Ossian (Lacaussade)/La Mort de Cuthullin

Traduction par Auguste Lacaussade.
Delloye (p. 220-228).



LA MORT DE CUTHULLIN.


POÈME


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Argument.
Cuthullin, après que Fingal eut expulsé Swaran de l’Irlande, continua de diriger les affaires de ce royaume, comme tuteur du jeune roi Cormac. La troisième année de son administration, Torlath, fils de Cantela, se révolta dans le Connaught et s’avança vers Témora pour détrôner Cormac. Cuthullin marcha contre lui, le joignit près du lac de Lego et mit toutes ses forces en déroute. Torlath, dans le combat, fut tué de la raaia Cuthullin ; mais celui-ci, poursuivant l’ennemi avec trop d’ardeur, fui mortellement blessé. Les affaires de Cormac furent administrées quebjue temps par Nathos, ainsi qu’il est mention dans le poème qui précède ; mais la confusion s’y mit presqu’aussitôt après la mort de Cuthullin. Cormac lui-même fut tué par le rebelle Cairbar et le rétablissement de la famille royale sur le trône d’Irlande, par Fingal, a fourni le sujet du poème épique de Témora.

Est-ce le vent qui se plaint sur le bouclier de Fingal ? ou la voix des temps passés est-elle dans ma demeure ? Chante encore, ô douce voix ! Tu es agréable et par toi ma nuit s’écoule dans la joie. Chante encore, ô Bragéla, douce fille de Sorglan !

« C’est la vague blanche des rochers et non les voiles de Cuthullin. Souvent les brouillards me trompent, car je les prends pour le navire de mon amour, lorsqu’ils s’élèvent autour d’un fantôme et qu’ils étendent leurs voiles gris sur les vents. Pourquoi différer ton retour, fils du généreux Semo ? Quatre fois, avec ses brises, l’automne est revenu soulever les mers de Togorma[1], depuis que tu es au milieu du rugissement des batailles et que Bragéla est loin de toi ! Collines de l’île des brouillards, quand donc répondrez-vous à ses limiers ? Mais vous êtes sombres sous vos nuages, et c’est en vain qu’appelle la triste Bragéla. La nuit vient en déroulant ses voiles et la face de l’Océan disparaît à mes yeux. La tête du coq de bruyère est sous son aile et la biche dort auprès du cerf du désert. Ils s’éveilleront avec la lumière du matin et ils iront paître la mousse des torrents. Mais moi, mes larmes reviennent avec le jour et mes soupirs descendent avec la nuit. Quand donc reviendras-tu dans tes armes, ô chef des guerriers d’Érin ? »

Fille de Sorglan, agréable est ta voix à l’oreille d’Ossian ! Mais retire-toi dans la salle des coupes, près du chêne embrasé qui l’éclaire. Prête l’oreille au murmure de la mer : elle roule sous les murs de Dunscaï. Que le sommeil descende sur tes yeux bleus et que ton héros se lève au milieu de tes songes !

Cuthullin est assis près du lac de Lego, près des sombres houles de ses vagues. La nuit environne le héros et ses mille guerriers se dispersent sur la bruyère. Cent chênes brûlent au milieu d’eux, et le festin des coupes répand au loin sa fumée. Carril touche sa harpe sous un arbre. Ses cheveux blancs brillent à la clarté des chênes. La brise frémissante de la nuit joue autour de lui et soulève sa chevelure argentée. Il chante la bleue Togorma et son chef Connal, l’ami de Cuthullin. « Pourquoi es-tu absent, ô Connal, au jour de la sombre tempête ? Les chefs du Sud se sont assemblés contre le royal Cormac. Les vents retiennent tes voiles et tes vagues bleues roulent autour de toi. Mais Cormac n’est pas seul, le fils de Semo coumbat dans ses guerres : le fils de Semo, la terreur de l’étranger, semblable à la vapeur de mort, lentement portée par les vents brûlants : le soleil rougit en sa présence et les hommes tombent de tous côtés. »

Tel était le chant de Carril quand parut un fils de l’ennemi. Il jeta par terre sa lance sans pointe et répéta les paroles de Torlath ; de Torlath, chef de héros, venu des noires ondes courroucées du Lego. Contre Cormac il conduisait au combat ses milliers de guerriers, Cormac, bien loin alors, était dans le palais de Témora : il apprenait à bander l’arc de ses pères et à lever la lance. Tu ne l’as pas levée longtemps, ô doux rayon de jeunesse ! La mort se tient sombre derrière toi, comme la moitié obscurcie de la lune derrière sa croissante lumière. Cuthullin se leva devant le barde envoyé par le généreux Torlath. Il lui offrit la coupe de la joie ; car il honorait les fils de l’harmonie. « Douce voix du Lego, lui dit-il, quelles sont les paroles de Torlath ? Le fils de Cantela vient-il à notre fête où vient-il nous combattre ?

« Il vient, répondit le barde, il vient pour te combattre dans la lutte bravante des lances. Quand le matin blanchira le Lego, Torlath combattra sur la plaine. Dans tes armes, iras-tu à sa rencontre, roi de l’île des brouillards ? Terrible est la lance de Torlath ! C’est un météore de nuit. Il la lève et les peuples tombent ! La mort s’assied au milieu des éclairs de son épée ! » — « Moi, craindre la lance de Torlath ! répondit Cuthullin. Il est brave comme mille héros : mais mon âme se réjouit dans la guerre. Barde des temps passés, cette épée ne dort point au côté de Cuthullin ! Le matin me rencontrera dans la plaine et brillera sur les armes d’azur du fils de Semo. Mais assieds-toi sur la bruvère, ô barde, et fais-nous entendre ta voix. Partage la joie de la coupe, et prête l’oreille aux chants de Temora ! »

« Ce n’est point le moment, répondit le barde, d’écouter les chants de la joie, quand les puissants doivent se rencontrer dans la bataille, avec l’impétuosité des vagues du Lego. Pourquoi es tu si sombre, ô Slimora, avec tous tes bois silencieux ? Nulle étoile ne tremble sur ta cime ; nul rayon de lune sur tes flancs ; mais j’y vois les météores de la mort ; les formes humides et grises des fantômes. Pourquoi es-tu sombre, ô Slimora, avec tes bois silencieux ? » Le barde se retira au murmure de son chant. À sa voix Carril joignit la sienne, et cette musique était comme le souvenir des joies qui ne sont plus, agréable mais triste à l’âme. Les ombres des bardes décédés l’entendirent sur les flancs du Slimora ; les doux sons se prolongèrent le long de la forêt, et les silencieuses vallées de la nuit se réjouirent. Ainsi, quand dans le silence du jour, Ossian est assis dans la vallée de ses brises, le bourdonnement de l’abeille des montagnes arrive à son oreille : la brise emporte dans sa course l’agréable murmure, mais il revient encore ! Le soleil regarde obliquement sur la plaine et par degrés s’étend l’ombre de la montagne.

« Entonnez, dit Cuthullin à ses cent bardes, le chant de Fingal, ce chant qu’il écoute la nuit, quand descendent les songes de son sommeil ; quand les bardes touchent leurs harpes à distance, et qu’une faible lumière brille sur les murs de Selma. Ou plutôt chantez la douleur de Lara ; les soupirs de la mère de Calmar, quand on chercha vainement son fils sur ses collines et qu’elle aperçut son arc dans le palais. Carril, suspends à cette branche le bouclier de Caithbat, et place auprès la lance de Cuthullin, pour que le signal des batailles s’élève avec le blanc rayon de l’Orient. »

Le héros s’appuya sur le bouclier de son père. Le chant de Lara commence. Les cent bardes se tiennent à quelque distance. Carril seul est auprès du chef. Les paroles de l’hymne étaient de lui, et triste était le son de sa harpe.

CARRIL.

« Alcletha aux boucles de vieillesse, mère du brave Calmar, pourquoi regardes-tu vers le désert, si tu vois revenir ton fils ? Ce ne sont point ses héros que tu vois, sombres sur la bruyère ; et cette voix, n’est point celle de Calmar. Ce n’est qu’une forêt lointaine, ô Alcletha, ce n’est que le rugissement du vent de la montagne ! »

ALCLETHA.

« Quel est celui qui franchit le torrent de Lara, sœur du noble Calmar ? Alcletha ne voit-elle point la lance de son fils ? Mais mes yeux sont affaiblis ! Fille de mon amour, n’est-ce point là le fils de Matha ? — Ce n’est qu’un chêne antique, répondit la belle et pleurante Alona. Ce n’est qu’un chêne, Alcletha, penché sur le torrent de Lara. Mais qui vient le long de la plaine ? La douleur est dans sa marche rapide ! Il lève la lance de Calmar : Alcletha, elle est couverte de sang ! »

ALCLETHA.

« Sœur de Calmar, c’est qu’elle est couverte du sang des ennemis ! Sa lance, ni son arc ne sont jamais revenus de la bataille des braves sans être tachés de sang : sa présence consume les armées ; c’est une flamme de mort, ô Alona ! — Jeune et rapide messager de deuil, où est le fils d’Alcletha ? revient-il, avec sa gloire, au milieu de ses boucliers retentissants ? Tu es sombre et silencieux ! Calmar n’est donc plus ? Ne me dis point, ô guerrier ! comment il a péri ; je ne puis entendre parler de sa blessure. »

CARRIL.

« Pourquoi regardes-tu vers le désert, mère de Calmar qui n’est plus ? »

Tel était le chant de Carril, tandis que Cuthullin était couché sur son bouclier ; les bardes se reposaient sur leurs harpes, et le sommeil autour d’eux descendit doucement. Le fils de Semo était seul éveillé, et son âme méditait sur la guerre. Les chênes embrasés commencent à s’éteindre ; une faible lueur rouge se joue à l’entour ; une voix faible se fait entendre. L’ombre de Calmar parut ; obscurément elle cheminait le long de cette lumière. Livide est la blessure de son flanc ; ses cheveux sont épars et flottent en désordre ; la joie s’assied pâle sur son visage, et il semble inviter Cuthullin à sa caverne.

« Fils de la nuageuse nuit, dit le chef d’Érin en se levant ; ombre du noble Calmar, pourquoi penches-tu tes yeux sombes sur moi ? Voudrais-tu m’effrayer, ô fils de Matha ! et me détourner des combats de Cormac ? Ta main n’était pas faible dans la guerre, et ta voix n’était point pour la paix. Que tu es changé, chef de Lara, si maintenant tu me conseilles de fuir ! Mais je n’ai jamais fui, ô Calmar ! je n’ai jamais craint les fantômes de la nuit. Borné est leur savoir, débiles sont leurs mains ; leur demeure est dans les vents. Mais mon âme grandit dans le danger et se réjouit dans le bruit de l’acier. Retire-toi à ta caverne, tu n’es point l’ombre de Calmar ! Il se plaisait dans les combats, et son bras était semblable à la fouche du ciel ! » Avec joie le fantôme se retira sur sa brise, car il avait entendu la voix de ses louanges.

Le faible rayon du matin se lève, et le bruit du bouclier de Caithbat se répand au loin. Les guerriers de la verte Érin s’assemblent avec un bruit pareil au rugissement de plusieuis torrents. Le cor de la guerre est entendu sur le Lego. Le puissant Torlath arrive : — « Pourquoi, Cuthullin, viens-tu avec les milliers ? dit le chef de Lego. Je connais la force de ton bras, et ton âme est un feu qui ne s’éteint jamais : pourquoi ne pas combattre dans la plaine et laisser nos guerriers contempler nos exploits ? Qu’ils nous contemplent, semblables aux vagues rugissantes qui bondissent autour d’un rocher, quand les matelots s’éloignent rapidement et qu’ils regardent leur lutte avec effroi. »

« Tu te lèves comme le soleil sur mon âme, répondit le fils de Senio. Ton bras est puissant, ô Torlath ! et digne démon courroux. Retirez-vous, hommes d’Ullin, sur les flancs ombragés de Slimora ; contemplez le chef d’Erin, dans le jour de sa gloire  ! Carril, dis au puissant Connal, si Cuthullin succombe, dis-lui que j’ai accusé les vents qui rugissaient sur les vagues de Tagorma. Jamais il n’était absent du combat, quand s’éveillait la lutte de ma gloire. Que son épée soit devant Cormac, comme le rayon du ciel, et que ses conseils se fassent entendre dans Temora au jour du danger. »

Cuthullin s’élance dans le bruit de ses armes, semblable au terrible esprit de Loda, lorsqu’il vient dans le rugissement de mille tempêtes et que ses yeux répandent les feux des combats : il s’assied sur un nuage au-dessus des mers de Lochlin ; sa main puissante est sur son épée et les vents soulèvent ses boucles enflammées. La décroissante lune éclaire à moitié sa face terrible, et les traits de l’esprit, confondus dans les ténèbres, s’élèvent à la vue. Aussi terrible fut Cuthullin au jour de sa gloire : Torlath périt de sa main. Les héros du Lego gémirent et, comme les nuages du désert, s’assemblèrent autour de leur chef. Mille épées se lèvent à la fois, mille flèches volent ; mais Cuthullin est comme un rocher au milieu d’une mer rugissante. Les ennemis tombent autour de lui : il marche dans le sang. La sombre Slimora retentit au loin. Les enfants d’Ullin descendent et la bataille s’étend sur le Lego. Le chef d’Érin a triomphé ! Dans sa gloire, il revenait sur la plaine ; mais pâle il revenait ! De son visage la joie était sombre ; il roulait ses yeux en silence. Son épée pendait nue à sa main, et sa lance s’abaissait à chaque pas.

« Carril, dit tout bas le chef, la force de Cuthullin l’abandonne ; mes jours sont avec les années qui ne sont plus. Le matin ne se lèvera plus pour moi ; on me cherchera dans Témora, mais on ne me trouvera plus. Cormac pleurera dans son palais et dira : « Où est le chef d’Érin ? Mais mon nom est célèbre et ma gloire est dans le chant des bardes ! La jeunesse dira secrètement : « Oh ! puissé-je mourir comme mourut Cuthullin ! La gloire le revêt comme une robe, et grande est la lumière de sa renommée ! » — « Carril, de mon flanc arrache cette flèche ; place Cuthullin sous ce chêne ; pose auprès de moi le bouclier de Caithbat, afin qu’on me voie au milieu des armes de mes pères ! »

« Et il est tombé le fils de Semo ! dit Carril avec un soupir. Pleines de deuil sont les murailles de Tura et la tristesse habite Dunscaï ! Ton épouse est délaissée dans sa jeunesse. Le fils de ton amour est seul ! Il viendra vers Bragéla et lui demandera pourquoi elle pleure ; il lèvera les yeux sur la muraille et verra l’épée de son père : « À qui est cette épée ? dira-t-il ; et l’âme de sa mère sera triste !… » Mais quel est celui qui, dans le murmure de sa course, ressemble au cerf du désert ? Ses yeux roulent égarés autour de lui et cherchent son ami. Connal, fils de Colgar, où étais-tu quand le puissant est tombé ? Les mers de Togorma roulaient-elles autour de toi ? le vent du sud était-il dans tes voiles ? Les braves sont tombés dans le combat et tu n’y étais pas ! Que personne ne le dise dans Selma, ni dans la terre boisée de Morven. Fingal sera triste et les fils du désert pleureront ! »

Près des vagues sombres et roulantes du Lego, on élève la tombe du héros. Luath[2] repose à quelque distance. Le chant des bardes s’élève sur le mort :

« Bénie soit ton âme, fils de Semo ! Tu fus puissant dans les combats. Ta force était pareille à la force d’un torrent et ta vitesse pareille à l’aile de l’aigle. Dans la bataille, ton passage était terrible : les pas de la mort étaient derrière ton épée. Bénie soit ton âme, fils de Semo, royal chef de Dunscaï ! Tu n’es point tombé par le glaive du puissant et ton sang n’a point rougi la lance du brave. Une flèche, comme l’aiguillon de la mort, est venue dans une brise, mais la faible main qui banda l’arc ne s’en est point aperçue ! Paix à ton âme dans ta caverne, chef de l’île des brouillards !

« Les puissants sont dispersés dans Temora : il n’est personne dans le palais de Cormac. Le roi gémit dans sa jeunesse. Il ne voit point ton retour. Le bruit de ton bouclier a cessé et ses ennemis s’assemblent de toutes parts.

« Doux soit ton repos dans ta caverne, chef des guerres d’Érin ! Bragéla n’espérera plus ton retour et ne verra plus tes voiles dans l’écume de l’Océan. Ses pas ne sont plus sur le rivage ; son oreille n’est plus ouverte à la voix des rameurs. Elle est assise dans la salle des coupes ; elle regarde les armes de celui qui n’est plus. Tes yeux sont pleins de larmes douce fille de Sorglan ! Bénie soit ton âme dans la mort, ô chef de l’ombragée Tura ! »


  1. Togorma « l’île des vagues bleues » l’une des Hébrides.
  2. Luath, le chien de Cuthullin.