Ossian (Lacaussade)/La Bataille de Lora

Traduction par Auguste Lacaussade.
Delloye (p. 229-238).



LA BATAILLE DE LORA.


POÈME


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Argument.
Fingal à son retour d’Irlande, après avoir chassé Swaran de ce royaume, donna une fête à tous ses héros. Il oublia d’inviter Maronnan et Aldo, deux chefs qui ne l’avaient point accompagné dans son expédition. Ils s’offensèrent de cet oubli et passèrent au service d’Erragon, roi de Sora, canton de la Scandinavie, l’ennemi déclaré de Fingal. La valeur d’Aldo lui acquit bientôt une grande réputation dans Sora, et la belle Lorma, femme d’Erragon, s’éprit d’amour pour lui. Il trouva les moyens de s’échapper avec elle et de venir auprès de Fingal qui demeurait alors à Selma, sur la côte occidentale. Erragon descendit en Écosse et fut tué dans le combat par Gaul, fils de Morni, après avoir rejeté les propositons de paix offertes par Fingal. Dans cette guerre Aldo périt, en un combat singulier, des mains de son rival Erragon et peu après l’infortunée Lorma mourut de douleur.

Fils d’une terre lointaine, qui demeures dans la secrète cellule, est ce le murmure de tes bois que j’entends, ou est-ce la voix de tes chants ? Le bruit du torrent était dans mon oreille ; mais j’ai entendu une voix mélodieuse. Loues-tu les chefs de ta patrie ou les esprits du vent ? Solitaire habitant des rochers, regarde cette plaine de bruyère. Tu vois ces vertes tombes avec leur herbe épaisse et sifflante, avec leurs pierres aux têtes de mousse ; tu les vois, ô fils du rocher, mais les yeux d’Ossian sont éteints !

Un torrent de montagne descend en rugissant et verse ses ondes autour d’une verte colline : sur le sommet, quatre pierres couvertes de mousse s’élèvent au milieu de l’herbe flétrie ; deux arbres, que l’orage a penchés, étendent à l’entour leurs branches gémissantes. C’est là qu’est ta demeure, Erragon, c’est là qu’est ton étroite maison ! Depuis longtemps le bruit de tes coupes est oublié dans Sora. Dans ton palais ton bouclier est devenu noir. Erragon, roi des vaisseaux, chef de la lointaine Sora, comment es-tu tombé sur nos montagnes ? Comment le puissant a-t-il sucombé ?

Fils de la secrète cellule, te plais-tu dans les chants ? Écoute la bataille de Lora. Le bruit des armes a cessé depuis longtemps. Ainsi sur les monts obscurcis la foudre gronde et n’est plus. Le soleil jevient avec le calme de ses rayons : les rochers étincelants et les vertes têtes des montagnes sourient.

Des vagues roulantes d’Érin, la baie de Cona reçut nos vaisseaux.[1] Nos blanches voiles pendaient détachées aux mâts et les vents impétueux rugissaient derrière les forêts de Morven. Le cor du roi résonne ; les cerfs tressaillent et bondissent de leurs rochers. Nos flèches volent dans les bois. La fête de la colline est préparée. Sur nos rochers notre joie était grande, car nous avions vaincu le terrible Swaran. À notre fête deux héros furent oubliés. La rage s’alluma dans leurs cœurs. Ils roulaient en secret des yeux enflammés et des soupirs s’échappaient de leur sein. On les voyait s’entretenir ensemble et jeter leurs lances sur la terre. C’étaient deux noirs nuages au milieu de notre joie ; semblables à deux colonnes de brouillard sur la mer qui s’apaise : elles brillent au soleil, mais les mariniers redoutent une tempête.

« Levez mes blanches voiles, dit Ma-ronnan, levez-les aux vents de l’Occident. Élançons-nous, ô Aldo, à travers l’écume de la vague du nord. Nous avons été oubliés à la fête ; et le sang a cependant rougi nos armes ! Quittons les collines de Fingal, servons le roi de Sora ! Son attitude est fière et les noires batailles environnent sa lance. Illustrons-nous, ô Aldo, dans les guerres des autres contrées ! »

Ils prirent leurs épées et leurs boucliers aux liens de cuir ; ils volèrent à la baie retentissante de Lumar. Ils arrivèrent devant le chef altier de Sora, le roi des bondissants coursiers. Erragon revenait de la chasse. Sa lance était rouge de sang. Il penchait vers le sol son visage sombre et sifflait en marchant. Il invita les étrangers à ses fêtes : ils combattirent et triomphèrent dans ses guerres.

Aldo revenait avec gloire vers les hautes murailles de Sora. Du haut de ses tours, regardait sur la plaine l’épouse d’Erragon, Lorma aux yeux humides. Ses cheveux dorés volent sur le vent de la mer ; son sein blanc se soulève comme la neige sur la bruyère, quand les douces brises soufflent et mollement la meuvent dans la lumière. Elle vit le jeune Aldo, semblable au rayon couchant du soleil de Sora. Son doux cœur soupire ; des larmes remplissent ses yeux. Sa main blanche soutenait sa tête. Trois jours elle s’assit dans le palais et couvrit sa douleur du voile de la joie. Le quatrième, avec le héros, elle s’enfuit sur la mer agitée. Ils vinrent à Cona dont les tours sont couvertes de mousse, et se présentèrent à Fingal le roi des lances.

« Aldo au cœur d’orgueil, lui dit Fingal, se levant en fureur ; dois-je te défendre contre la rage du roi injurié de Sora ? Qui voudra désormais recevoir mes guerriers dans ses palais ? Qui les invitera aux fêtes de rétranger, puisque Aldo, cette âme petite, a déshonoré mon nom dans Sora ? Retire-toi sur tes collines, homme à la main débile ; va te cacher dans tes cavernes ! Déplorable est la guerre que nous allons engager avec le sombre roi de Sora. Esprit du noble Trenmor, quand donc Fingal cessera-t-il de combattre ? Je suis né au milieu des batailles[2] et, jusqu’à la tombe, je dois marcher dans le sang ! Mais mon bras du moins n’a point outragé l’impuissant, et mon glaive n’a point touché le faible dans les armes. Je vois, ô Morven, les tempêtes qui doivent renverser mon palais, quand mes enfants seront morts dans les combats et qu’il ne restera personne pour habiter Selma ! Les faibles viendront alors, mais ils ne connaîtront point ma tombe. Ma renommée ne vivra que dans les chants, et mes actions seront comme un rêve pour les siècles futurs ! »

Les guerriers d’Erragon se rassemblèrent près de lui, comme les tempêtes autour du fantôme de la nuit, quand il les appelle du sommet de Morven et qu’il se prépare à les verser sur la terre de l’étranger. Erragon descendit sur le rivage de Cona. Il envoya son barde à Fingal pour lui demander le combat des milliers ou la terre des nombreuses collines ! Le roi était assis dans son palais, entouré des amis de sa jeunesse. Les jeunes guenners étaient à la chasse, bien loin dans le désert. Les chefs aux clieveux gris parlaient des autres temps et des actions de leur jeunesse, lorsqu’entra le vieux Nartmor, le chef des rives du Lora.

« Ce n’est point ici le temps, dit-il, d’écouter les chants des autres années : Erragon, menaçant, est sur la côte et lève dix mille épées. Sombre est le roi au milieu de ses chefs ! Il ressemble à la lune obscurcie au milieu des météores de la nuit, quand ils voguent près d’elle sur les nuées et qu’ils versent les clartés qui manquent à son orbe. »

« Sors de ta demeure, s’écria Fingal, sors, ô fille de mon amour ! Sors de ta demeure, Bosmina, jeune fille des torrents de Morven ! Nartmor, prends les coursiers de l’étranger et accompagne la fille de Fingal ! Qu’elle invite le roi de Sora à notre fête, dans les murs ombragés de Selma. Offre-lui, Bosmina, la paix des héros et les richesses du généreux Aldo. Nos jeunes guerriers sont éloignés et la vieillesse est sur nos mains tremblantes ! »

Elle vint à l’armée d’Erragon, comme vient à un nuage un rayon de lumière. Dans sa main droite on voyait une coupe étincelante, signe joyeux de la paix ; et dans sa main gauche une flèche d’or, signe de la guerre. Erragon brilla à son aspect, comme un rocher aux rayons subits du soleil, quand ils sortent d’un nuage brisé qu’ont déchiré les vents impétueux !

« Fils de la distante Sora, lui dit la douce et rougissante jeune fille, viens à la fête du roi de Morven, viens dans les murs ombragés de Selina. Accepte la paix des héros, ô guerrier, et laisse ta sondjre épée dormir à ton côté ! Préfères-tu les richesses des rois ? Écoute alors ces paroles du généreux Aldo. Il donne à Erragon cent coursiers, les fils dociles des rênes ; cent vierges venues des lointaines contrées ; cent faucons dont les ailes agitées volent à travers le ciel. Tu auras encore, pour ceindre les seins fécondés des vierges, cent ceintures[3], amies de la naissance des héros, remèdes des douleurs de l’enfantement. Dix coupes incrustées de pierreries brilleront dans les tours de Sora : l’onde limpide qui tremble sur leurs bords étoilés, semble un vin pétillant. Jadis elles réjouissaient les rois du monde[4] dans leurs salles bruyantes. Ces richesses, ô héros, seront à toi : mais si tu leur préfères ta blanche épouse, les beaux yeux de Lorma brilleront encore dans ton palais. Fingal chérit le généreux Aldo, mais Fingal n’a jamais outragé un héros, quoique son bras soit fort ! »

« Douce voix de Cona, répondit le roi, dis à Fingal qu’il prépare en vain sa fête. Qu’il verse autour de moi ses richesses, qu’il fléchisse sous ma puissance, qu’il me donne les épées de ses pères, les boucliers des temps passés ; pour que mes enfants les puissent voir dans mon palais et dire : « Ces armes sont celles de Fingal » ! — « Jamais ils ne les verront dans ton palais, répondit l’orgueil naissant de la jeune fille. Ces armes sont entre les mains de héros qui n’ont jamais cédé dans les combats. Roi de Sora ! la tempête s’amasse sur nos collines. Ne prévois-tu pas la chute de ton peuple, ô fils d’une terre lointaine ? »

Elle revint au palais silencieux de Selma. Le roi la vit les yeux baissés : dans sa puissance il se lève de sa place, agite sa chevelure âgée et saisit la sonnante armure de Trenmor et le noir bouclier de ses pères. Les ténèbres remplirent les salles de Selma quand il étendit la main vers sa lance : les ombres de mille morts étaient autour de nous et prévoyaient la chute des guerriers. Une joie terrible se lève sur la face des vieillards. Ils s’élancent à la rencontre de l’ennemi. Leur pensée s’arrête sur les hauts faits des années passées et sur la gloire qui s’élève de la tombe !

Au même instant, près de l’antique tombeau de Trathal paraissent les chiens de la chasse. Fingal comprit que ses jeunes héros les suivaient et s’arrêta au milieu de sa course. Oscar parut le premier ; ensuite le fils de Morni et le descendant de Némi. Fercuth montra sa forme menaçante. Dermid livrait aux vents sa noire chevelure. Ossian vint le dernier. Je murmurais les airs des autres temps. Mes pas s’appuyaient sur ma lance pour francbir les torrents et mes pensées étaient pleines du souvenir des grands hommes. Fingal frappe les bosses de son bouclier et donne le funeste signal de la guerre. Mille épées, tirées en même temps, étincellent sur l’ondoyante bruyère. Trois bardes en cheveux blancs élèvent leur voix mélodieuse et lugubre. À pas retentissants et en une file profonde et ténébreuse nous fondons sur la plaine, semblables à l’averse des orages, quand elle tombe sur une étroite vallée.

Le roi de Morven s’assied sur sa colline et dans les vents se déploie le soli-flamme[5] des batailles. Les amis de son jeune âge, sous les ondoyantes boucles de leur vieillesse, se tenaient auprès de lui. La joie monta dans les yeux du béros, quand il vit ses enfants dans la bataille ; quand il les vit, au milieu des éclairs des épées, se souvenir des actions de leurs pères. Erragon s’avance dans sa puissance, pareil au rugissement d’un torrent d’hiver. Les combattants tombent autour de lui : la mort marche sombrement à ses côtés !

« Qui vient, s’écria Fingal, comme le daim bondissant, comme le chevreuil de la retentissante Cona ? Son bouclier étincelle à son côté et lugubre est le bruit de son armure ! Au milieu de la mêlée il rencontre Erragon. Contemplez le combat des chefs ! Telle est la lutte des fantômes dans une ténébreuse tempête. Mais tombes-tu, fils de la colline, et ta blanche poitrine est-elle tachée de sang ? Pleure, infortunée Lorma ! Aldo n’est plus ! »

Triste de la chute d’Aldo, Fingal saisit la lance de sa force et penche ses yeux mortels sur l’ennemi. Mais Gaul a rejoint le monarque de Sora. Qui pourrait dire le combat de ces deux chefs ? Il tombe, le puissant étranger ! — « Fils de Cona, s’écrie Fingal, arrêtez le bras de la mort. Puissant était celui qui est maintenant si bas ! Oh ! qu’il sera pleuré dans Sora ! L’étranger s’approchera de sa demeure et s’étonnera de son silence. Le roi est tombé, ô étranger, et la joie s’est tue dans sa maison. Prête l’oreille au bruit de ses forêts ; son fantôme y murmure peut-être. Mais loin, bien loin sur Morven, il est tombé sous l’épée d’un ennemi étranger ! » Telles furent les paroles de Fingal quand les bardes firent entendre le chant de la paix. Nous arrêtons nos épées levées et nous épargnons les faibles ennemis. Erragon fut placé dans une tombe et j’élevai la voix de la douleur. Les nuages de la nuit descendirent et roulèrent sur la plaine. L’ombre d’Erragon apparut à quelques-uns : sa figure était sombre et nuageuse, et un soupir à demi formé soulevait sa poitrine. « Bénie soit ton âme, ô roi de Sora ! ton bras était terrible dans la guerre ! »

Lorma était assise dans le palais d’Aldo ; elle était assise devant la lumière d’un chêne embrasé. La nuit descendait, mais AIdo ne revenait pas. L’âme de Lorma est triste ! « Qui te retient, ô chasseur de Cona ? Tu m’as promis de revenir. Le cerf était-il bien loin ? Les vents de la nuit, sur la bruyère, soupirent-ils autour de toi ? Je suis seule dans le pays des étrangers, et n’ai que toi seul pour ami, ô Aldo ! Descends, ô mon plus aimé, descends des échos de tes collines ! »

Ses yeux sont tournés vers la porte ; elle prête l’oreille aux frémissements de la brise et croit entendre les pas d’Aldo. La joie se lève sur son visage ! Mais la tristesse, comme un léger nuage sur la lune, passe de nouveau sur sa figure. » Ne reviendras-tu pas, ô mon amour ! Je vais regarder les pentes de la colline. La lune est dans l’est et le sein du lac est calme et brillant. Quand verrai-je ses chiens revenir de la chasse ? Quand entendrai-je sa voix, haute et distante sur les vents ? Descends des échos de tes collines, ô chasseur de la verdoyante Cona ! » Son ombre légère parut sur un rocher, semblable à l’humide rayon d’une faible lumière, quand la lune sort tout à coup entre deux nuages, et que l’ondée de minuit est sur la plaine. Elle suivit sur la bruyère sa forme aérienne, car elle avait compris que son héros n’était plus. J’entendais ses cris s’approcher sur le vent, semblables à la plaintive voix de la brise, quand elle soupire sur l’herbe de la caverne !

Elle arrive, elle trouve son héros ! Sa voix expire : elle roule ses yeux en silence Elle était pâle et égarée dans sa douleur ! Ses jours furent peu nombreux sur Cona. Elle descendit par degrés dans la tombe, et Fingal ordonna à ses bardes de chanter la mort de Lorma. Tous les ans les filles de Morven passaient un jour à la pleurer, quand revenaient les sombres vents d’automne !

Fils des terres lointaines, tu demeures dans la plaine de la renommée ! Oh ! que ton chant s’élève quelquefois à la louange de ceux qui sont tombés ! que leurs ombres légères se réjouissent autour de toi, et que l’âme de Lorma descende sur un faible rayon, quand tu te coucheras pour dormir et que la lune regardera dans ta caverne. Belle tu la verras alors ; mais des larmes seront encore sur ses joues !


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  1. Si nous n’avions craint de manquer aux lois d’une exactitude scrupuleuse, nous aurions pu offrir de ces lignes du texte : « The bay of cona received our ships from Erin’s rolling waves. » une version plus française et peut-être meilleure, en les traduisant ainsi : « Des vagues roulantes d’Érin nos vaisseaux descendirent dans la baie de Cona. » Mais notre fidélité à l’original nous a fait un devoir de rester dans le mot à mot tant qu’il a été possible et de sacrifier à une version plus littérale, une tournure plus conforme à l’esprit de notre langue. Ce sacrifice, nous l’avons fait bien souvent dans le cours de cette traduction.
  2. Le jour où naquit Fingal, Comhal son père fut tué dans un combat contre la tribu de Morni ; aussi Fingal peut-il dire avec raison qu’il est né au milieu des batailles.
  3. Il n’y a pas longtemps que l’on conservait de ces ceintures dans plusieurs familles du nord de l’Écosse. On les attachait autour des femmes en travail et l’on croyait qu’elles soulagaient leurs douleurs et qu’elles accéléraient la naissance de l’enfant. Les figures mystiques dont elles étaient chargées, les paroles, les gestes avec lesquels on les attachait, prouvent que cette coutume venait originairement des Druides.
  4. Les empereurs romains.
  5. Le soli-flamme ou étendart de Morven. « The sun-beam of battle. »