore d’Andö. Je termine une énumération forcément incomplète en mentionnant les Contributions à la flore fossile du Portugal, (Lisbonne, 1881.) Tout ce qui touche à la Russie, à la Suède, au Danemark et se rattache au cercle des études sur l’ancienne végétation polaire reste naturellement en dehors. C’est un cycle à part que nous aborderons plus tard. On voit que le génie de Heer avait quelque chose d’international et d’universel. Pour lui, avec raison, la science n’avait pas de frontières. On se tromperait pourtant si l’on croyait qu’il se fût éparpillé en prodiguant les forces de son esprit à des travaux secondaires. A regarder de près, il faut bien revenir de cette pensée ; tous ces ouvrages multipliés ne furent pour lui que des épisodes ; ils constituèrent une sorte de gymnastique tenant son esprit en éveil, mais au sortir de laquelle il revenait avec plus d’ardeur au véritable but qu’il s’était proposé et qu’il se gardait bien de perdre de vue. En effet, lorsqu’au lieu de s’attacher aux détails, on considère l’ensemble et que l’on observe la marche entière des travaux que Heer a eu la chance de mener à bout avant de mourir, on distingue immédiatement deux desseins principaux qu’il a dû se proposer de suivre et de compléter : l’un, plus ancien, d’où est sorti ce qu’il a nommé le Monde primitif de la Suisse ; l’autre, né de circonstances inattendues, qui vinrent un peu plus tard lui ouvrir un immense horizon ; de là la Flore fossile des régions polaires. Ainsi, décrire, d’une part, le passé paléontologique de sa patrie et, de l’autre, tracer l’histoire de l’ancienne végétation des terres arctiques, telle fut la double tâche que s’imposa Oswald Heer. En essayant de le suivre, nous commencerons notre examen par celui du premier de ces deux cycles de recherches. Ce ne sera pas trop des pages suivantes pour en exposer, en les condensant, les curieux résultats.


II

Heer n’a pas consacré moins de trois grands ouvrages à la connaissance de l’ancienne flore et du passé géologique de la Suisse. Ces ouvrages sont de véritables monumens. La Flore tertiaire de Suisse (1855-1859) compte cent cinquante-six planches distribuées en trois volumes petit in-folio ; la Flore fossile de Suisse, qui comprend tout ce qui n’avait pas été décrit dans le premier ouvrage, est accompagnée de soixante-dix planches. Les insectes fossiles, particulièrement ceux d’OEningen, furent l’objet de publications spéciales ; enfin toutes les notions d’ensemble se trouvent condensées dans le Monde primitif de la Suisse, paru en 1865, et dont il existe une seconde édition de 1879 et une traduction française datant de 1872. C’est là, on peut le dire, que Heer se retrouve tout entier avec son érudition de bon aloi, sa puissante faculté d’analyse, sa clarté dans l’exposition des phénomènes, sa chaleur communicative qui associe le lecteur à ses propres pensées, enfin son amour pour les œuvres de la nature, dans laquelle il découvre et bénit l’action divine. On y remarque bien aussi certains défauts inhérens à la méthode de l’auteur ou à son caractère, contre-partie presque inévitable de ses qualités d’analyste : trop de penchant à accepter des théories et des explications toutes faites, à présenter comme assuré et définitif ce qui, à bien des égards, demeure controversable ; enfin, ça et là, des partis-pris dans la manière de voir et de juger. Tout cela n’enlève rien à la façon magistrale dont l’œuvre a été évidemment conduite.

Le trait le plus original de la Suisse primitive, ou, si l’on veut, de l’histoire géologique de ce pays, c’est qu’elle est justement l’opposé de ce qui semblerait qu’elle dût être au premier abord. La Suisse est maintenant le centre et le nœud orographique du continent européen. C’est là que les Alpes, comme en Asie l’Himalaya, toutes proportions gardées, dressent leurs plus hautes cimes et constituent l’ossature puissante de la chaîne principale dont les ramifications courent ensuite en s’abaissant peu à peu et président à la distribution des eaux courantes dans les directions les plus divergentes. C’est effectivement des Alpes ou de leurs dépendances que partent, séparés d’abord les uns des autres par un assez faible intervalle, le Rhône, le Rhin, le Danube, le Pô, qui s’engagent, eux et leurs affluens, dans des vallées différentes pour aboutir finalement, au sud, au nord et à l’est, dans autant de mers isolées par d’immenses étendues interposées. Ces montagnes sembleraient devoir être les plus anciennes, celles qui auraient surgi les premières, formant un massif autour duquel l’espace continental serait venu s’accoler par zones successives au fur et à mesure que d’autres chaînes plus humbles se seraient rangées, comme autant d’accessoires, à une certaine distance de la chaîne maîtresse. Elisée Reclus, dans sa Géographie, dit effectivement que la Suisse doit être considérée comme le milieu de la véritable Europe. Eh bien ! si juste que soit cette appréciation en ce qui concerne les temps actuels, elle ne saurait s’appliquer aux époques reculées auxquelles nous fait immédiatement remonter l’étude des faits que la stratigraphie et la paléontologie ont mis à notre disposition. Ici, l’apparence actuelle serait plutôt faite pour dérober l’ancienne réalité à des yeux moins exercés que ceux de la science moderne. Mais nous ne sommes plus au temps où, le granit et les autres élémens cristallins étant la roche primordiale, il suffisait que la masse d’une montagne en fut composée pour qu’on la fît remonter à l’origine des choses. On sait maintenant que l’action des soulèvemens, à toutes les époques, peut avoir érigé jusqu’aux hauts sommets des masses cristallines auparavant cachées sous des couches plus récentes, ou bien encore n’ayant longtemps donné lieu qu’à de faibles ondulations de niveau. — En un mot, ainsi que nous l’apprend Heer, la région des Alpes suisses, avant de comprendre les plus hautes cimes du continent, a été d’abord une terre basse, aisément occupée ou traversée par les eaux. Quant à la plaine suisse, celle qui est encadrée par le Jura à l’ouest, le lac de Constance au nord-est et que le Rhin au nord sépare de l’Allemagne, elle a longtemps servi de cuvette à une méditerranée centrale donc nous allons tracer l’histoire et décrire les vicissitudes. Une île basse, allongée, courant du sud-ouest au nord-est, perdue au sein d’un océan immense, parsemée de flaques d’eau et hantée par cette végétation à la fois puissante et monotone à laquelle nous devons la houille, tel est l’aspect sous lequel s’offre à nous la Suisse primitive, dans l’âge le plus lointain auquel il soit possible de remonter. Ce sont les phases diverses et les modifications successives de cet état de choses dont nous tâcherons d’esquisser le tableau en prenant pour guide les livres de Heer.

L’Europe elle-même, au sortir du silurien[1], était bien différente de ce qu’elle est devenue. C’est à l’aide de changemens incessans, amenant, en définitive, une longue série d’adjonctions aux terres primitivement émergées, que l’Europe s’est formée. Elle a pu et dû posséder des montagnes spéciales à chacune des périodes qu’elle a traversées, montagnes effondrées plus tard ou réduites à de plus modestes proportions ; mais elle a vu surgir aussi et se compléter les chaînes qui la dominent sous nos yeux, auxquelles elle doit sa physionomie, ses frontières naturelles, et les versans d’où partent les rivières, pour suivre la route que leur ouvrent les vallées dépendant de ces chaînes. Il est bien certain cependant que ces montagnes, si diverses par leur direction générale, leur attitude moyenne et les allures mêmes qu’elles présentent, les Alpes, les Pyrénées, les Apennins, les Carpathes, pour ne citer que les principales, n’ont pas surgi à la fois ni par suite d’un seul et même phénomène, mais que chacune a son histoire à part, histoire qui est également celle des plaines et des vallées étendues à leur pied.

M. de Lapparent, dans une récente conférence sur « l’écorce terrestre, » a fait, au sujet des montagnes, cette remarque curieuse qu’en dépit des différences qui les distinguent, elles présentaient constamment cette particularité d’avoir « leur ligne de relief constituée par la rencontre de deux versans inégalement inclinés ; » et tandis que de ces deux versans le moins raide s’abaisse sous forme d’ondulations modérées et successives, le plus abrupt plonge vers une grande dépression habituellement occupée par la mer. La mer, ajoute M. de Lapparent, ne s’étend pas toujours au pied du versant abrupt, comme le fait le Pacifique le long des Andes, la plus moderne de nos grandes chaînes ; mais alors il se trouve qu’une dépression remplace la mer autrefois présente au moment où l’érection a eu lieu. Quand les Pyrénées se soulevèrent, c’était la mer miocène qui battait le pied de leurs escarpemens, de même que la mer pliocène couvrait les plaines lombardes lors du soulèvement des Alpes. Il en a été de même pour le versant nord du Caucase et le versant sud de l’Himalaya. Les montagnes fumantes et probablement en voie de formation de l’archipel japonais baignent encore immédiatement leurs pics au sein des flots océaniques. Les grandes chaînes naissent à portée des eaux de la mer ; ce voisinage est sans doute nécessaire à la réalisation du phénomène ; mais le surexhaussement du sol a pour résultat prochain l’éloignement de la mer, remplacée alors par des plaines. — Telle est la loi qui préside à la genèse des continens ; mais l’îlot suisse de l’âge carbonifère n’annonçait par rien ses futures destinées, et la mer devait longtemps en baigner les rives sans obstacle et imprimer à l’Europe entière une physionomie très différente de celle que ce continent a fini par revêtir.

Les plantes carbonifères recueillies en assez petit nombre et sur des points restreints dans le sud-ouest du territoire suisse, prouvent que ce pays ne différait pas, à cette époque, des autres contrées insulaires où les eaux douces, ruisselant sur un sol faiblement accidenté, se réunissaient dans des lagunes aux bords encombrés par une puissante végétation. La région des Alpes était dès lors émergée, puisque les plantes terrestres, amies des plages inondées, avaient pu s’y multiplier et donner naissance à des couches d’anthracite exploitées çà et là dans le Valais et, ailleurs, à des empreintes teintées d’argent qui se détachent sur le fond obscur des plaques ardoisières de la même région. Heer n’a pas manqué de faire ressortir l’universalité et l’uniformité de cette flore houillère qui s’étendait alors sans diversité appréciable des alentours du pôle jusqu’aux approches du tropique. Il en conclut fort légitimement l’égalité absolue des climats dans l’âge carbonifère, à travers toutes les zones maintenant échelonnées et décroissantes du sud au nord. L’élévation de la température, la présence d’un sol marécageux et d’une atmosphère chargée de vapeurs humides ne lui semblent pas moins évidentes ; Heer a même retiré d’ingénieux indices sur la lumière plus pâle et le ciel constamment nébuleux de l’âge des houilles, de l’abondance de certains insectes dans les lits charbonneux. Ces insectes, tels que les termites et les blattes, qui existent encore et dont on connaît les mœurs, mènent une vie nocturne ; ils fuient obstinément et redoutent la lumière, comme si, adaptés originairement à l’obscurité, encore accrue par l’ombre épaisse des plantes AU pied desquelles ils vivaient au milieu des résidus accumulés, ils eussent conservé les instincts d’autrefois au sein d’une nature renouvelée et sans rapport direct avec celle des temps primitifs.

Heer assimile la formation de la houille à celle des tourbes. Les deux phénomènes sont effectivement du même ordre, et la tourbe représente le combustible minéral de notre époque et de notre zone. Mais, sans compter que, par sa composition chimique, la tourbe diffère totalement de la houille, bien plus riche en carbone et plus pauvre en oxygène, les conditions extérieures et les végétaux eux-mêmes s’écartent tellement de part et d’autre, il y a si loin des sphaignes, des scirpes, des laiches, aux puissantes sigillaires, aux calamités, aux cordaïtes de la houille ; le ciel, les élémens, les tièdes ondées et les ruissellemens mêlés de vapeurs qui présidèrent à l’enfouissement des plantes primitives s’écartent tellement de ce que nous avons sous les yeux, que tout ce que l’on peut affirmer des tourbes, c’est qu’elles reproduisent une dernière et pâle image de l’un des phénomènes les plus grandioses dont le globe ait jamais été le théâtre.

Bien qu’à partir de l’âge carbonifère, le sol de la Suisse n’ait plus jamais été entièrement recouvert par les eaux, son relief était pourtant assez peu prononcé pour que les moindres oscillations fissent varier ses rivages. La mer, constamment voisine, pénétrait sans peine dans la contrée, tantôt dans une direction, tantôt dans une autre, entraînant de fréquens changemens dans la configuration générale.

C’est à la mer du trias, dont les dépôts disséminés le long des Alpes et sur les deux versans témoignent des découpures dues à ses empiétemens, que la Suisse doit ses mines de sel, entre autres celle de Bex, exploitée depuis des siècles dans le canton de Vaud. Des prèles géantes (equisetum arenaceum, Jœg.) croissaient alors près de Bâle aussi bien que dans les Vosges. Les plantes houillères avaient presque entièrement disparu ; le climat aussi n’était plus le même. De grandes forêts de conifères, ayant l’aspect de nos araucarias, s’élevaient sur les hauteurs. Les cycadées, rares actuellement partout, même dans les pays chauds, tendaient à s’introduire et à se multiplier, destinées qu’elles étaient à obtenir bientôt la prédominance. Nous arrivons ainsi au « lias, » c’est-à-dire à la première moitié des temps jurassiques. L’aspect de l’Europe centrale a changé de nouveau ; elle n’est cependant toujours qu’un archipel de grandes îles ; mais ces îles, déjà agrandies, tendent à se rejoindre. Elles se souderont peu à peu et l’ensemble prendra graduellement une configuration variable à plusieurs reprises, mais toujours très éloignée assurément de ce qui est devenu enfin notre continent. Le milieu de l’Europe, il faut le dire, est resté infiniment plus longtemps tel que nous le montre Heer, c’est-à-dire constituant un bassin maritime intérieur, que sous sa forme actuelle et continentale, qu’il n’a prise que récemment et seulement à la suite du soulèvement des Alpes. On sait que ce dernier événement, si important par lui-même et ses conséquences, n’a précédé pourtant que de fort peu l’apparition de l’homme.

A l’époque liasique, l’espace continental, en Europe, recule à l’ouest jusqu’à la Bretagne, visiblement réunie, ainsi que la Normandie, à l’Angleterre occidentale. Au nord, on n’aurait rencontré le continent qu’en abordant la Scandinavie continue avec les plaines russes, dont la partie ouest, de la Courlande à Kalouga et de Smolensk à Arkhangel, était certainement émergée. La mer, à l’est et au sud de ces limites, s’avançait par l’Oural et couvrait toute l’Europe centrale. Mais, dans cet océan jurassique, se groupaient trois grandes îles : l’une, au nord, était formée par les Ardennes et les Vosges unies à la région Hercynienne, ou Allemagne du Sud, attenante elle-même à la Bohême. Cette première île était découpée par de nombreux fiords et présentait deux golfes étroits, l’un allant de Bâle à Francfort par la vallée du Rhin, l’autre situé au nord de Munich et s’avançant jusqu’à Culmbach. — La seconde île, placée à l’ouest, était celle du plateau central, comprenant l’Auvergne et ses dépendances ; elle s’avançait jusqu’à Lyon et prolongeait au nord une péninsule répondant au massif actuel du Morvan. — Enfin la troisième île était la région des Alpes actuelles ; étroite, allongée, découpée sur plusieurs points, elle courait de l’ouest à l’est, séparée de la seconde île par la vallée du Rhône, de l’île Hercynienne par la mer du Jura et celle de la plaine suisse jointe à la vallée du Haut-Danube. Elle s’avançait au moins jusqu’à Vienne, qui marquait l’emplacement d’un détroit. Cette configuration se prêtait à l’existence d’une petite mer intérieure dont Munich indique le centre : limitée par des bords capricieux, avec des passes étroites ouvertes dans trois directions, elle offrait un rapport frappant avec l’archipel japonais de nos jours. L’analogie est extrême et peut-être ne manque-t-elle pas de base sérieuse, s’il est vrai que les régions soient soumises, à mesure que leurs traits s’accentuent, à traverser les mêmes vicissitudes avant d’aboutir aux mêmes résultats.

On a de la peine à quitter en esprit cette méditerranée gracieuse, et, au risque de nous attarder le long de ses bords, nous mentionnerons une circonstance heureuse à laquelle est due la connaissance d’une partie au moins des êtres vivans qui fréquentaient ses rivages.

Nous avons parlé d’un fiord de l’île Hercynienne qui, dans la direction du Rhin actuel, remontait de Bâle à Francfort. La rive orientale de ce fiord, à partir de Carlsruhe, et de là jusqu’en Argovie, formait une langue étroite qui se terminait au sud par une plage basse où un cours d’eau prenait son embouchure, probablement au fond d’une petite baie et à l’abri de l’action immédiate des flots. C’est ainsi que, dans une vase molle, accumulée lit par lit, de nombreux débris des êtres vivans de l’époque, particulièrement des insectes, sont allés s’ensevelir, et leur étude permet de se faire une idée approximative de ce qu’était la nature sur le sol voisin, d’où les eaux les ont entraînés. Le gisement se nomme Schambelen, et Heer n’a pas manqué de reconstituer le paysage liasique d’après les documens retirés de ce gisement ; il est allé plus loin, puisque l’observation raisonnée des mœurs et des aptitudes des insectes de l’ancienne localité, comparées à celles de leurs correspondans actuels, lui a fourni l’occasion d’émettre des présomptions presque assurées à l’égard de certaines particularités qui, sans ce moyen ingénieux, seraient restées inconnues. Il faut le dire, ce ne sont jamais que des vues partielles et incomplètes que la paléontologie parvient à obtenir lorsqu’elle cherche à établir ce qui se passait autrefois à la surface du sol terrestre. Les anciennes mers, avec leurs coquilles demeurées en place, leurs coraux, échinides et spongiaires, dévoilent assez clairement les états successifs dont elles présentent le spectacle ; la comparaison directe de ces fonds de mers avec ceux de nos jours éclaire et facilite singulièrement la tâche poursuivie par le géologue. Il n’en est pas de même du sol émergé de chaque période. Il a fallu l’action du vent ou celle des eaux courantes, jointe à la chute naturelle des anciens débris, pour que les animaux ou les plantes d’un lieu déterminé aient laissé des vestiges, toujours clairsemés par rapport à ce qu’était l’ensemble. Les arbres dominans, à condition qu’ils n’aient pas vécu trop à l’écart des eaux, les animaux les plus répandus, avant tout les plantes et animaux aquatiques ou amis des bords marécageux ont eu évidemment, et sauf les cas exceptionnels, le plus de chances de survivre en laissant après eux des traces matérielles de leur existence. Il faut bien accepter cette pénurie relative et en tenir compte ; il faut surtout se garder de croire à l’indigence absolue d’une nature que nous ne réussirons au plus qu’à entrevoir à la dérobée. N’y a-t-il pas lieu, au contraire, de s’étonner de la profusion accidentelle de certains dépôts riches en fossiles, et les cent quarante-trois espèces d’insectes recueillies dans les marnes de Schambelen ne suffisent-elles pas pour donner une vue de la richesse probable de l’ensemble contemporain ?

il ressort d’un certain nombre de résidus végétaux que l’arbre forestier principal était alors une sorte d’araucaria (Araucarites peregrinus), dont l’extension devait être grande, puisqu’on le rencontre à la même époque dans la Lozère, près de Metz et en Angleterre. Il faut y joindre un thuya, quelques cycadées, et des traces de fougères. C’est tout, en ce qui concerne le règne végétal, et certainement cette végétation jurassique, toujours la même partout où l’on parvient à l’observer, avait un cachet d’indigente monotonie, sans être cependant dépourvue d’originalité ni de grâce. Ainsi l’atteste effectivement la mode, qui, de nos jours, peuple les serres, les salons et les sites abrités du littoral méditerranéen de ces mêmes végétaux ; araucarias, cycadées, grandes fougères, qui formaient à eux seuls tout le fond ornemental de la flore jurassique. Mais un ensemble a beau être pauvre, il a beau être incomplet par le défaut de toute une catégorie de plantes, celles à fleurs apparentes, il ne se trouve jamais réduit à une douzaine au plus de végétaux. La masse des insectes recueillis à Schambelen le prouve surabondamment, et c’est par eux que Heer a pu deviner une partie du reste. Ces insectes n’ont rien de remarquable par eux-mêmes ; ils ne dénotent pas l’existence de conditions très favorables au développement de leurs formes ; ils sont généralement petits et aisément assimilables à leurs congénères de l’ordre actuel, dont ils ne sont ordinairement séparés que par d’assez faibles nuances. Ce sont des sauterelles, des blattes, des termites, de grandes libellules, mais surtout des coléoptères ou scarabées, et, parmi ceux-ci, des carabiques qui sont carnassiers, des gyrins qui courent en tournoyant à la surface de l’eau, enfin, des buprestes, dont les larves vivent enfermées dans le bois et qui, à l’état parfait, sont ornés des plus vives couleurs métalliques. Le régime lignivore des buprestes est bien en rapport avec ce que nous savons de la prédominance des espèces arborescentes dans la flore du lias, D’autres types, plus rares il est vrai, se nourrissent actuellement de champignons ou de mousses et donnent à penser que ces deux classes qui, jusqu’ici, n’ont laissé aucun vestige, étaient cependant représentées dans la flore du lias inférieur.

Le trait le plus saillant de la faune entomologique de Schambelen résulte de l’extrême rareté des hyménoptères, comprenant les abeilles, les guêpes et les fourmis, enfin de l’absence des papillons et des mouches, qui manquent complètement. Ces catégories les plus brillantes, les plus élevées par l’intelligence ou les plus communément répandues de nos jours, ne s’introduisirent que bien plus tard en Europe. Vivant du suc des fleurs, des substances sucrées, gommeuses ou nectariennes sécrétées par les organes des plantes supérieures, elles n’ont apparu qu’avec celles-ci. Dans le lias inférieur, il n’existait encore que des végétaux rigides aux appareils épais et résistans, dénués de parties délicates, et incapables de fournir à la subsistance des insectes suceurs et melliphages. Avant le tertiaire, selon M. Scudders, savant autorisé, aucun papillon authentique ne s’est encore montré. Ceux qu’on a signalés seraient des phryganides. Il est vrai qu’un Allemand, Muller, soupçonne les lépidoptères de n’être qu’une branche cadette dérivée de ces mêmes phryganides.


III

Qu’advint-il, pendant le cours des temps jurassiques, de cet archipel de trois grandes îles dont nous avons comparé le groupement à celui de la région japonaise ? Des agrandissemens successifs et des soudures, résultats de l’extension progressive du sol émergé, en modifièrent la configuration et constituèrent enfin, pour la première fois, au centre de l’Europe, un continent d’une certaine importance qui n’était pas sans analogie de forme avec la Nouvelle-Guinée. L’île du plateau central se souda à l’ouest avec la Bretagne, par la Vendée et le Poitou ; à l’est, avec l’Ile-Hercynienne, vers Langres, par l’émersion de ce qu’on a nommé le seuil de Bourgogne. Il exista dès lors une séparation définitive entre la mer des Alpes et celle du bassin de Paris. Celui-ci devint un golfe largement ouvert au nord entre Cherbourg et Bruxelles. L’île Hercynienne s’étendit au sud en ne laissant subsister à la fin qu’un canal étroit et sinueux, parsemé de quelques îlots, et allant de Genève à Vienne, Le mouvement d’émersion partielle, si marqué à la fin de la période jurassique par la prédominance des eaux douces sur une foule de points, lors du purbeck et du véaldien, fait place à une réaction lors de la craie inférieure. A l’époque du néocomien et de l’urgonien, c’est-à-dire dans la période qui coïncide avec le dépôt des étages inférieurs de la craie, la mer occupe de nouveau, de la vallée du Rhin à celle du Haut-Danube, l’emplacement que nous lui avons assigné antérieurement. Seulement elle tend ensuite à décroître ; elle se scinde en plusieurs bassins secondaires ; elle se retire et disparaît finalement, du moins à l’ouest, de telle sorte qu’à partir du « cénomanien, » l’Allemagne du Sud, le plateau central, la région des Alpes, jusqu’en Carniole, composent une seule terre. La mer du Nord et celle du bassin de Paris sont alors distinctes de celle du sud de l’Europe ; sans communication directe, ces mers n’offrent ni le même aspect ni les mêmes fossiles, et leur sédimentation diffère autant que les êtres vivans dont elles présentent les vestiges. Au nord-ouest, c’est la craie blanche et le moment des dernières ammonites ; au sud, ce sont des calcaires d’un tout autre faciès et des bancs de rudistes. Nous sommes encore loin de l’Europe moderne et pourtant il existe déjà un continent européen aux plages nettement découpées, courant de l’ouest à l’est, du Devonshire et de la Bretagne aux Carpathes, avec des golfes, des anses, des sinuosités et de nombreuses péninsules. C’est alors que le règne végétal accomplit la principale de ses évolutions. Auparavant inconnus, les arbres feuillus et les plantes à fleurs apparentes s’introduisent partout, se multiplient rapidement, et donnent à la flore renouvelée le caractère d’opulence, de fraîcheur et de variété qu’elle a depuis conservé et qui la distingue de celle des âges antérieurs. Sous le rapport des plantes, l’espace chronologique qui s’étend de l’âge des houilles à la craie moyenne est une sorte de moyen âge obscur, de temps d’indigence et d’infériorité relative. Jamais le règne végétal, malgré l’originalité de ses formes, ne fut plus qu’alors réduit à des élémens restreints et monotones. Mais la Suisse, il faut le dire, a conservé peu de vestiges appartenant à cette période. La mer absente n’a pu lui laisser ses dépouilles, et les eaux douces, par l’effet de circonstances impossibles à préciser, n’ont donné lieu, à ce qu’il paraît, à aucun gisement de plantes ou d’animaux terrestres.

Vers la fin de la craie, l’espace continental s’était donc partout accru, et l’Europe, prise dans son ensemble, était peut-être plus étendue, plus continue qu’elle ne l’est maintenant. Le midi, du cœur de l’Espagne au fond de la Provence, avait de puissantes nappes lacustres alimentées par des fleuves considérables. La mer abandonnait, à la longue, une partie du bassin de Paris et se cantonnait en Belgique dans un étroit périmètre. Les eaux douces jouaient un rôle prépondérant et favorisaient l’essor d’une végétation luxuriante. La nature animée s’était complétée, dans toutes les directions, par les oiseaux, par les mammifères, désormais prédominais sur le sol. Pourtant l’ordonnance géographique qui semblait prévaloir n’avait encore rien de stable ni de définitif. Sans doute des mouvemens violens, précurseurs des changemens qui allaient suivre, agitèrent le sol au commencement de l’ère tertiaire. De nouvelles chaînes de montagnes s’établirent ou s’exhaussèrent ; on le devine par la façon dont la mer se trouva distribuée à la suite de ces événemens. En consultant le périmètre, maintenant et à tout jamais inaccessible, occupé alors par elle, on est conduit à croire que ces montagnes n’avaient rien de commun avec l’orographie actuelle. Là où des hauteurs médiocres se rencontrent maintenant, des cimes de premier ordre ont pu se dresser, tandis que les régions alpines et pyrénéennes n’auraient encore offert qu’un sol faiblement accidenté. Bien des particularités donnent à croire, par exemple, que les montagnes de la Provence centrale et septentrionale, telles que le Ventoux et Lure, le Luberon, Sainte-Victoire et la Sainte-Baume, dont l’importance est tout à fait secondaire, représentaient alors un système orographique puissamment accentué. La contrée attenante était elle-même aménagée comme l’est actuellement la Suisse. De grands lacs baignaient le pied des principaux escarpemens : il en était ainsi, par rapport à Lure, du lac de Manosque, qui, d’Apt ou de Grambois à Peyruis, ne mesurait pas moins de 40 kilomètres. Le lac d’Aix était dominé à l’est par le massif de Sainte-Victoire ; ses profondeurs, en partie comblées par des amas détritiques arrachés aux flancs de la montagne, ont gardé jusqu’aux vestiges des plantes qui l’habitaient et qui diffèrent de celles dont la foule se pressait au fond des vallées inférieures. Il a donc existé des générations de montagnes qui se sont succédé, et les plus jeunes sont celles qui atteignent de nos jours la plus haute élévation ; de même que les mers se déplacent et que les fleuves s’amoindrissent, les montagnes s’effondrent et retombent sur elles-mêmes. Les Pyrénées et les Alpes sont certainement postérieures à l’époque que nous venons d’atteindre et qui coïncide avec le début des temps tertiaires.

La mer de l’éocène, premier terme de cette ère divisée en trois parties par les géologues, correspond à un retour offensif de l’océan ; on lui donne le nom de mer « numinulitique. » Elle s’étendait, comme une méditerranée immense, du fond de l’Inde et de la Cochinchine jusqu’au golfe de Gascogne et au Maroc ; de l’Egypte elle remontait, toujours avec les mêmes caractères et le même faciès, jusqu’au-delà de Vienne et des Carpathes, découpant l’Europe centrale et méridionale en une foule d’îles et de péninsules. La mer nummulitique contournait le pâté montagneux de la Provence ; mais elle couvrait les Alpes occidentales non encore soulevées. D’autre part, la même mer occupait au sud toute la Haute-Italie, la Styrie, l’Istrie et la Dalmatie et prolongeait au nord, par l’Autriche, le Haut-Danube, la Bavière et la Suisse, un bras qui laissait le Jura pour aller aboutir en s’atténuant en Savoie et au sud-est du lac de Genève. Par son rivage méridional, ce bras longeait la région des Alpes réduite à une bande mince, à une sorte d’isthme étroit et long qui s’élargissait insensiblement à l’est, formant le col d’une vaste péninsule qui comprenait, non-seulement la Carniole, la Basse-Autriche et la Galicie, mais la Hongrie presque entière, la Bosnie, la Thrace, une grande partie de la Grèce, s’étendant jusqu’en Crète et empiétant même sur l’Asie-Mineure. Cette mer était large et profonde ; ses dépôts disloqués, reportés plus tard au sommet des plus hautes montagnes, ont une puissante épaisseur. La nummulite, petite coquille ronde et plate, comparable à une pièce de monnaie, les caractérise ; elle constitue parfois des accumulations surprenantes et on la trouve aussi bien auprès des pyramides qu’au nord des Alpes et en Bavière.

C’est à cette mer que Heer rapporte les poissons et les tortues fossiles des ardoisières de Matt, dans le canton de Glaris. La nature du gisement indique un dépôt de mer profonde qui a dû pourtant s’opérer à une petite distance du rivage, puisqu’on y a découvert aussi deux oiseaux. Plusieurs poissons appartiennent à des genres encore vivans ou peuvent en être rapprochés, tellement ils leur ressemblent. L’un d’eux, l’Anenchelum latum, rappelle le « drapeau » (Lepidotus argyreus) des côtes africaines et méditerranéennes, remarquable par ses couleurs brillantes et dont les évolutions rapides imitent les replis d’une banderole d’argent subitement déployée au fond de l’eau. Outre les combéréidiens et les percoïdes, on a reconnu parmi les poissons de Matt des salmonidés et des harengs, enfin des plectognathes, type actuellement relégué dans les mers tropicales ou tout au plus dans la Méditerranée. Les tortues marines de Matt ressemblent à celles qui fréquentent les mers chaudes et servent à l’alimentation dans les pays voisins de la zone tropicale.

C’est à la partie supérieure des dépôts nummulitiques que se placent les amas connus sous le nom de flysch ou schistes à fucoïdes. Ces schistes tiennent une grande place et pénètrent fort avant sur toute la lisière nord des Alpes. Les minces feuillets du flysch sont tapissés d’innombrables empreintes d’algues, la plupart accumulées comme si elles avaient vécu sur place, et disposées par touffes délicates, indéfiniment subdivisées. On n’a pas rencontré d’autres fossiles qui aident à la détermination de l’âge du flysch ; mais sa liaison avec la formation nummulitique qu’il surmonte confirme l’opinion de ceux qui voient en lui le dernier terme de la série éocène. A nos yeux, il est probable, en dépit de ce qu’on a allégué sur l’origine des fucoïdes comme se rapportant à des vestiges de vers se traînant sur la vase, que le flysch représente le dernier état de la mer nummulitique sur le point de se dessécher. La configuration même de cette mer étroite et longue explique sa conversion, au moment où s’opéra son retrait en une Caspienne isolée et basse, ne recevant peut-être les eaux d’aucun fleuve considérable et offrant un degré de salure assez intense pour en écarter les animaux, mais favorable encore au développement de certaines algues qui l’auraient envahie sur une large étendue. Une circonstance curieuse vient à l’appui de cette hypothèse : les algues du flysch sont en étroite relation de forme avec celles des mers antérieures de la craie et du Jura, mais presque sans affinité avec celles des mers actuelles, dont l’absence doit être notée d’autant plus qu’elles se montrent justement sur l’autre versant des Alpes dans le gisement contemporain de Monte-Bolca. Ces types d’algues jurassiques et crétacées paraissent ici pour la dernière fois ; ils touchent à leur entière disparition. Il semble que ce bassin fermé du flysch, d’où la plupart des autres organismes vivans auraient été exclus, serait devenu un asile pour toute une catégorie de végétaux marins en voie d’extinction.

Après le dessèchement de la mer du flysch, la région des Alpes et l’Allemagne furent de nouveau réunies ; sans doute un exhaussement graduel et continu avait amené ce résultat. Une ceinture de sol émergé était venue s’ajouter aux précédentes et la masse continentale, définitivement soustraite à l’invasion des eaux, se trouvait avoir acquis plus d’étendue et plus de relief. — À ce moment, du reste, par une combinaison des conditions climatologiques et de la configuration du sol, dans l’Europe du sud principalement, les grands lacs prévalurent, et l’influence d’une humidité tiède favorisa l’essor de la végétation, qui, sans rien perdre de sa richesse ni de sa variété, devint plus luxuriante et plus fraîche. Dans aucun temps elle ne confondit dans une alliance plus harmonieuse les formes caractéristiques de la zone tempérée avec celles qui font l’ornement des régions voisines du tropique.

Dans cet âge, nommé « aquitanien » et auquel se rattachent la plupart des lignites tertiaires, les arbres qui sont demeurés l’apanage de l’hémisphère boréal, les aulnes, les peupliers, les ormes, les érables, les chênes, même les bouleaux et les saules, s’introduisent ou se multiplient. En même temps, l’Europe, et par conséquent la Suisse, sont peuplées de séquoias, de cyprès chauves, de Glyptostrobus, de Chamœcyparis, de liquidambars, de tulipiers et de bien d’autres types aujourd’hui perdus pour nous, mais que l’Amérique ou l’Asie ont conservés et que la culture s’attache à nous rendre. Parmi les palmiers encore nombreux, il faut distinguer les sabals, maintenant relégués aux Antilles ou dans la partie la plus chaude des États-Unis, les dattiers devenus africains, les Flabellaria, qui font songer aux Thrinax de l’Amérique centrale. D’autres encore, comme le Manicaria formosa et le Calamopsis Bredana, sont assimilés par Heer au pisang et au rotang des forêts vierges de l’Amérique équatoriale. Il convient de mentionner enfin les dernières cycadées sur le point de nous abandonner pour jamais.

Durant cette période, postérieure au flysch, mais antérieure à la molasse marine, la plaine suisse, semée de lacs profonds vers le milieu, marécageux et encombrés de végétaux le long des bords, n’avait gardé de la mer précédente que quelques flaques d’eau saumâtre au fond de la dépression qui suivait la région des Alpes. Heer s’est demandé où se rendaient les eaux qui alimentaient ces cuvettes lacustres, assez creuses pour recevoir, sans en être comblées, des épaisseurs de sédiment atteignant jusqu’à 300 et 400 mètres. Mais s’il est possible d’esquisser les limites des anciennes mers, comment jalonner la direction des cours d’eau d’autrefois à leur sortie des lacs dont ils entraînaient le trop plein ? — On peut dire d’une façon générale que les oscillations du sol ont été le plus ordinairement l’effet de mouvemens de bascule, et le point immobile d’où part l’impulsion s’appelle « la charnière : » il en fait effectivement l’office. La région des Alpes, avant de redresser ses puissantes arêtes, a dû présider à de pareils effets et remplir le rôle de charnière. — En effet, le dessèchement de la mer éocène, remplacée par des lacs dans le centre et le sud de l’Europe, eut pour contre-coup dans le nord-ouest l’extension d’une autre mer, la mer « tongrienne ou oligocène, » celle des sables de Fontainebleau, qui couvrit la Belgique, s’étendit de Cherbourg en Westphalie, et, par Cassel, pénétra dans la vallée du Rhin et l’occupa jusqu’au-delà de Bâle, peut-être plus loin encore. Il est vraisemblable que c’est dans la direction de cette mer que s’opérait l’écroulement des cuvettes lacustres qui couvrirent la Suisse centrale jusqu’au moment de l’invasion de la mer molassique.


IV

Heer a appliqué le nom de « molasse » non-seulement aux sédimens de la mer miocène, dont nous tracerons bientôt les contours, mais à l’ensemble des formations soit lacustres, soit marines ou d’eau saumâtre, qui se succédèrent, en Suisse, dans le cours entier du miocène. Ces formations ont, il est vrai, pour trait commun de comprendre des grès marneux, le plus souvent tendres au moment de l’extraction, se durcissant à l’air et pouvant servir de matériaux de construction, mais passant aussi sur d’autres points à l’état inconsistant ; d’où le nom de « molasse » qui leur a été appliqué. Ces formations superposées ou intercalées couvrent la plaine suisse, qu’elles ont autrefois comblée. Elles s’étendent de la lisière des Alpes au Rhin et au Jura, et du Léman au lac de Constance, n’ayant au-dessus d’elles que le manteau superficiel des déjections glaciaires. Sur d’autres points, mais principalement au contact des Alpes et sur ses premiers gradins, la roche ordinaire fait place au « nagelfluh, » amas de cailloux de toutes formes, dimensions et provenances, réunis par un ciment marneux arénacé ou gréseux, qui varie suivant les localités et constitue parfois des masses énormes, comme au Righi, qui en est presque entièrement composé. Le nagelfluh consiste donc dans des amas d’élémens détritiques charriés, remaniés, et accumulés par les eaux qui sillonnaient la région des Alpes durant la période du soulèvement de cette chaîne qui, certainement, n’a pas surgi en une fois. On conçoit que les eaux courantes et torrentielles, descendues des nouvelles cimes, aient entraîné des débris, abattu les angles et les crêtes, émoussé les aspérités, déblayé les obstacles avant que leur lit définitif ait été établi. A en juger par les déjections qui s’accumulent sous nos yeux au pied des montagnes, on peut se faire une idée de l’immensité des détritus que le massif alpin a dû livrer à l’action des eaux avant d’être façonné par elles.

Le surgissement des Pyrénées est généralement placé à la fin de l’éocène, les lits de la molasse miocène se trouvant horizontalement étendus au bas de cette chaîne. Au contraire, la même molasse a été sensiblement disloquée au nord des Alpes et reportée parfois à une altitude considérable. Il est donc incontestable que c’est seulement après le dépôt de la molasse que les Alpes auront acquis la structure qu’elles ont encore et qui fait d’elles le système orographique dominant de l’Europe entière.

Le soulèvement des Pyrénées, en accentuant le relief, non-seulement de cette chaîne, mais de bien d’autres points du sol européen, eut pour contre-coup un affaissement corrélatif auquel correspondit un dernier retour de la mer ; c’est lui qui mit fin à la période lacustre ou « aquitanienne » dont nous venons de parler. — La mer molassique, dans son invasion, ne suivit pas exactement le tracé de la mer antérieure ou nummulitique. D’une façon générale, elle échancra plus largement le continent européen. Pénétrant par la vallée du Rhône, elle força l’entrée de la Provence intérieure et mit fin aux nappes lacustres qui parsemaient depuis longtemps ce pays. S’avançant entre le Jura et les Alpes, elle occupa la plaine suisse, réunie de nouveau en un seul bassin avec la vallée du Haut-Danube, ne laissant à sec en Austro-Hongrie que la chaîne des Carpathes, disposée en une île contournée en croissant. Au sud des Alpes, elle couvrit la vallée entière du Pô et presque toute l’Italie centrale. A une époque où les régions polaires commençaient à peine à se refroidir, où pourtant, à raison même des progrès de ce refroidissement, une foule de végétaux quittaient l’extrême Nord pour chercher sous des latitudes plus clémentes les conditions qui leur faisaient défaut sous leur ciel natal, la mer molassique fut pour l’Europe entière une cause active d’égalisation des climats. Elle contribua efficacement à maintenir au centre du continent une température exempte de saisons extrêmes, une chaleur humide en été et des hivers à peine sensibles. Aussi c’est seulement après son retrait que l’on constate la marche définitive de l’abaissement calorique qui amena l’Europe aux conditions destinées à prévaloir dans le quaternaire. Heer applique la désignation d’île « pennino-carnolique » à la grande terre, très irrégulièrement découpée, dont la région des Alpes faisait alors partie et dont le tracé, au sud par Turin, au nord par Berne et Munich, s’allongeait en pointe jusqu’à Vienne, pour faire corps ensuite, par la Carniole et l’Illyrie, avec les Balkans, la Macédoine et une partie de la péninsule hellénique. Il n’est pas certain cependant, en dépit des sinuosités qui échancraient les rivages de cette terre, qu’elle fût une île véritable. Dans le midi de la France, elle se soudait au massif triasique et cristallin des Maures, dont la continuation masquée par les Ilots de la Méditerranée nous demeure inconnue. En Grèce, cette même terre semble avoir présenté vers l’Archipel et la côte attenante de l’Asie-Mineure un prolongement dont il serait impossible de marquer la terminaison.

C’est là qu’il faut placer les animaux et les plantes de la faune et de la flore mollassiques, les plus riches de toutes celles qui aient été encore observées à l’état fossile dans aucune autre contrée. Il est vrai que ces êtres n’ont pas tous vécu simultanément et qu’ils proviennent de gisemens distribués sur divers points de la Suisse actuelle. De même que, dans le cours entier du miocène, les lacs, après avoir succédé à la mer, ont plus tard cédé devant celle-ci, destinée à se retirer à son tour et à faire place à de nouveaux lacs, de même la végétation et la nature animée, loin de rester immuables, ont éprouvé d’un bout à l’autre de la période bien des changemens. Heer a étudié minutieusement ces modifications, dont il a fait ressortir le caractère et qui se traduisent par un certain abaissement de la température. La moyenne annuelle, estimée à 20 degrés centigrades au début de la période, n’est plus évaluée qu’à 18 degrés centigrades à la fin. Ce n’est là pourtant qu’un calcul approximatif et l’on voit qu’au total la décroissance aurait été peu sensible, même en acceptant l’évaluation comme rigoureuse.

Comme les modifications organiques ne sont elles-mêmes que partielles et graduelles, qu’elles n’ont rien qui dénote l’existence d’un ou plusieurs renouvellemens successifs, mais plutôt des oscillations dues à l’introduction de certains types, au déclin et à l’élimination de plusieurs, autres, s’effaçant devant les nouveau-venus, Heer a préféré ne pas tenir compte de subdivisions aussi peu tranchées et procéder à l’examen de l’ensemble, en embrassant dans un seul cadre la nature vivante tout entière de la Suisse miocène. Déjà, en se reportant à la fin de l’âge éocène antérieur, l’étude de ce que l’on nomme le terrain sidérolithique du Jura avait permis de constater l’identité des animaux terrestres qui fréquentaient le versant suisse ; de cette chaîne, palœotheriums, anoplotheriums, xyphodons, etc., avec les types correspondans retirés du gypse de Montmartre. — Au bord des lagunes aquitaniennes, ont rencontre l’anthracotherium qui caractérise si bien le miocène inférieur. Pourtant, plusieurs des genres antérieurs continuent alors à se montrer et servent de lien entre les deux époques. Avec la taille d’un bœuf, l’anthracotherium magnum avait le port et le groin d’un porc ; comme celui-ci, il aimait ai se vautrer dans la vase. MM. de La Harpe en ont retiré des squelettes entiers des lignites du canton de Vaud. Les tapirs, les rhinocéros commencent à se montrer, ainsi que les premiers ancêtres des ruminans, encore à l’état d’ébauche ; mais à mesure que l’on redescend les étages, le mouvement continue, les séries se prononcent et se caractérisent. Ce sont les chevrotains, puis les cervidés (Cervus Scheuchzeri) qui vont en se spécialisant. Les antilopes laissent soupçonner leur présence par celle des coléoptères coprophages, qui vivent de leurs déjections. L’existence des mastodontes et des dinotheriums, ces prédécesseurs des éléphans n’a été signalée que dans les parties récentes de la mollasse. Il en est de même de l’hipparion, qui précède en Europe le cheval proprement dit. — Le plus grand carnassier de la molasse, l’hyænœlurus, dépassait le tigre par la taille, et tenait du tigre et de la hyène par la denture. — Enfin, un singe anthropoïde, voisin du siamang de Sumatra habitait la Suisse molassique ; il mesurait environ un mètre de hauteur et se distinguait du siamang actuel par quelques détails secondaires.

Heer a reconstitué le paysage aquitanien du lac de la Pandèze, auprès de Lausanne. Tandis : que les tapirs se baignent dans l’eau du lac, que les rhinocéros errent en troupe et que les anthracotheriums rôdent le long des bords, on voit des lotus étalés à la surface de l’eau ; des papyrus, des Iaiches, de grands roseaux garnissent les bords ombragés par un groupe de palmiers dont le large feuillage se marie à la verdure lustrée des camphriers, des lauriers, des figuiers, de plusieurs chênes à feuilles : persistantes. Des fougères. volubiles (Lygodium), des salsepareilles grimpantes s’enroulent autour, des : tiges et des branches, tandis que, dans le lointain, on entrevoit des érables, des noyers et des pins. Ce n’est pas là un tableau imaginaire ; il est fondé sur les déductions raisonnées de la science. La plupart des anciennes localités de la molasse suisse fournissent à Heer les traits d’une reconstitution semblable : bien plus, il va jusqu’à décrire la marche des saisons et il détermine le temps de la floraison de chaque espèce, d’après des indices qui n’ont rien d’illusoire. Mais nous avons hâte d’arriver à la principale de ces localités de la Suisse molassique, à celle qui, par la profusion des élémens qu’elle a fournis, les éclipse toutes, nous voulons parler d’OEningen, déjà mentionné au commencement de cette étude.

OEningen, avec ses plaques accumulées, aux minces feuillets peuplés d’innombrables vestiges d’animaux et de plantes, déposés lits par lits, de saison en saison, représente à lui seul une longue durée de siècles. Toutes les circonstances réunies s’accordent pour faire croire que les carrières d’OEningen, maintenant exploitées à ciel ouvert, se sont formées au fond d’un lac, dans des eaux tranquilles et pures, sur un point où des sources puissantes, peut-être thermales, avaient leur embouchure à portée de rives heureusement situées, couvertes d’une végétation luxuriante qui s’avançait jusqu’au lac, et empiétait plus ou moins sur son domaine. Les géologues croient que des phénomènes éruptifs ont précédé et accompagné l’établissement du lac d’OEningen et influé sur la sédimentation ; ces phénomènes n’auraient pas été étrangers aux particularités qui se rattachent au passage à l’état fossile d’un si grand nombre d’êtres organisés. OEningen appartient au dernier et au plus récent des cinq étages de la molasse. Il marque la terminaison de cette grande période, et la mer s’était retirée au moins partiellement de la plaine suisse et tendait à délaisser le centre de l’Europe, lorsque les plages de ce petit lac étaient ombragées de puissans végétaux et fréquentées par une faune aussi riche que variée. En dehors des plantes et des insectes, les reptiles recueillis à OEningen s’élèvent à douze ; les mammifères comptent six espèces, les poissons trente-deux. Aucun gisement du monde ne peut soutenir la comparaison, si l’on considère l’ensemble.

Bien que nous nous trouvions placés à la fin du miocène et sur un point éloigné du sud de l’Europe, nous devons constater la douceur des hivers de l’ancienne localité. La flore d’OEningen comporte pourtant une association singulière, au premier abord, de types des pays chauds, à feuillage ferme et pérennant et de types de la zone tempérée, se dépouillant chaque année au retour de la saison froide. D’une part, ce sont des camphriers, des canneliers, de vrais acacias, plusieurs palmiers, des savonniers, des tamariniers ; de l’autre, ce sont des saules, des peupliers, plus nombreux qu’en aucun autre temps, des ormes, des charmes, des bouleaux, des ambriers, etc. Heer a fait voir que ce mélange était surtout l’indice d’une température égale, s’abaissant peu en hiver, mais dont la chaleur estivale était amortie par l’humidité ; il compare OEningen aux jardins de Madère, où l’on observe la réunion des mêmes catégories végétales, harmonieusement confondues. Sous un semblable climat, les laurinées fleurissaient au cœur de l’hiver ; les peupliers, les saules, les platanes, les ormeaux développaient de très bonne heure leurs chatons et leurs feuilles, C’est cette ordonnance qu’atteste justement la coïncidence, à la surface d’une seule et même plaque, des fleurs de camphrier, des fruits des canneliers, des chatons de saules et de peupliers, des samares d’ormeaux et des feuilles nouvelles de platane. L’hiver était donc très doux à OEningen et le printemps des plus précoces. — L’été est également reconnaissable à un indice tiré de la présence à la surface des feuillets des ailes de fourmis. C’est au milieu de la saison chaude que les fourmis ailées prennent leur volée en troupes immenses et vont s’accoupler dans les airs. Elles meurent ensuite, après avoir abandonné leurs ailes et tombent par milliers au sein des lacs. Les mouches, les termites ont eu le même sort : à côté, se montrent les fruits d’un tamarinier (Podogonium), qui mûrissait, par conséquent, dans la même saison, avec les samares des bouleaux et des frênes, les gousses des acacias, etc. Les platanes et les ambriers disséminaient leurs fruits en automne et ne perdaient leurs feuilles que très tard, dans l’arrière-saison. — Au bord immédiat des eaux, se pressait à OEningen une lisière épaisse de peupliers, d’aulnes, de saules, de figuiers. Plus loin, s’élevait une forêt puissante où dominaient les érables, les noyers, les chênes verts, les lauriers. Sur les lisières et dans les endroits abrités, s’étalaient les casses, les césalpiniers, les gommiers, entremêlés de palmiers moins nombreux et moins élevés que dans l’âge précédent, mais encore élégans et variés. De nombreuses fougères, des plantes aquatiques complétaient cet ensemble, qui exigerait de longues pages s’il fallait pour le décrire en préciser les détails.


V

Après OEningen, la nuit se fait subitement dans le passé de la Suisse ; les fossiles manquent et les formations régulières font elles-mêmes défaut. On ne trouve d’autre indication que des masses de nagelfluh. C’est pourtant à ce moment qu’il faut placer le plus grand événement géologique dont la Suisse ait jamais été le théâtre, le surgissement et la constitution définitive des Alpes. Le monde primitif se termine à ce moment. C’est une ère qui se clôt et un nouvel ordre de choses qui commence pour se perpétuer ensuite jusqu’à nous. Cependant, s’il fallait mesurer par siècles, nous nous trouverions rejetés dans un passé encore trés lointain, et d’immenses événemens se sont déroulés entre ces deux dates si rapprochées en apparence, en ne considérant que l’histoire du globe : le soulèvement des Alpes et l’apparition de l’homme.

Esquissons à grands traits ce qui dut se passer lorsque les Alpes, finalement exhaussées et configurées comme elles le sont encore, peut-être même plus élevées, eurent atteint leur relief, dans un âge où rien ne faisait conjecturer que l’homme dût bientôt se montrer. Cet âge est celui où les mastodontes, et bientôt après les éléphans, étaient les rois incontestés de la nature vivante. Ce fut l’époque aussi où la végétation européenne, dépouillant sa richesse antérieure, s’appauvrit graduellement pour revêtir enfin l’aspect et se réduire aux élémens qui la caractérisent encore sous nos yeux.

A partir d’une époque déterminée, mais très éloignée de la nôtre, antérieure même au tertiaire, la température terrestre, d’abord sensiblement égale par tout le globe, commença à s’abaisser, et cet abaissement, parti des pôles, ne cessa de faire des progrès, d’abord à l’intérieur des cercles polaires, pour s’étendre ensuite au-delà de proche en proche. La dépression du climat de la région arctique, la seule que nous ayons à considérer, n’eut d’abord d’autre résultat immédiat que d’exclure de la zone circumpolaire les types des pays chauds, tels que les cycadées, les palmiers, et avec eux la plupart des arbres à feuillage persistant, en favorisant au contraire l’essor des végétaux qui se dépouillent à d’entrée de l’hiver et pour lesquels la saison froide marque une période de repos. On peut même dire, que cette dernière catégorie doit ses aptitudes aux conditions que l’abaissement du climat fit naître pour la première fois aux environs du pôle, avant de les propager de plus en plus loin ; mais les progrès de cet abaissement furent tels à la longue qu’après l’établissement d’une saison froide annuelle, un moment vint où l’eau se solidifia sous forme de neige et de glace au sommet des montagnes arctiques. L’accumulation de ces élémens auparavant inconnus constitua enfin des glaciers dont la marche vers les vallées inférieures, une fois inaugurée, continua sans jamais s’arrêter. Ce ne fut donc plus seulement les types des pays chauds et les arbres verts, mais la végétation ligneuse tout entière qui se trouva menacée par cet envahissement des glaces, né fatalement de l’abaissement du climat, mais destiné à en aggraver les effets et à en précipiter les résultats, non-seulement à l’intérieur du cercle polaire, mais, par contrecoup, bien au-delà et dans la zone tempérée limitrophe ; — De là, effectivement, des courans marins et atmosphériques réfrigérans propageant au loin l’influence des régions arctiques, non plus seulement brumeuses et relativement froides en hiver, mais désormais glacées durant l’année entière. On conçoit donc qu’il ait suffi de certaines circonstances géographiques, comme le retrait de la mer molassique, pour altérer la température européenne et transformer un climat insulaire et maritime en un climat à saisons de plus en plus prononcées et tendant à devenir extrême. À ces causes vint s’en ajouter une troisième, et celle-ci spéciale à la région même des Alpes, constituant désormais le massif central de l’Europe ; c’est l’altitude de ce massif, qui, presque immédiatement après son érection, dut se couvrir de neiges permanentes, puis de glaciers, d’abord restreints aux hautes cimes, mais ensuite, à mesure que les circonstances favorisèrent leur extension, destinés à descendre dans les vallées inférieures et à déboucher plus tard de ces vallées jusque dans les plaines situées à leur pied.

Nous savons qu’il en fut ainsi par l’ensemble des observations suscitées par l’étude des phénomènes glaciaires ; nous savons que, vers la fin du pliocène, plusieurs glaciers alpins avaient acquis l’extension dont ils étaient susceptibles. Nous savons que, par l’accumulation de toutes les causes qui viennent d’être mentionnées et que la permanence des glaces au sommet des Alpes ne put qu’aggraver, la plupart des chaînes secondaires, les Carpathes, les Vosges, les montagnes d’Auvergne, et les Pyrénées eurent également leurs glaciers et que le quaternaire ne fut, pour ainsi dire, que l’expression dernière, le summum, suivi d’un retour par atténuation graduelle, de tous les phénomènes d’où était sortie l’extension glaciaire. De même qu’une très grande humidité et des précipitations aqueuses d’une extrême abondance, jointes à l’abaissement du climat, allant pour la première fois jusqu’à la congélation de l’eau, avaient amené l’extension glaciaire, de même l’atténuation de l’humidité et l’intensité moindre des précipitations, dans la zone tempérée boréale, durent entraîner à la longue le retrait des glaciers et la réalisation de l’ordre de choses actuel. C’est la théorie que nous avons exposée ici même et qui nous semble toujours la vraie[2].

Mais ce qui est également certain, c’est que, loin d’avoir été brusque, l’abaissement du climat européen, de même que l’extension des glaciers, furent lents et graduels et qu’ils n’atteignirent leur terme qu’avec la fin du pliocène. Rien ne ressemble, il faut le dire, au miocène récent comme le pliocène ancien, ainsi que l’atteste l’étude des riches flores de Meximieux, près de Lyon, et des pentes montagneuses du Cantal. On se dirait transporté dans la forêt vierge d’Agua Garcia, aux Canaries. — D’abord le retrait de la mer ne s’opéra que peu à peu. Même après avoir quitté la plaine suisse, elle s’attarda à l’est, en Autriche, à l’ouest dans la vallée du Rhône ; au sud, dans l’Italie septentrionale. Puis, sur bien des points, des lacs parfois d’une étendue considérable succédèrent, comme à OEningen, à la mer et occupèrent les dépressions qu’elle abandonnait. C’est ainsi que, déjà refroidie au nord, quand elle était relativement tiède dans le Midi, l’Europe pliocène n’arriva que par degrés insensibles à cette uniformité dans les conditions d’abaissement thermométrique qui semble caractériser notre continent vers l’origine des temps quaternaires.

Le glacier le plus gigantesque était celui du Rhône, dont nous avons tracé la marche dans ce recueil, d’après M. Faisan. Après avoir comblé le Léman et être venu buter contre les pentes du Jura, il avait donné lieu à deux branches, dont l’une, par la vallée de l’Aar, s’avançait au nord jusqu’en Argovie, tandis que l’autre, gagnait Lyon par la Savoie et le pays de Gex, pour aller s’épanouir en une masse frontale dont le large éventail s’étalait de Vienne aux environs de Trévoux. Ce glacier n’était pas le seul. A l’est, vers le lac de Constance et au-delà, le glacier du Rhin lui servait de pendant, tandis que, dans l’espace intermédiaire, ceux de l’Aar, de la Reuss et de la Linth s’étendaient à travers la plaine suisse, en affectant des proportions beaucoup plus modestes. Quelle qu’ait été l’extension obtenue par tous ces glaciers à un moment donné, quelque complète que l’on suppose leur invasion le long du versant septentrional des Alpes, il y aurait une évidente exagération à admettre qu’ils aient jamais exclu toute végétation de la plaine suisse et que dans les vallées attenantes aux fleuves glacés, mais soustraites à leur action immédiate, il n’ait pu exister des bois couvrant les déclivités qui servaient de lisière aux eaux courantes et aux lacs tourbeux établis dans le fond.

Ces sortes de vallées et de cantons boisés, situés à l’abri des masses glaciaires, ont pu d’ailleurs n’avoir qu’une durée limitée. Ils ont pu éprouver des vicissitudes, servir d’abord de passage à des eaux torrentielles, puis être le siège d’une végétation fraîche et luxuriante, en dernier lieu être envahis à leur tour par les glaces. Tous les accidens que comporte une région soumise à l’action des glaciers ont dû se présenter dans le cours d’une période aussi longue que le quaternaire et l’on conçoit très bien que l’accès de certaines vallées boisées et fertiles, de certains cantons arrosés et couverts de pâturages, au voisinage même des glaciers et en aval des cimes inaccessibles, soit demeuré ouvert aux grands animaux de l’époque, qui, sans y habiter toute l’année, pouvaient s’y rendre pendant la belle saison, en remontant les plaines à la recherche des endroits qui leur offraient une nourriture abondante et par des passages à eux connus. Ces observations s’appliquent dans notre pensée aux charbons feuilletés d’Utznach et de Durnten, la plus récente des formations examinée par Heer, celle qui termine la longue série d’étages et de gisemens d’où il a exhumé le Monde primitif de la Suisse. Il s’agit de lits tourbeux d’une puissance variable, intercalés dans des sédimens argileux d’origine lacustre, recouverts eux-mêmes par des amas de sable, de cailloux et d’élémens erratiques et reposant sur une couche détritique plus ancienne. Cette tourbe, exploitée sur plusieurs points des cantons de Zurich et de Glaris, a plus de consistance et de pouvoir calorifique que les tourbes modernes. L’examen suivi de tous les débris reconnaissables qu’on en a retirés a appris qu’elle avait dû se déposer sur le pourtour d’un lac subalpin à la cuvette profonde dans le milieu, évasée vers les bords, et cerné par une large lisière de plantes marécageuses. Des noisetiers, des chênes, des bouleaux, le sapin, le pin sylvestre et celui des tourbières formaient alentour un rideau sinueux sur un sol herbeux et imbibé, où le rhinocéros de Merk et l’éléphant antique séjournaient en troupes pendant les longs jours, se baignant à loisir dans l’eau fraîche des mares et vers l’embouchure des ruisseaux.

Le caractère tiré des plantes joint à celui que fournissent l’éléphant et le rhinocéros, espèces qui précèdent en Europe l’arrivée du mammouth (El. primigenius) et du rhinocéros à narines cloisonnées (Rh. tichorhinus), cette association reporte les charbons d’Utznach sur l’horizon du « Forest-Bed » de la côte de Norfolk, c’est-à-dire aux premiers temps de la période quaternaire, à un âge relativement tempéré, où le laurier et le figuier s’avançaient au nord jusqu’auprès de Paris, tandis que, par contraste, le climat du sud de l’Europe était plus humide et plus égal qu’il n’est devenu depuis. On sait que l’homme s’était alors déjà multiplié. La race de Chelles et de Saint-Acheul, celle qui taillait le silex à larges éclats et vivait en plein air, habitait à ce moment les bords de la Somme et ceux de la Seine. Cet homme primitif vit arriver le mammouth et disparaître l’éléphant antique, si voisin de celui des Indes. Il assista aux transformations du climat, devenu graduellement plus excessif, et plus tard lui ou une autre race chercha dans les cavernes un refuge à la fois contre les grands carnassiers et les rigueurs du froid. Les vallées suisses, accessibles aux grands pachydermes, sur les points que ne couvraient pas les énormes glaciers quaternaires, étaient trop sauvages, trop reculées ; elles offraient trop peu de ressources alimentaires pour que l’homme primitif ait cherché à s’y introduire. Aussi aucun vestige de son séjour ni de l’industrie humaine de ce premier âge n’a encore été retiré des charbons d’Utznach. Ce n’est qu’après un long intervalle, lorsque le retrait définitif des glaciers eut rendu à elle-même la plaine suisse, que les lacs délivrés de leur pesant couvercle purent réfléchir de nouveau la lumière dans leur azur profond, que les prairies eurent partout repris possession du sol des vallées, que l’homme vint à son tour se rendre maître d’une nature et d’un pays renouvelés. Ce fut alors le temps des cités lacustres et de la pierre polie. En l’interrogeant, on se place, il est vrai, bien avant l’histoire, avant même l’usage des métaux, en présence d’une industrie et d’une agriculture rudimentaires, mais enfin dans un cadre où rien ne rappelle désormais m les traits ni les êtres à jamais effacés du monde primitif de la Suisse.


VI

Avant de fermer ces annales des anciens âges rédigées par Heer avec un charme si pénétrant, un coloris si vif, et un tour si gracieux, il est naturel de s’enquérir des idées générales du savant et du penseur, soit qu’il ait invoqué les théories des autres, soit qu’il en ait proposé de nouvelles, en développant à certains égards des vues originales. — Esprit clair, cherchant les explications et accueillant avec faveur celles qui lui paraissaient vraisemblables, Heer en revanche renonçait difficilement à une opinion une fois adoptée. Il lui semblait que rien ne dût jamais prévaloir contre une démonstration considérée par lui comme acquise. La science pourtant ne marche guère qu’à l’aide de compromis résultant d’affirmations et de démentis successifs. Les hypothèses et les systèmes, entachés le plus souvent d’une part d’erreur, et heureux si cette part est petite ! ne se produisent un jour que pour céder la place à d’autres que l’avenir corrigera à leur tour, avant d’obtenir la formule définitive. Il en est surtout ainsi de la paléontologie, dont les documens presque toujours incomplets demandent à être interprétés pour être mis en pleine valeur. Ce n’est pas tout que de constater des faits, il s’agit ensuite d’en fixer le vrai sens et la raison d’être ; mais, dans beaucoup de cas, on se heurte à des problèmes dont la grandeur étonne, bien qu’il soit difficile de se soustraire à la tentation d’essayer au moins de les résoudre. Heer avait été frappé de l’importance de l’élément américain dans la flore molassique. Il n’était pas question de vagues analogies ; mais une foule d’espèces dominantes et caractéristiques de la molasse se trouvaient avoir des « homologues » ou correspondans directs, exclusivement propres à l’Amérique septentrionale, tandis que l’Europe actuelle, et même l’ancien continent, ne possédaient plus ces types végétaux, sinon à l’état fossile. Il en était notamment ainsi du séquoia de Californie, du cyprès chauve de la Louisiane, du sabal ou palmier-parasol des Antilles, du tulipier, du platane, de plusieurs érables et peupliers, dont les formes fossiles européennes reproduisaient l’apparence comme si elles eussent été tracées sur le modèle des formes américaines actuelles. Heer a vu dans ces rapprochemens, qui impliquent une communauté d’espèces répandues à la fois dans les deux pays à un moment donné des siècles antérieurs, l’indice d’anciennes connexions territoriales ; mais par où l’Europe et l’Amérique auraient-elles ainsi communiqué ? — Heer, dans sa Flore fossile tertiaire et, plus tard, dans le Monde primitif de la Suisse, a exposé les raisons qui lui faisaient croire que ce continent de jonction avait été l’Atlantide, dont les Canaries, Madère, et les Açores ne seraient qu’un reste et la tradition mentionnée par Platon un dernier souvenir. L’homme primitif aurait assisté à la disparition au sein des flots de l’Atlantide, graduellement submergée. Mais, si l’on est assuré, par l’extrême ressemblance des forêts canariennes avec celles de l’Europe pliocène, de l’attenance de notre continent avec les îles de l’océan, l’hypothèse d’une Atlantide allant rejoindre l’Amérique du Nord à travers l’espace maritime interposé a perdu toute vraisemblance depuis les derniers soudages, qui ont révélé d’immenses profondeurs là justement où l’on aurait dû rencontrer, à une faible distance de la surface, les vestiges de la région récemment engloutie. La solution préférée par Heer semble donc devoir être abandonnée ; mais il est curieux d’observer que celle qui tend à prévaloir et qui consiste à faire arriver du Nord les espèces distribuées à travers les continens de l’hémisphère boréal, n’a pu s’établir qu’à la suite des travaux de Heer sur l’ancienne végétation polaire. Nous mettrons ce fait en lumière lorsque nous rendrons compte de ces travaux. C’est donc toujours à lui que l’on doit avoir recours, alors même qu’il est nécessaire de substituer une vue plus juste, réalisant un progrès réel, à une théorie devenue insuffisante. Cette façon de fournir des armes contre soi, à la faveur de ses propres découvertes, est encore, de toutes les manière de se tromper, la plus noble et la plus féconde en résultats définitifs.

Heer a professé une opinion fort tranchée au sujet de l’époque glaciaire, dont il a longuement décrit la marche et analysé le caractère dans le Monde primitif de la Suisse. Peut-être n’a-t-il pas assez compris que, placé en observateur au pied des plus grandes alpes, au centre de la région où le phénomène glaciaire avait agi avec le plus d’intensité, il était moins à même d’en apprécier les épisodes secondaires et les phases partielles que d’autres explorateurs plus à l’écart, mais plus à portée aussi de saisir la perspective des événemens et l’ordre relatif de leur succession. D’Archiac a fait cette remarque curieuse que le célèbre Saussure, en dépit de son génie actif, en s’attachant aux masses les plus grandioses des chaînes alpines, n’avait pu réussir à déterminer les véritables lois de la stratigraphie, comme le firent plus tard ceux qui, plus modestes, abordèrent, en Angleterre et en France, l’étude des lits en place, qu’aucune dislocation n’avait encore fracturés.

En Suisse, la formation glaciaire encombre toute la scène et ne laisse presque aucune place aux autres élémens d’appréciation d’une période qui, selon la pensée d’E. Lartet, au lieu d’être, « comme bien des esprits persistent à l’envisager, une transition critique et violente, a vu se développer des milliers de générations successives de ces mammifères qui peuplent encore notre Europe, associés à d’autres qui depuis ont abandonné notre sol. » Le remplacement graduel de l’éléphant méridional et du rhinocéros à narines minces par l’éléphant antique et le rhinocéros de Merk, s’éloignant à leur tour devant le mammouth et le rhinocéros à narines cloisonnées, ces substitutions toujours ménagées dans les alluvions quaternaires de Paris, dans le Forest-Bed de la côte de Norfolk, aussi bien que dans les formations synchroniques du midi de la France et du Val d’Arno, en Italie, démontrent bien que les changemens qui s’opérèrent alors dans le climat et dans la faune se firent par enchaînement et furent exempts de soubresauts. La flore elle-même, prise dans son ensemble, ne s’appauvrit que peu à peu et elle conserva jusqu’à la fin, c’est-à-dire jusqu’au retrait des glaciers, assez d’opulence pour procurer à des herbivores comme les éléphans et les rhinocéros les quantités de nourriture qui leur sont nécessaires en toutes saisons. C’est, en définitive, sur d’assez faibles indices, appuyés d’observations purement locales, que Heer en est venu à supposer l’existence d’une période « interglaciaire, » sorte de retour momentané à une température clémente, favorable au développement des animaux et des plantes. Pendant cette période supposée, les glaciers et le froid, après avoir envahi l’Europe, auraient reculé momentanément pour réaliser ensuite un nouveau mouvement offensif. Rien ne justifie à nos yeux une pareille hypothèse, dès qu’au lieu de la restreindre à des accidens locaux ou à la marche particulière de certains glaciers, on voudrait là généraliser en l’appliquant à l’Europe entière.


VII

Dans le domaine de la paléontologie, toutes les notions, si élevées qu’elles soient, cèdent la place à celle de l’espèce, qui les domine et les efface. L’espèce, c’est l’être individuel qui se perpétue par la propagation et persiste pendant des générations, toujours semblable à lui-même, au moins en apparence. Si l’espèce, ainsi entendue, varie dans le cours des siècles, c’est assurément à l’aide de l’individu et par l’affermissement des variétés individuelles. Ainsi seulement ont pu se produire des branches collatérales, ramifiées à leur tour. Finalement, l’espèce elle même, d’où est-elle sortie originairement, et son origine, faut-il la concevoir comme une création de toutes pièces des individus qui la représentent, ou bien comme un enchaînement d’actes modificateurs successifs accentués peu à peu dans une ou plusieurs directions sensiblement divergentes ? — Ce sont là des questions qui se posent d’elles-mêmes en paléontologie et qu’on ne saurait éluder entièrement, même en prétextant l’ignorance. Cette ignorance ne saurait être absolue en présence des élémens partiels qui nous viennent des fossiles ; elle est plutôt synonyme de doute et d’incertitude ; et comment l’esprit de l’homme, une fois en éveil, sollicité même par des doctrines contradictoires, pourrait-il se soustraire à la nécessité de faire un choix entre des théories qui semblent s’exclure, mais qui, à travers leur choc, ne sont pas sans laisser entrevoir ce demi-jour qui précède la pleine lumière et permet au coup d’œil exercé de se diriger du côté où elle apparaîtra ?

Heer a abordé avec beaucoup de franchise et de bonne foi cette question de l’espèce. Il comprend bien qu’on ne saurait invoquer ni une création primordiale unique, ni une suite de destructions totales et de renouvellemsns successifs du monde organisé. Tout concourt à démontrer que la nature vivante a changé dans le cours des siècles, sans que pourtant les terres ni les mers aient jamais cessé d’être habitées par des plantes et des animaux. On est bien encore forcé d’admettre que des espèces ont souvent péri soit violemment, soit éliminées par l’effet du temps et la concurrence d’espèces rivales.

Il semble que la conséquence logique de cette extinction de certaines races, aux prises avec des circonstances défavorables ou des espèces plus jeunes et plus vigoureuses, devrait être la possibilité, pour celles-ci ou quelques-unes d’entre elles, de se modifier à la suite de l’ébranlement qui leur ouvre de nouvelles destinées et de donner naissance à des races nouvelles susceptibles de se multiplier à leur tour. Ces races nouvelles, il est tout simple de concevoir qu’elles se constituent à l’écart, qu’elles soient d’abord obscures et ne se manifestent qu’une fois formées et caractérisées, puisque nous ne possédons guère, en fait de fossiles, que les êtres les plus répandus de chaque époque. D’ailleurs quel moyen aurions-nous, à l’aide des seuls individus tombés entre nos mains, de distinguer les races naissantes et en voie de développement de l’espèce mère dont elles tendent à se détacher ? Les individus offrant quelques vestiges de ce phénomène seraient toujours, aux yeux des classificateurs, ou une espèce distincte qu’ils rangeraient à part, ou une simple variété d’une espèce déjà connue. Pour agir autrement, il faudrait avoir sous les yeux et au complet tous les termes d’une longue série de variations individuelles. Mais c’est là justement ce que la paléontologie n’obtiendra jamais, et nous serons toujours amenés à admettre, par hypothèse, les nuances intermédiaires servant à rejoindre deux termes spécifiques séparés par un faible intervalle, de même que, bien souvent, la distinction entre deux espèces voisines se trouve purement conventionnelle, tellement les caractères différentiels énumérés par les naturalises se réduisent à peu de chose.

Mais Heer, préoccupé de cette idée que l’espèce a dans l’ordre naturel une existence objective, qu’elle ne change pas sous nos yeux et que certaines espèces ont montré au contraire une remarquable fixité à travers deux ou plusieurs périodes successives (ce que personne ne conteste), n’est pas disposé à admettre qu’à côté de races très fixes il y en ait aussi de variables et de plastiques. Il repousse énergiquement le système de Darwin, et pourtant, pressé par la réalité, il en propose un autre bien moins vraisemblable puisqu’il ne repose ni sur l’expérience des faits actuels ni sur l’observation du passé.

Heer suppose qu’à des époques indéterminées, les espèces auront changé, mais dans un temps relativement court, pour demeurer ensuite immuables jusqu’au moment où une crise semblable aurait entraîné une nouvelle « refonte des espèces, » Il est vrai que l’auteur lui-même ne saurait ni assigner le nombre ni définir le caractère de phénomènes aussi étranges, dont rien de ce qui nous est connu n’autorise à soupçonner l’existence. Heer retire de son hypothèse, qui n’est au fond que du darwinisme mitigé, l’avantage considérable à ses yeux de pouvoir nier la transformation insensible et constante des espèces ; mais c’est là justement un point que les partisans de l’évolution se sont toujours défendus de soutenir. La transformation darwinienne a pu être lente ou relativement rapide dans ses effets ; elle s’est manifestée dans une mesure très inégale selon les êtres que l’on considère et, parmi les espèces, les unes, flottantes et variables, ont donné lieu à des races plus tard converties en types définitifs ; tandis que les autres, une fois fixées, sont demeurées sans changement, incapables de se modifier à l’avenir, destinées à vivre plus ou moins longtemps, mais destituées de la faculté de donner naissance à une postérité. — Les cèdres, les séquïoas, les tulipiers, les magnolias, arrêtés depuis des myriades de siècles dans leurs traits décisifs, sont demeurés à peu près invariables. D’autres types plus plastiques, tels que les pins et les chênes, sans sortir d’un cadre déterminé, ont cependant produit des races locales plus ou moins différenciées et continuent sous nos yeux à présenter des sous-espèces. Il en est d’autres encore, les botanistes le savent bien, qui varient sans trêve et sans mesure, tout en ne constituant pas des espèces au sens propre du mot, c’est-à-dire auxquelles il soit possible d’assigner des limites. La prétendue fixité des espèces est donc une illusion et un trompe-l’œil. On se paie de mots en la proclamant, et ce qui le prouve plus que tout le reste, c’est que Heer lui-même, observateur sagace, admettait « une refonte » soit partielle, soit totale. Sa formule, exclusive au premier abord, correspond en dernière analyse à un aveu des effets de la variabilité que les transformistes traduisent par le terme d’évolution, en les considérant comme une propriété de l’être organisé, pour lequel le changement constitue une sauvegarde vis-à-vis des conditions extérieures, elles-mêmes sujettes à changer.

Bientôt nous suivrons Oswald Heer sur un plus vaste théâtre et sur un horizon plus étendu que ceux de sa terre natale. Nous le retrouverons aux prises avec les mystérieuses profondeurs des pays arctiques, jusqu’à lui inaccessibles à la science. Là aussi ses puissantes facultés, sa lucidité, sa persévérance dans le travail, sa méthode analytique sûre et pénétrante, le guideront et lui feront, comme à Colomb, découvrir un monde nouveau, le passé des régions circumpolaires.


G. DE SAPORTA.

  1. Époque des plus anciennes manifestations de la vie.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 septembre et du 15 octobre 1883, les Temps quaternaires, par G. de Saporta.