Traduction par Auguste Lacaussade.
Delloye (p. 119-191).



FINGAL.


ANCIEN POÈME ÉPIQUE.


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LIVRE PREMIER



Argument.
Cuthullin, général des tribus irlandaises sous la minorité de Cormac, roi d’Irlande, assis seul sous un arbre à la porte de Tara, château d’Ulster, tandis que les autres chefs sont en partie de chasse à Cromla, montagne voisine, est informé par un de ses avant-coureurs, Moran, fils de Fithil, du débarquement de Suaran, roi de Lochlin. Il fait assembler les chefs. On tient conseil, et la dispute s’échauffe en délibérant si l’on doit livrer bataille à l’ennemi. Connal, petit roi de Togorma et ami intime de Cuthullin, conseillait la retraite jusqu’à ce que Fingal, roi des Calédoniens qui habitaient la côte du nord-ouest de l’Écosse, et dont on avait déjà sollicité les secours, pût arriver. Mais Calmar, fils de Matha, seigneur de Lara, pays du Connaught, voulait qu’on attaquât l’ennemi sur-le-champ. Cuthullin, déjà disposé à combattre, adopta l’opinion de Calmar. En marchant vers l’ennemi, il s’aperçut de l’absence de trois de ses plus braves héros, Fergus, Duchomar et Cathba. Fergus arrive et raconte à Cuthullin la mort des deux autres chefs ; ce qui donne lieu à la touchante épisode de Morna, fille de Cormac. L’armée de Cuthullin est aperçue de loin par Swaran, qui envoya le fils d’Arno observer les mouvements de l’ennemi, tandis qu’il rangeait lui-même ses forces en bataille. Le fils d’Arno retourne vers Swaran et lui dépeint le char de Cuthullin et la contenance terrible de ce héros. Les armées en viennent aux mains, mais la nuit, survenant, laisse la victoire indécise. Cuthullin, suivant l’hospitalité de l’époque, envoie à Svvaran, par son barde Carril, fils de Kinfena, une invitation à un grand festin. Swaran refuse de s’y rendre. Carril rapporte à Cuthullin l’histoire de Grudar et de Brassolis. Suivant l’avis de Connal, on envoie un parti reconnaître les mouvements de l’ennemi. Ce qui termine l’action de la première journée.

Cuthullin était assis près des murailles de Tura, près de l’arbre au feuillage agité. Sa lance est appuyée contre un rocher ; son bouclier reposait près de lui sur l’herbe. Au milieu de ses pensées sur le puissant Cairbar, héros tué par ce chef dans la guerre, la sentinelle de l’Océan arrive, Moran, fils de Fithil.

« Lève-toi, dit le jeune homme ; Cuthullin, lève-toi ! Je vois les vaisseaux du Nord. Nombreux sont les ennemis, ô chef des hommes ! nombreux les héros de Swaran, portés par la mer. » Moran, répliqua le chef aux yeux bleus, tu trembles toujours, fils de Fithil ; tes craintes ont multiplié l’ennemi.

C’est Fingal, roi des déserts, qui vient en aide à la verte Érin des ruisseaux. — J’ai vu leur chef, répondit Moran, haut comme un rocher étincelant ; sa lance est un sapin ébranché ; son bouclier, la lune qui se lève. Il était assis sur le rivage, comme un nuage de brume sur la colline silencieuse. Nombreuses, chef de héros, nombreuses, lui ai-je dit, sont les mains de notre armée. C’est avec raison que tu es surnommé l’homme puissant ; mais nombreux sont les hommes puissants qu’on voit des murailles de Tura, battues des vents.

Comme une vague se brisant contre un rocher, Swaran répond : « Qui, dans cette terre, est pareil à moi ? les héros ne se tiennent pas debout en ma présence ; ils tombent terrassés de ma main. Qui peut s’opposer à Swaran dans la bataille ? qui, si ce n’est Fingal, roi de l’orageuse Selma ? Une fois nous luttâmes à Malmor ; nos pieds déracinaient les arbres, les roches roulaient de leurs bases, les ruisseaux changeant leurs cours, s’enfuyaient en murmurant.

« Trois jours nous renouvelâmes la lutte ; les héros se tenaient à distance et tremblaient. Le quatrième, Fingal s’écria : Le roi de l’Océan est tombé ! mais Swaran dit : Il est debout ! Que le sombre Cuthullin lui cède, à lui qui est fort comme les orages de son pays. »

Non, répliqua le chef aux yeux bleus ; jamais je ne cède à un mortel ! Le sombre Cuthullin sera grand ou mourra ! Va, fils de Fithil, prends ma lance ; frappe le bouclier résonnant de Sémo ; il est suspendu aux portes bruyantes de Tura ; sa voix n’est pas le son de la paix, mes héros l’entendront et obéiront.

Il partit. Il frappa le bouclier : les collines, les rochers répondent ; les sons s’étendent sur les bois ; le daim tressaille près du lac des chevreuils. Curtach s’élance du rocher retentissant, et avec lui Connal au dard ensanglanté. Le seni de neige de Crugal bat avec force ; le fils de Favi quitte la biche à la peau brune et fauve. C’est le bouclier des combats, s’écrie Ronnar ; la lance de Cuthullin, dit Lugar. Fils de la mer, Calmar, prends tes armes ! lève ton fer retentissant ! — Puno, héros terrible, lève-toi. — Cairbar, quitte ton arbre embrasé de Cromla. — Ploie le genou, ô Eth ! descends des torrents de Lena. — Ca-olt, étends tes flancs, en passant le long des landes sifflantes de Mora ; tes flancs blancs comme l’écume de la mer agitée, quand les vents ténébreux la répandent sur les rochers de Cuthon.

Je vois maintenant les chefs dans l’orgueil de leurs premiers exploits. Leurs âmes s’enflamment au souvenir des batailles d’autrefois et des actions des temps passés. Leurs yeux sont des flammes qui roulent, cherchant les ennemis de leur pays. Leurs mains puissantes sont sur leurs épées ; les éclairs ruissellent de leurs flancs d’acier. Comme des torrents ils vinrent des montagnes. Chacun d’eux se précipite en rugissant de la colline. Brillants sont les chefs des combats sous l’armure de leurs pères ; sombres et ténébreux, leurs guerriers les suivent, comme le cortège des nuages pluvieux derrière les rouges météores du ciel. Le bruit des armes qui se choquent, s’élève ; les dogues gris y mêlent leurs hurlements ; par intervalles éclatent les chants de guerre, et la chancelante Cromla les répète à l’entour. Sur la noire bruyère de Lena ils se tiennent comme le brouillard qui obscurcit les collines en automne, quand, sombre et déchiré, il se pose sur leurs cimes et lève sa tête dans les cieux.

« Salut, dit Cuthullin, fils des étroites vallées ! Salut, chasseurs du chevreuil ! Une autre chasse se prépare, semblable à cette vague qui roule sombrement sur la côte. Combattrons-nous, fils de la guerre, ou cédrons-nous la verte Érin à Lochlin ? Parle, Connal, toi le premier des hommes ! toi qui brises les boucliers, tu as souvent combattu Lochlin ; lèveras-tu la lance de tes pères ? »

« Cuthidlin, répliqua tranquillement le chef, la lance de Connal est acérée ; elle aime à briller dans la bataille, à se teindre du sang de milliers de héros ! Mais quoique ma main incline pour le combat, mon cœur est pour la paix d’Érin[1]. Ô toi le premier dans la guerre de Cormac, vois la noire flotte de Swaran. Ses mâts sont nombreux sur nos côtes comme les roseaux sur le lac de Lego. Ses vaisseaux sont des forêts entourées de brouillards, quand les arbres cèdent l’un après l’autre au vent de la tempête. Nombreux sont les chefs de son armée ; Connal est pour la paix ! Fingal lui-même éviterait son bras, lui, le premier des mortels. Fingal qui disperse les puissants, comme les vents orageux emportent les échos de Cona ; quand la nuit se pose avec tous ses nuages sur la colline. »

« Fuis, homme de paix ! dit Calmar, fuis, dit le fils de Matha ! retourne, donnai, à tes collines silencieuses où la lance ne brille jamais dans la guerre. Poursuis la biche brune du Cromla ; arrête de tes flèches les daims bondissants de Lena ; Mais toi, fils aux yeux bleus de Sémo, Cuthullin, arbitre de la guerre, disperse les fils de Lochlin[2] ! rugis à travers leurs rangs orgueilleux ! Qu’aucun vaisseau du royaume des neiges ne bondisse sur les vagues sombres d’Inistore[3]. Soufflez, vents ténébreux d’Érin ! soufflez ! Rugissez tourbillons de Lara ! qu’au milieu de la tempête, je meure déchiré, dans un nuage, par les fantômes irrités des morts ! qu’au sein de la tempête Calmar meure si jamais la chasse eut pour lui plus d’attraits que la guerre ! »

« Calmar, répliqua lentement Connal, je n’ai jamais fui, jeune fils de Matha. J’ai été prompt avec mes amis dans la mêlée ; mais faible est la gloire de Connal ! La bataille a été gagnée en ma présence ! Le brave à triomphé ! Mais, fils de Sémo, écoute ma voix, et souviens-toi du trône antique de Cormac. Donne des richesses et la moitié de ce territoire pour la paix, jusqu’à ce que Fingal arrive sur nos côtes. Si la guerre est ton choix, je lèverai le glaive et la lance. Ma joie sera d’être au milieu de la foule des guerriers ; mon âme brillera à travers les horreurs de la mêlée ! »

« Pour moi, reprend Cuthullin, agréable est le bruit des armes ! agréable comme le tonnerre dans le ciel, avant la douce ondée du printemps ! Mais rassemble toutes les brillantes tribus, que je puisse voir les enfants de la guerre ! qu’ils passent le long de la bruyère, brillants comme les rayons du soleil avant l’orage, quand le vent d’orient ramasse les nuages, et que les échos de Morven retentissent dans tous ses chênes ! Mais où sont mes amis dans la bataille, ceux qui soutiennent mon bras dans le danger ? Où es-tu, Câthba à la blanche poitrine ? Où est Duchomar, le nuage dans la guerre ? M’as-tu abandonné, ô Fergus, au jour de l’orage ? Fergus, toi le premier à la joie du festin ! fils de Rossa ! bras de la mort, viens-tu de Malmor, léger comme un chevreuil ? Comme un faon, viens-tu de tes collines pleines d’échos ? Salut, fils de Rossa ! âme de la guerre, qu’est-ce qui t’assombrit ?  »

« Quatre pierres[4], répondit le chef, s’élèvent sur la tombe de Câthba. Mes mains ont déposé dans la terre, Duchomar, ce nuage des combats. Câthba, fils de Torman ! tu étais un rayon de soleil dans Érin ; et toi, vaillant Duchomar ! un brouillard du marécageux Lano, quand il s’avance sur les plaines de l’automne portant la mort à des milliers d’hommes ! Morna, la plus belle des filles, paisible est ton sommeil dans la caverne du rocher. Tu es tombée dans les ténèbres, comme une étoile qui file dans le désert, quand le voyageur est seul, et pleure le rayon fugitif. »

« Raconte-nous, dit le fils aux yeux bleus de Sémo, raconte-nous comment sont tombés les chefs d’Érin. Ont-ils péri par les fils de Lochlin, en combattant dans une lutte de héros ? Dis-nous enfin ce qui retient ces puissants guerriers dans l’étroite et sombre demeure ! »

« Câthba, répondit le héros, est tombé sous le fer de Duchomar, près du chêne des torrents. Duchomar vint ensuite à la caverne de Tura ; il parla à la belle Morna : » « Morna, ô la plus belle parmi les femmes, charmante fille de Cormac au bras puissant ! Pourquoi es-tu seule dans le cercle de pierres ? dans la caverne du rocher ? Le ruisseau murmure ; l’arbre vieilli gémit au vent ; le lac est troublé devant toi ; sombres sont les nuages du ciel ! Mais tu es la neige sur la bruyère ; ta chevelure est le brouillard du Cromla, quand il flotte sur la colline ou qu’il brille aux rayons du couchant ! Tes seins sont deux rochers polis vus de Branno des ruisseaux ; tes bras deux colonnes blanches dans le palais du grand Fingal. »

D’où viens-tu, répondit la blonde jeune fille, d’où viens-tu, Duchomar, le plus sombre des hommes ? tes sourcils sont noirs et terribles ; rouges sont tes yeux roulants ! Swaran paraît-il sur la mer ? Quelles nouvelles de l’ennemi ? — Je reviens de la colline, ô Morna, de la colline des biches à la peau brune ; j’en ai tué trois avec mon arc tendu ; trois avec mes chiens de chasse élancés et bondissants. Charmante fille de Cormac, je t’aime comme mon âme et, pour toi, j’ai tué un cerf majestueux. Superbe était sa tête à l’épaisse ramure, et ses pieds, légers comme le vent. « Duchomar, répondit la jeune fille, avec calme, je ne t’aime pas, homme farouche ! dur est ton cœur de rocher, sombre est ton front terrible. Mais Câthba, jeune fils de Torman, tu es l’amour de Morna, tu es un rayon de soleil dans les jours de sombre orage ! As-tu vu le fils de Torman, charmant sur la colline de ses biches ? La fille de Cormac attend ici la venue de Câthba. »

« Longtemps attendra Morna, dit Duchomar, Câthba se fera longtemps attendre ! vois ce glaive nu ! Ici coule le sang de Câthba. Longtemps attendra Morna. Il est tombé près du ruisseau de Branno ! J’élèverai sa tombe sur le Cromla, fille de Cormac, au bouclier d’azur. Tourne tes yeux vers Duchomar ; son bras est fort comme la tempête ! « Le fils de Torman est-il tombé ? s’écria la jeune fille d’une voix désespérée ; est-il tombé sur ses sonores collines, le jeune homme à la poitrine de neige ; le premier à la poursuite des chevreuils ; l’ennemi des étrangers, les fils de l’Océan ? Tu es sombre[5] à mes yeux, Duchomar, ton bras est cruel à Morna ! Donne-moi cette épée, mon ennemi ! j’aime le sang répandu de Câthba ! »

Il céda l’épee à ses larmes, elle la plongea dans sa mâle poitrine ! Il tombe, comme la rive verdoyante d’un torrent de montagne minée par les eaux ; et étendant la main, il parle : « Fille de Cormac au bouclier bleu, tu m’as abattu dans ma jeunesse ! L’épée est froide dans mon sein ; Morna, je la sens froide ! Rends mon corps à Moina la jeune fille : Duchomar était le rêve de ses nuits ; elle élèvera ma tombe ; le chasseur chantera ma gloire : mais retire ce glaive de mon sein, Morna, ce fer est froid ! » Elle vint dans toutes ses larmes, elle tira l’épée de sa poitrine. Il perça son beau flanc ! Sa blonde chevelure est étendue sur la terre ; le sang jaillit en bouillonnant de sa blessure ; son bras blanc en est rougi. Elle se roula dans la mort et les échos de la caverne ont redit ses soupirs !

Paix, dit Culhullin, aux âmes des héros, leurs actions furent grandes dans la guerre ! Qu’ils chevauchent autour de moi sur les nuages ; qu’ils montrent leurs figures guerrières ; alors mon âme sera ferme dans les dangers ; mon bras sera comme la foudre du ciel ! Mais toi, Morna, viens sur un rayon de la lune, viens près de la fenêtre de mon repos ; quand mes pensées seront celles de la paix, et que le hacas des armes ne se fera plus entendre. Assemblez les forces des tribus ! marchons aux guerres d’Érin ! suivez mon char de bataille ! réjouissez-vous du bruit de ma course ! Placez trois lances à mes côtés ; suivez les bonds de mes coursiers ; que mon âme soit forte dans mes amis, quand la bataille s’assombrira autour des éclairs de mon glaive ! »

Comme se précipite un torrent d’écume des hauteurs sombrement ombragées du Cromla, quand le tonnerre plane dans les cieux, que la nuit ténébreuse enveloppe la moitié de la colline, et qu’à travers les brèches de la tempête apparaissent les faces livides des fantômes ; aussi farouche, aussi vaste, aussi terrible se précipita la foule des enfants d’Érin. Le chef, semblable à une baleine de l’Océan que toutes les vagues poursuivent, versait sa valeur devant lui, comme un torrent qui roule ses eaux puissantes sur le rivage. Les fils de Lochlin entendirent ce bruit, comme la rumeur d’une tempête d’hiver. Swaran frappa son bouclier ; il appela le fils d’Arno. « Quel est ce murmure qui roule sur la colline, semblable au bourdonnement des insectes du soir ? Les fils d’Érin descendent, ou les vents rugissent dans les bois éloignés. Tel est le bruit du Gormal avant que les vagues lèvent leurs têtes blanchissantes. Va, fils d’Arno, monte la colline, examine la brune surface de la bruyère ! »

Il partit ; et vite il revint tout tremblant, ses yeux erraient égarés autour de lui. Son cœur battait avec force contre sa poitrine, ses paroles étaient pénibles, lentes et entrecoupées. Lève-toi, fils de l’Océan, lève-toi, chef des boucliers ! je vois le noir, l’impétueux torrent des combats ; la force profonde et mouvante des enfants d’Érin. Le char de la guerre s’avance, comme la flamme de la mort ! Le char rapide de Cuthullin, le noble fils de Sémo. Le char s’abaisse derrière, comme une vague près d’un rocher ; comme sur la bruyère un brouillard rayé par le soleil. Ses côtés sont incrustés de pierres et étincellent comme la mer autour d’un esquif, la nuit ; le timon est d’if poli ; le siège de l’os le plus uni. Les flancs en sont hérissés de lances, et le fond est le marche-pied des héros ! Devant la droite du char, on voit le cheval hennissant aux longs crins, au large poitrail, aux vastes bonds, le superbe et vigoureux coursier des montagnes. Son pied est fort et retentissant ; sa crinière flottante s’étend comme des ondes de fumée sur une chaîne de rochers. Brillants sont les flancs de ce coursier ; son nom est Sulin-Sifadda ! Devant la gauche du char on voit le cheval hennissant à la mince crinière, à la tête haute, aux pieds robustes, le fils léger et bondissant de la montagne : son nom est Dusronnal, parmi les orageux enfants de l’épée. Mille courroies suspendent le char. Des mors durs et polis brillent dans un flot d’écume ; des rênes légères, garnies de pierres brillantes, flottent sur le cou majestueux des coursiers ; de ces coursiers qui, comme des nuages, volent à travers les vallons. Ils ont dans leur course la légèreté des cerfs et la force des aigles descendant sur leur proie ; leur bruit est semblable aux vents d’hiver sur les flancs du Gormal à la tête de neige.

Dans le char est le chef ; le fils de l’épée, au bras puissant. Le nom du héros est Cuthullin, fils de Sémo, le roi des coupes. Sa joue rouge est comme mon arc poli ; le regard large de son œil bleu roule sous l’arc sombre de ses sourcils. Sa chevelure vole derrière sa tête comme une flamme, quand penché en avant, il agite sa lance. Fuis, roi de l’océan, fuis ! il vient comme la tempête le long de la vallée !

Quand ai-je fui ? répondit le roi, quand Swaran a-t-il fui de la bataille des lances ? quand me suis-je retiré du danger, chef à l’âme débile ? J’ai bravé les tempêtes du Gormal, quand l’écume des vagues battait avec fureur ; j’ai bravé la tempête des nuages, et Swaran fuirait devant un héros ! Quand Fingal lui-même serait devant moi, mon âme ne s’obscurcirait pas de crainte. Levez-vous pour combattre, mes milliers de braves ! Répandez-vous autour de moi comme la mer retentissante. Assemblez-vous autour du glaive étincelant de votre roi, forts comme les rochers de nos terres, qui luttent avec joie contre l’orage et opposent aux vents leurs sombres sapins ! »

Comme de noirs orages d’automne se précipitant de deux montagnes retentissantes, l’un vers l’autre s’approchent les héros ; comme deux torrents profonds, tombant de rocs escarpés, se mêlant et rugissant dans la plaine ; hérissées et sombres se heurtent avec fracas les armées de Lochlin et d’Inis-Fail. Le chef frappe le chef, le guerrier frappe le guerrier ; l’acier retentissant retentit sur l’acier. Les casques sont fendus ; le sang jaillit et fume à l’entour. Les cordes résonnent sur les arcs polis. Les flèches sifflent dans l’air. Les lances tombent, étincelantes, comme ces cercles de lumière qui dorent la face de la nuit. Semblable à la clameur de l’Océan, quand les vagues roulent soulevées ; semblable au dernier roulement de la foudre dans les cieux, tel est le fracas de la guerre ! Quand les cent bardes de Cormac seraient là pour célébrer la bataille, faible serait la voix des cent bardes pour transmettre à l’avenir la mémoire des morts, car les héros tombaient en foule et le sang des braves s’épanchait à grand flots !

Pleurez, fils des chants, pleurez la mort du noble Sithallin ! Que les soupirs de Fiona s’élèvent sur les plaines solitaires de son cher Arden ! Ils sont tombés, comme deux cerfs du désert, sous la main du puissant Swaran. Au milieu de ses guerriers il rugissait, pareil à l’esprit de la tempête, qui s’assied sur les nuages du nord et se réjouit de la mort du marinier. Ta main ne sommeillait pas à ton côté, chef de l’île des brouillards[6] ! nombreuses furent les victimes de ton bras, ô Cuthullin, fils de Sémo ! Son ëpée était comme le trait du ciel qui frappe les enfants de la vallée, quand les hommes tombent consumés et que toutes les collines s’embrasent à l’entour. Dusronnal hennissait sur les corps des héros ; Sifadda baignait ses pieds dans le sang. Le champ de bataille s’étendait derrière, comme les forêts renversées sur le désert du Cromla, quand l’ouragan a passé sur la bruyère, chargé des esprits de la nuit !

Pleure sur les rochers des vents orageux, ô fille d’Inistore ! Incline ta tête blonde sur les vagues, ô toi, plus belle que l’esprit des collines, lorsqu’à midi, dans un rayon de soleil, il glisse sur le silence de Morven ! Il est tombé ! Ton jeune amant est tombé, pâle, sous lepée de Cuthullin. La valeur n’élèvera plus ton amour à rivaliser le sang des rois. Trenar, le majestueux Trenar est mort, ô fille d’Inistore ! Ses chiens hurlent dans sa demeure, en voyant passer son ombre : son arc est détendu dans son palais ; le silence règne au vert asile de ses chevreuils.

Comme mille vagues roulent contre un rocher, ainsi s’avance l’armée de Swaran ; comme un rocher affronte mille vagues, ainsi Érin affronte les lances de Swaran. La mort élève toutes ses voix à l’entour et les mêle aux sons des boucliers. Chaque héros est une colonne de ténèbres ; l’épée, un rayon de feu dans ses mains. L’écho de la plaine répond d’aile en aile, comme cent marteaux qui s’élèvent tour à tour sur le rouge enfant de la fournaise. Quels sont, sur la bruyère de Lena, ces guerriers si sombres et farouches ? Ils sont comme deux nuages, et leurs épées comme des éclairs au-dessus d’eux. Les collines sont émues à l’enlour et les rochers tremblent avec toute leur mousse. Qui est-ce autre que le fils de l’Ocean et le chef d’Érin, monté sur un char ! Les yeux de leurs nombreux guerriers sont inquiets en les apercevant confusément sur la bruyère ; mais la nuit voile les chefs dans ses nuages et termine le terrible combat.

C’était sur les pentes touffues du Cromla que Dorglas avait placé le chevreuil, produit matinal de la chasse, avant que les héros eussent quitté la colline. Cent jeunes guerriers amassent la bruyère, dix héros éveillent la flamme, trois cents choisissent des pierres polies, et la fumée du festin se répand au loin.

Cuthullin, chef de l’armée d’Érin, a recueilli sa grande âme ; il s’appuie sur sa lance rayonnante et parle au fils de l’harmonie, à Carril des temps passés, le fils aux cheveux gris de Kinfena.

« Le festin est-il préparé pour moi seul, et le roi de Lochlin restera-t-il sur le rivage d’Érin, loin des cerfs de ses collines et des salles bruyantes de ses fêtes ? Lève-toi, Carril des temps passés, porte mes paroles à Swaran. Dis à celui, venu sur les vagues mugissantes, que Cuthullin donne sa fête, qu’il y vienne écouter le bruit de mes forêts au milieu des nuages de la nuit ; car froids et glacés se précipitent les vents furieux sur l’écume de ses mers. Qu’il vienne ici louer la harpe vibrante et entendre les chants des héros ! »

Le vieux Carril part, et de sa voix la plus douce il invite le roi des noirs boucliers. « Quitte les fourrures de la chasse, lève-toi Swaran, roi des forêts ! Cuthullin donne la joie des coupes ; partage le festin du chef aux yeux bleus d’Érin ! » Il répondit comme la voix sourde du Cromla avant la tempête. « Quand toutes tes filles, Inis-fail, étendraient leurs bras de neige, montreraient le gonllement de leurs seins, et rouleraient avec douceur leurs yeux d’amour ; inébranlable comme les mille rochers de Lochlin, Swaran resterait ici, jusqu’à ce que le matin, avec les jeunes rayons de l’est, vienne m’éclairer pour la mort de Cuthullin. Agréable à mon oreille est la brise de Lochlin. Elle vole sur mes mers ! Elle me parle là haut dans mes cordages et rappelle à mon esprit mes vertes forêts ; les vertes forêts du Cormal, dont les échos répondaient souvent à mes brises, quand ma lance s’était rougie a la chasse du sanglier. Que le sombre Guthullin me cède l’ancien trône de Cormac, ou les torrents d’Érin montreront sur leurs collines la rouge écume du sang de son orgueil ! »

Sinistre est la voix de Swaran, dit Carril des temps passés ! — Sinistre pour lui seul, répondit le fils aux yeux bleus de Sémo. — Mais élève ta voix, Carril ; dis les hauts faits des autres temps ! Que la nuit s’écoule avec tes chants, et réveille en nous les joies de la tristesse. Car nombreux sont les héros et les vierges d’amour qui ont passé sur Inisfail ; et doux sont les chants de douleur qu’on entend sur les rochers d’Albion, quand le bruit de la chasse a cessé et que les ruisseaux de Cona[7] répondent à la voix d’Ossian. »

« Dans les autres jours, reprit Carril, vinrent à Érin les fils de l’Océan. Mille vaisseaux bondissaient sur les vagues vers les plaines riantes d’Ullin. Les fils dlnis-fail se levèrent pour combattre la race des noirs boucliers. Cairbar, le premier des hommes, s’y trouvait avec Grudar, le majestueux jeune homme ! Longtemps ils avaient lutté pour le taureau tacheté et mugissant des bruyères sonores de Golhun. Chacun d’eux le réclamait, et la mort s’était souvent montré à la pointe leur acier. Côte à côte ces héros combattirent et les étrangers de l’Océan prirent la fuite. Quel nom fut plus beau sur la colline que le nom de Cairbar et de Grudar ? Mais hélas ! pourquoi le taureau mugissait-il toujours sur les bruyères sonores de Golbun ? Ils le virent bondissant, blanc comme la neige ; et le courroux des chefs se ralluma.

Ils combattirent sur les rives gazonnées du Lubar ;[8] et Grudar tomba dans son sang. Le farouche Cairbar vint à la vallée où Brassolis, la plus belle de ses sœurs, chantait, solitaire, le chant de la tristesse. Elle chantait les actions de Grudar, le jeune et secret amour de son âme. Elle gémissait sur lui, exposé dans le champ du carnage, mais encore, elle espérait son retour. Son sein se voyait sous sa robe, comme la lune entre les nuages de la nuit, quand ses bords sortent ronds et blancs des ténèbres qui couvrent son orbe. Sa voix était plus douce que la harpe, pour exhaler les chants de la tristesse. Son âme s’était posée sur Grudar, et c’était lui, qu’en secret, cherchaient les regarris de ses yeux. Quand reviendras-tu dans tes armes, ô toi puissant dans les combats ? »

Cairbar vint et dit : « Prends, Brassolis, prends ce bouclier sanglant. Suspends-le dans ma demeure, c’est l’armure de mon ennemi ! » Son tendre cœur battit contre sa poitrine. Éperdue, pâle, elle vole et trouve son jeune guerrier étendu dans son sang. Elle mourut sur la bruyère du Cromla. Ici reposent leurs cendres, Cuthullin ! Ces ifs solitaires, nés de leurs tombes, les abritentcontre l’orage.

« Belle était Brassolis sur la plaine ! majestueux était Grudar sur la colline ! Les bardes conservèrent leurs noms et les enverront aux siècles à venir ! »

« Agréable est ta voix, ô Carril, dit le fils aux yeux bleus d’Érin. Douces sont les paroles des temps passés. Elles sont comme l’ondée calme du printemps ; quand le soleil regarde sur la plaine et que le nuage léger vole sur les collines. Oh ! frappe la harpe à la louange de mon amour, le rayon solitaire de Dunscaith ! frappe la harpe à la louange de Bragéla, de celle que j’ai laissée dans l’île des Brouillards, l’épouse du fils de Sémo. Lèves-tu ta blonde figure au-dessus du rocher pour découvrir les voiles de Cuthullin ? La mer roule à distance, et tu prends sa blanche écume pour les voiles de mes vaisseaux. Retire-toi, mon amour, car il est nuit ; les vents nocturnes gémissent dans tes cheveux. Retire-toi au palais de mes fêtes et rêve aux temps passés. Je ne reviendrai pas que l’orage de la guerre ne soit dissipé. Ô Connal, parle-moi d’armes et de combats, et bannis-la de ma pensée ! Gracieuse, sous sa flottante chevelure, est la blanche fille de Sorglan. »

Connal, lent à parler, répondit : « Défie-toi de la race de l’Océan. Envoie ta troupe de nuit surveiller dans la plaine, les forces de Swaran. Guthullin, je suis pour la paix, jusqu’à l’arrivée des enfants de Selma, jusqu’à ce que Fingal, le premier des hommes, vienne, et comme le soleil, rayonne sur nos plaines ! » Le héros frappa le bouclier d’alarmes ; les guerriers de la nuit se mirent en marche. Le reste se coucha sur la bruyère du chevreuil et dormit sous la brise nocturne. Les ombres[9] des héros récemment décédés, erraient près d’eux et nageaient sur leurs nuages ténébreux : à distance, dans le sombre silence de Léna, les voix grêles de la mort étaient faiblement entendues.

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LIVRE DEUXIÈME.


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Argument.

L’esprit de Crugal, héros irlandais tué dans le combat, apparaissant à Connal, prédit la défaite de Cuthullin dans la prochaine bataille et lui conseille fortement de faire la paix avec Swaran. Connal fait part de sa vision ; mais Cuthullin est inflexible : d’après un principe d’honneur, il ne voulait pas être le premier à rechercher la paix, et il résolut de continuer la guerre. Le jour arrive : Swaran propose à Cuthullin des conditions peu honorables qui sont rejetées. La bataille s’engage et se soutient opiniâtrement pendant quelque temps, jusqu’à ce que Grumal prenant la fuite, toute l’armée irlandaise est mise en déroute. Cuthullin et Connal couvrent leur retraite. Carril les mène sur une hauteur voinine, où ils sont bientôt suivis par Cuthullin lui-même qui aperçoit la flotte de Fingal, cinglant vers la côte. La nuit survenant, il la perdit de vue. Cuthullin, abattu par sa défaite, attribue le mauvais succès de ses armes à la mort de Ferda son ami, qu’il avait tué quelque temps auparavant. Carril, pour montrer que le mauvais succès ne suit pas toujours ceux, qui ont tué innocemment leurs amis, raconte l’épisode de Connal et de Galvina.


Connal dormait au bruit du torrent de la montagne, sous l’arbre séculaire. Une pierre avec sa mousse soutenait sa tête. Il entendait, à travers la bruyère de Léna, la perçante voix de la nuit. Il reposait à quelque distance des héros : le fils de l’épée ne craignait nul ennemi !

Le héros vit, dans son sommeil, un sombre et rouge torrent de feu se précipiter de la colline. Sur le météore enflamme était assis Crugal, chef qui tomba dans la bataille. Il tomba sous la main de Swaran en combattant dans la mêlée des braves.

Son visage est comme le rayon de la lune à son couchant ; il est vêtu des nuages de la colline ; ses yeux sont deux flammes mourantes ; noire est la blessure de son sein. « Grugal, dit le puissant Connal, fils de Dedgal, fameux sur la colline des chevreuils, pourquoi si pâle et si triste, ô toi, qui brisais les boucliers ? tu n’as jamais pâli de crainte : qui trouble l’ombre de Crugal ? »

À moitié visible et dans les larmes, il étendit sa pâle main au-dessus du héros ; tristement il éleva sa voix, faible comme le vent dans les roseaux du Lego.

« Mon esprit, ô Connal ! est sur mes collines ; mon corps, sur les sables d’Érin. Tu ne t’entretiendras jamais avec Crugal, et tu ne trouveras plus sur la bruyère la trace de ses pas. Je suis léger comme la brise du Gromla, et je glisse comme l’ombre du brouillard. Gonnal, fils de Golgar, je vois un nuage de mort ; il plane, sombre, au-dessus des plaines de Léna. Les fils de la verte Érin doivent tomber ; éloigne-toi du champ des fantômes ! » Semblable à la lune obscurcie, il disparaît au milieu d’un tourbillon de vent. « Arrête, s’écrie le puissant Gonnal, arrête, mon sombre ami ! éloigne de toi ce météore du ciel, enfant de l’orageuse Cromla ! Quelle caverne est ta demeure, quelle colline à la verte tête est l’asile de ton repos ? N’entendrons-nous plus ta voix dans la tempête, dans le bruit du torrent des montagnes ; quand les faibles enfants des vents sortent, et, à peine aperçus, passent sur le désert ? »

Connal, à la voix douce, se lève, au milieu de ses armes bruyantes ; il frappe son bouclier au-dessus de Cuthullin, et le fils de la bataille s’éveille.

« Pourquoi, dit Cuthullin, pourquoi Connal vient-il à travers mon sommeil ? Ma lance aurait pu, trompée par le bruit, se tourner contre toi, et Cuthullin aurait à déplorer la mort de son ami. Parle, Connal, fils de Colgar, parle, ton avis est l’astre du ciel. »

« Fils de Sémo, répliqua le chef, le fantôme de Crugal est sorti de sa caverne : les étoiles scintillaient faiblement à travers son ombre ; sa voix était comme le bruit d’un torrent lointain. C’est un messager de mort ; il parle de l’étroite et sombre demeure. Demande la paix, ô chef d’Érin, ou fuis à travers la bruyère de Léna. »

« Il parla à Connal, répondit le héros, quoique les étoiles scintillassent faiblement à travers son ombre ! Fils de Colgar, c’était le vent qui murmurait à ton oreille ; ou si c’était le fantôme de Crugal, pourquoi ne l’as-tu pas forcé de paraître à ma vue ? Lui as-tu demandé où est sa caverne ? la demeure de ce fils de l’air ? Mon épée pourrait trouver cette voix et forcer Crugal à révéler l’avenir. Mais légère est sa science de l’avenir, ô Connal ! Aujourd’hui même il était parmi nous. Il n’a pas eu le temps de franchir nos collines : qui a pu l’instruire de notre chute ? » — « Les fantômes volent sur les nuages et chevauchent sur les vents, répondit la sage voix de Connal ; ils reposent ensemble dans leurs cavernes et s’entretiennent des mortels. »

Qu’ils s’entretiennent donc des mortels, de tous, excepté du chef d’Érin ; que je sois oublié dans leur caverne. Je ne fuirai point devant Swaran ! Si je dois succomber, ma tombe s’élèvera au milieu de la renommée des temps futurs : le chasseur versera une larme sur ma pierre ; la douleur habitera autour de la blanche Bragela. Je ne crains pas la mort ; je crains de fuir ! Fingal m’a vu victorieux. Toi, obscur fantôme de la colline, montre-toi devant moi ; viens sur ton rayon céleste, montre-moi ma mort dans ta main, et je ne fuirai pas encore, faible enfant de la brise ! Va, fils de Colgar, frappe le bouclier : il est suspendu entre les lances. Que mes guerriers se lèvent à ce bruit, pour les combats d’Érin. Quoique Fingal tarde à paraître avec la race de ses îles orageuses, nous combattrons, fils de Colgar, et nous mourrons dans la bataille des braves !

Le son se répand au loin. Les héros se lèvent comme le brisement d’une vague bleue roulant sur le rivage : ils se tenaient sur la bruyère comme des chênes avec toutes leurs branches, lorsqu’ils gémissent sous un torrent de grêle et que les vents sifflent dans leurs feuilles flétries.

De la haute Cromla, la tête de nuages est grise ; le jour tremble sur l’Océan à demi éclairé ; le brouillard bleu nage lentement autour d’eux et cache les fils d’Inis-fail.

« Levez-vous, dit le roi des sombres boucliers, vous qui êtes venus des vagues de Lochlin ! les enfants d’Érin ont fui devant nos armes ; poursuivons-les sur les plaines de Lena ! Morla, va au palais de Cormac ; somme-le de se soumettre à Swaran, avant que son peuple ne disparaisse dans la tombe et que le silence ne s’étende sur son île ! » Ils se levèrent bruyants comme une nuée d’oiseaux de mer, quand les vagues les chassent du rivage. Leur bruit était pareil à celui de mille torrents qui se rencontrent dans la vallée de Cona, lorsqu’après une nuit d’orage ils roulent leurs sombres tourbillons sous la pâle lueur du matin.

Comme les noires ombres de l’automne volent sur les vertes collines, ainsi sombres et menaçants viennent, l’un après l’autre, les chefs des forêts retentissantes de Lochlin. Superbe comme le chef de Morven, le roi, devant eux, marchait avec majesté. Son bouclier brille à son côté comme une flamme nocturne sur la bruyère, quand le monde est silencieux et sombre, et que le voyageur voit un fantôme se jouer dans le météore.

Les collines d’alentour s’éclairent faiblement et montrent confusément leurs chênes. Un vent s’élance de l’Océan agité et dissipe les lourdes vapeurs, et les enfants d’Érin apparaissent sur la côte comme une chaîne de rochers, lorsque les matelots, sur des bords inconnus, tremblent de l’inconstance des vents.

Va, Morla, dit le roi de Lochlin, va leur offrir la paix aux conditions que nous imposons aux rois, quand les nations se prosternent devant nos épées, quand les braves sont morts dans le combat et que les vierges pleurent sur le champ de bataille.

Le fils de Swartan, le grand Morla s’avance ; majestueuse est la démarche du jeune guerrier ! Il parle au chef aux yeux bleus d’Érin, entouré de ses héros : « Accepte la paix de Swaran, lui dit-il, la paix qu’il donne aux rois quand les nations se prosternent devant son épée. Abandonne-nous les plaines arrosées d’Érin ; cède-lui ton épouse et ton chien, ta belle épouse aux seins blancs, et ton chien qui devance les vents ; donne-les pour prouver la faiblesse de ton bras, et vis ensuite sous notre puissance. »

« Dis à Swaran, dis à ce cœur d’orgueil que Cuthullin ne cède jamais ! Je lui abandonne les flots de l’Océan ou je donnerai à son peuple des tombeaux dans Érin. Mais l’étranger jamais n’aura le doux rayon de mon amour ; jamais sur les monts de Lochlin, chevreuil ne volera devant Luath aux pieds légers. »

« Faible conducteur des chars, répondit Morla, combattras-tu donc le roi ? le roi dont les vaisseaux, fils des nombreuses forêts, pourraient emporter ton île, tant ton Érin, aux vertes collines, est peu de chose pour celui qui gouverne les vagues orageuses ! » — « En paroles je le cède à plusieurs, Morla : Mon épée ne cédera jamais à personne ! Érin reconnaîtra l’empire de Cormac tant que vivront Connal et Cuthullin ! »

« Connal, ô le premier des hommes puissants, tu entends les paroles de Morla ! Tes pensées seront-elles encore pour la paix, ô toi qui brises les boucliers ? Ombre de Crugal, pourquoi nous as-tu menacés de la mort ? L’étroite demeure me recevra au milieu de la lumière de la gloire. Lenez, fils d’Érin, levez la lance et tendez l’arc ; sur l’ennemi, fondez dans les ténèbres, comme les esprits des nuits orageuses ! »

Alors, terrible et rugissante, impétueuse et profonde, la bataille verse ses ténèbres, comme les nuées qui roulent sur la vallée, quand les orages envahissent la tranquille lumière du ciel. Cuthullin, dans ses armes, marche devant eux, comme un fantôme irrité devant un nuage, quand les météores l’environnent de feu et qu’il tient dans sa main les vents de la tempête. Carril fait retentir au loin le cor de la bataille : il réveille la voix des chants et verse son âme dans les âmes des braves.

« Où, disait la bouche mélodieuse, où est Crugal tombé dans la mêlée ? Il gît oublié sur la terre ; la salle[10] des coupes est silencieuse. Triste est l’époux de Grugal. Elle est étrangère dans le palais de sa douleur. Mais quelle est cette beauté qui, comme un rayon de soleil, fuit devant les rangs de l’ennemi ? C’est Dégréna, la belle et gracieuse épouse de Crugal. Sa chevelure derrière elle, flotte sur le vent ; son œil est rouge de pleurs, sa voix perçante. Pâle et sans vie est maintenant ton Crugal ; son ombre est dans la caverne de la colline ; il vient à l’oreille. du sommeil et fait entendre sa faible voix, semblable au bourdonnement de l’abeille des montagnes ou à celui des innombrables insectes du soir. Mais Dégréna tombe comme un nuage du matin ; le glaive de Lochlin est dans ses flancs. Cairbar, elle est tombée, la première pensée de ta jeunesse ; elle est tombée, ô Cairbar, la pensée de tes jeunes heures ! »

L’impétueux Cairbar entendit ce chant de douleur. Il s’élance, pareil à la baleine de l’Océan ; il voit la mort de sa fille et rugit au milieu des ennemis. Sa lance atteint un fils de Lochlin ; la bataille s’étend d’une aile à l’autre ! Comme les vents conjurés dans les forêts de Lochlin, comme le feu dans les sapins des montagnes, avec autant de bruit et de ravage roulent abattus les vastes rangs des hommes ! Cuthullin moissonnait les guerriers comme des chardons ; Swaran dévastait Érin. Sous sa main tombent Curach et Cairbar au large bouclier ! Morglan repose dans l’éternel sommeil ! Ca-olt frissonne et meurt ! Sa blanche poitrine est tachée de sang ; ses blonds cheveux sont étendus sur la poussière de sa terre natale. Il avait souvent étalé le festin aux lieux mêmes où il tomba ; souvent il y avait réveillé la voix de la harpe, quand ses chiens sautaient de joie autour de lui, et que la jeunesse de la chasse préparait les arcs !

Swaran avançait toujours comme un torrent qui se précipite du désert et roule dans sa course les petites collines et les rochers à moitié engloutis ! Mais Cuthullin se tint devant lui, comme une montagne qui arrête les nuages du ciel : les vents luttent sur sa tête de sapins, la grêle résonne sur ses rochers ; mais ferme dans sa force, elle reste debout, et protège la vallée silencieuse de Cona. Ainsi Cuthullin protégeait les enfants d’Érin et se tenait au milieu des milliers d’ennemis. Le sang des héros expirant autour de lui, jaillit comme la source du rocher, mais l’armée d’Érin, d’une aile à l’autre, se fond comme la neige aux rayons du soleil.

« Ô fils d’Érin, dit Grumal, Lochlin triomphe sur le champ de bataille ! Pourquoi lutter comme des roseaux contre le vent ? Fuyons vers la colline des chevreuils ! » Il s’enfuit, pareil au cerf de Morven ; sa lance, rayon de lumière, tremble derrière lui. Peu de guerriers fuirent avec Grumal, chef à l’âme débile ; ils périrent dans le champ des héros, sur la bruyère de Léna.

Debout sur son char aux pierres brillantes, se tenait le chef d’Érin. Il abattit un fils puissant de Lochlin et dit à Connal : « Ô Connal, premier des mortels, toi qui enseignas à mon bras à donner la mort ! quoique les enfants d’Érin aient pris la fuite, ne combattrons-nous pas l’ennemi ? Carril, fils des temps passés, conduis mes guerriers vers cette colline couverte de buissons, et nous, Connal, tenons-nous ici comme des rochers et protégeons la fuite de nos amis.

Connal monte sur le char. Ils étendent leurs boucliers, pareils à l’orbe obscurci de la lune, fille des cieux étoilés, quand elle promène son cercle ténébreux à travers les airs et qu’un événement terrible est attendu des hommes. Sifadda et Dusronnal, coursiers superbes, haletants, gravissaient la colline. Comme les vagues derrière une baleine, derrière eux se ruait l’ennemi.

Sur les flancs élevés du Cromla s’arrêtèrent les enfants d’Érin, tristes et en petit nombre ; comme une forêt à travers laquelle s’est précipitée la flamme, poussée par les vents d’une nuit d’orage : noirs et à demi consumés, les arbres se tiennent à distance, sans une feuille à secouer à la brise !

Cuthullin était debout près d’un chêne. Il roulait en silence ses yeux enflammés et écoutait le vent dans son épaisse chevelure : la sentinelle de l’océan arrive, Moran, fils de Fithil. « Les vaisseaux, s’écria-t-il, les vaisseaux des îles solitaires ! Voici Fingal, le premier des hommes, le fléau des boucliers ! Les vagues écument devant ses noirs vaisseaux ! Ses mâts avec leurs voiles sont comme des forêts dans les nuages ! »

Soufflez, dit Cuthullin, soufflez, ò vents qui régnez autour de mon île de brouillards. Viens, pour la mort de mille ennemis, ô roi de la retentissante Selma. Tes voiles, mon ami, sont pour moi les nuages du matin ; tes vaisseaux la lumière du ciel ; et toi-même une colonne de feu qui la nuit brille sur le monde. Ô Connal, premier des hommes, combien dans la tristesse nos amis sont les bien-venus ! Mais la nuit s’épaissit autour de nous. Où sont maintenant les vaisseaux de Fingal ? Passons ici les heures des ténèbres et hâtons par nos vœux le lever de la lune. »

Les vents descendent sur les bois. Les torrents tombent des rochers ; la pluie s’amasse sur la tête du Cromla. Les rouges étoiles tremblent entre les nuages fugitifs. Triste, sur le bord d’un ruisseau dont le murmure est répété par un arbre, triste, sur le bord d’un ruisseau est assis le chef d’Érin. Connal, fils de Colgar, est près de lui avec Carril des temps passés. « Malheureuse est la main de Cuthullin, dit le fils de Sémo, malheureuse est la main de Cuthullin depuis qu’il a tué son ami ! Ferda, fils de Damman, je t’aimais comme moi-même ! » Comment, Cuthullin, fils de Sémo, comment tomba celui qui brisait les boucliers ? Je me souviens, dit Connal, du fils de Damman : grand et gracieux, il était comme arc pluvieux du ciel. »

Ferda, chef de cent collines, était venu d’Albion. Dans le palais de Muri, il apprit l’épée et gagna l’amitié de Cuthullin. Nous chassions ensemble ; dans le même lit nous reposions sur la bruyère.

Deugala était l’épouse de Cairbar, chef des plaines d’Ullin. Elle était environnée de la lumière de la beauté ; mais son cœur était la demeure de l’orgueil. Elle aima ce rayon de jeunesse, le fils du noble Damman. « Cairbar, dit Deugala aux bras blancs, donne-moi la moitié du troupeau, je ne veux plus rester dans tes salles. Partage le troupeau, sombre Cairbar ! » « Que Cuthullin, dit Cairbar, partage mon troupeau sur la colline ; son cœur est le siège de la justice. Pars, lumière de beauté ! » J’allai, je partageai le troupeau. Un taureau, blanc comme la neige, restait ; je le donnai à Cairbar. La rage de Deugala s’alluma ! » Fils de Damman, dit cette beauté, Cuthullin a affligé mon âme. Il faut que j’apprenne sa mort, ou le torrent de Lubar roulera sur moi. Mon pâle fantôme errera près de toi et pleurera la blessure faite à mon orgueil. Verse le sang de Cuthullin ou perce ce sein gonflé de soupirs ! » « Deugala, dit le jeune homme aux cheveux blonds, comment pourrais-je donner la mort au fils de Sémo ? Il est l’ami de mes secrètes pensées et je lèverais l’épée contre lui ! » Trois jours elle pleura devant le chef ; le quatrième il promit de combattre. « Je combattrai mon ami, Deugala, mais puissé-je tomber sous son épée ! Pourrais-je errer seul sur la colline et soutenir la vue du tombeau de Cuthullin ? »

Nous combattîmes sur la plaine de Muri. Nos épées évitent de blesser ; elles glissent sur les casques d’acier ou résonnent sur les boucliers polis. Deugala était présente ; avec un sourire elle dit au fils de Damman : « Ton bras est faible, rayon de jeunesse ! Les années ne t’ont pas donné la force de manier le fer ! cède au fils de Semo, C’est un rocher sur Malmor. »

Les larmes sont dans les yeux du jeune homme. Tout ému, il me dit : « Cuthullin, lève ton bouclier, défends-toi contre la main de ton ami. Mon âme est lourde de douleur, car il me faut donner la mort au chef des hommes. » Je soupirai comme la brise dans la fente d’un rocher. Je levai le tranchant de mon glaive. Le rayon des batailles tomba, le premier des amis de Cuthullin ! Malheureuse est la main de Cuthullin depuis que ce héros est tombé ! »

« Triste est ton récit, fils du char, répondit Carril des temps passés. Il fait remonter mon âme vers les siècles qui ne sont plus, vers les jours des autres années. J’ai souvent entendu parler de Comal qui tua l’ami qu’il aimait ; cependant la victoire accompagnait son glaive et sa présence consumait la bataille.

Comal était fils d’Albion et chef de cent collines. Ses cerfs buvaient à mille torrents ; mille rochers répondaient à la voix de ses chiens. Son visage était la douceur de la jeunesse, son bras la mort des héros. Une seule avait son amour, et elle était belle la fille du puissant Conloch. Elle paraissait au milieu des femmes comme un rayon matinal. Sa chevelure était l’aile du corbeau. Ses chiens étaient dressés à la chasse ; la corde de son arc résonnait au vent. Son âme se fixa sur Comal. Leurs regards d’amour se rencontraient souvent ; ils suivaient la même course à la chasse. Heureuses étaient leurs paroles secrètes ! Mais Grumal, sombre chef de la nuageuse Ardven, aimait aussi la jeune fille. Cet ennemi du malheureux Comal épiait sur la bruyère les pas de son amante !

Un jour, fatigués de la chasse, et le brouillard ayant caché leurs amis, Comal et la fille de Conloch se rencontrèrent dans la caverne de Ronan. C’était la demeure accoutumée de Comal. Ses parois étaient couvertes de ses armes : il y avait cent boucliers et cent casques d’acier. « Repose-toi ici, dit-il, mon amour, Galbina, lumière de la caverne de Ronan ! Un chevreuil paraît sur le front du Mora : je sors, mais je reviendrai bientôt, » Je crains, dit-elle, le sombre Grumal mon ennemi ; il vient souvent à la caverne de Ronan. Je me reposerai au milieu de tes armes : mais reviens bientôt, mon amour. »

Il alla vers le chevreuil de Mora. La fille de Conloch voulut éprouver son amour. Elle couvrit ses beaux flancs de son armure et sortit de la caverne de Ronan. Comal la prit pour son ennemi. Son cœur bat avec force, il change de couleur et les ténèbres obscurcissent ses yeux. Il bande l’arc, la flèche vole : Galbina tombe dans son sang ! Il court, la frayeur dans ses pas ; il appelle la fille de Conloch. Nulle réponse dans le roc solitaire. « Où es-tu, mon amour ? Il reconnaît enfin le cœur palpitant sous le trait qu’il a lancé. Ô fille de Conloch, est-ce toi ? Il tombe évanoui sur son sein ! Les chasseurs trouvèrent ce couple infortuné. Depuis, il promena ses pas sur la colline, mais il errait sans cesse et en silence autour de la sombre demeure de son amour. Une flotte descendit de l’Océan : il combattit ; les étrangers s’enfuirent. Il cherchait la mort sur le champ de bataille, mais qui pouvait la donner au puissant Comal ? Il jeta son noir bouclier : une flèche atteignit sa virile poitrine… Il dort avec sa bien-aimée Galbina, au bruit retentissant des vagues qui se brisent ; et le matelot aperçoit leurs vertes tombes, lorsqu’il bondit sur les mers du nord.


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LIVRE TROISIÈME.


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Argument.

Cuthullin, charmé du récit de Carril, presse le Barde de coontinur ses chants. Carril raconte les hauts faits de Fingal à Lochlin et la mort d’Agandecca la gracieuse sœur de Swaran. Il avait à peine fini que Calmar, fils de Matha, qui avait conseillé le premier combat, revint blessé du champ de bataille, et informa Cuthullin du dessein qu’avait formé Swaran de surprendre les restes de l’armée Irlandaise. Il offre de résister seul à toutes les forces de l’ennemi, dans une gorge étroite, jusqu’à ce que les Irlandais aient effectué leur retraite. Cuthullin, touché de l’offre généreuse de Calmar, se détermine à l’accompagner et ordonne à Carril d’emmener avec lui le peu d’Irlandais qui lui restaient. Le matin arrive, Calmar meurt de ses blessures ; et les vaisseaux des Calédoniens paraissant en vue, Swaran renonce à la poursuite des Irlandais et revient s’opposer au débarquement de Fingal. Cuthullin, honteux après sa défaite de paraître devant Fingal, se retire dans la caverne de Tura. Fingal combat l’ennemi et le met en fuite, mais la nuit survenant laisse la victoire indécise. Le roi, qui avait remarqué la noble conduite de son petit-fils Oscar, lui donne des conseils sur sa conduite dans la paix et dans guerre. Il lui recommande d’avoir toujours devant les yeux l’exemple de ses pères, comme le plus beau modèle qu’il puisse suivre ; ce qui amène l’épisode de Fainasollis, fille du roi de Craca, que dans sa jeunesse, Fingal avait prise sous sa protection. Fillan et Oscar sont envoyés observer les mouvements de l’ennemi, pendant la nuit. Gaul, fils de Morni, demande le commandement de l’armée dans la prochaine bataille et Fingal le lui promet. Quelques réflexions générales du poète terminent la troisième journée.


« Douces sont les paroles de tes chants[11], dit Cuthullin, charmants les récits d’autrefois ! Ils sont comme la rosée calme du matin sur la colline des chevreuils, quand le soleil est faible sur ses flancs et que le lac est tranquille et bleu dans la vallée. Ô Carril, élève encore ta voix, que j’entende les chants de Selma, ces chants qui retentirent dans le palais de ma joie, lorsque Fingal, le roi des boucliers, s’enflammait au récit des exploits de ses pères. »

« Fingal, habitant des batailles, dit Carril, bien jeune tu t’es signalé dans les armes. Lochlin fut consumé par ton courroux, quand ta jeunesse luttait de beauté avec les jeunes vierges. Elles souriaient au blond visage épanoui du héros ; mais la mort était dans ses mains. Il était fort comme les eaux du Lora, et le bruit de ses guerriers, c’était le rugissement de mille torrents. Ils vainquirent et s’emparèrent du roi de Lochlin ; mais ils le rendirent à ses vaisseaux. Son large cœur se gonfla d’orgueil ; il médita dans son âme noire la mort du jeune héros, car jamais avant Fingal personne n’avait dompté la force du puissant Starno. De retour dans la terre boisée de Lochlin, Starno s’assit dans la salle de ses fêtes : il appelle Snivan aux cheveux gris, qui chanta plus d’une fois autour du cercle de Loda. La pierre du pouvoir écoutait sa voix et la fortune des combats changeait dans la plaine des braves. »

« Va, Snivan aux cheveux gris, dit Starno, va sur les rochers d’Ardven que la mer environne. Dis au roi de Selma, le plus beau parmi ses mille héros ; dis-lui que je lui donne ma fille, la plus belle jeune fille qui jamais ait eu un sein de neige. Ses bras sont blancs comme l’écume de mes vagues ; son âme est douce et généreuse. Qu’il vienne avec ses plus braves héros, vers la jeune fille à la secrète demeure. »

Snivan vint au palais de Selma. Fingal à la blonde chevelure accompagna ses pas. Son âme enflammée volait vers la jeune fille, tandis qu’il bondissait sur les vagues du nord. « Sois le bienvenu, dit le sombre Siarno, roi des rochers de Morven, sois le bienvenu ; et vous aussi, héros puissants, fils de l’île éloignée ! Trois jours nous nous réjouirons dans mon palais ; trois jours nous poursuivrons mes sangliers, afin que votre renommée parvienne jusqu’à la jeune fille à la secrète dememe. »

Starno mi’ditait leur mort : il leur donna la fête des coupes. Fingal, qui se défiait de rennemi, ffarda sur lui ses armes de fer. Les fils de la mort eurent peur ; ils s’enfuirent loin des yeux du roi. Cependant la voix de la vive gaité s’élève ; les harpes tremblantes de la joie s’accordent. Les bardes chantent les batailles des héros : ils chantent les seins gonflés de l’amour. Le barde de Fingal était là, Ullin, la douce voix de Cona aux échos retentissants. Il loua la fille de Lochlin et le chef de Morven, descendu de si haut. La fille de Lochlin l’entendit ; elle quitta la retraite de ses secrets soupirs et parut dans toute sa beauté, comme la lune au bord d’un nuage de l’Orient. La beauté, comme une lumière, environnait ses pas dont le bruit était doux comme la musique des bardes. Elle vit le jeune homme et l’aima. Il devint dès lors le soupir caché de son âme. Ses yeux bleus se tournaient en secret vers lui et san cœur bénissait le chef de Morven.

Le troisième jour avec tous ses rayons brilla resplendissant sur la forêt des sangliers. Alors s’avancèrent Starno aux sourcils sombres et Fingal le roi des boucliers. Ils dépensèrent à chasser la moitié du jour ; la lance de Selma était rouge de sang. Ce fut alors que la fille de Starno, et ses yeux bleus roulaient dans les larmes, ce fut alors qu’elle vint avec sa voix d’amour et dit au roi de Morven : « Fingal, chef d’une race illustre, ne te fie pas au cœur orgueilleux de Starno. Dans cette forêt il a placé ses chefs. Garde-toi de cette forêt de mort : mais souviens-toi, enfant de l’île, souviens-toi d’Agandecca : sauve-moi, roi de Morven, du courroux de mon père ! »

Le jeune héros, ses guerriers près de lui, s’avança sans crainte. Les fils de la mort tombèrent sous ses coups, et les échos de Gormal en retentirent au loin.

Les enfants de la chasse se sont rassemblés devant le palais de Starno. Les sombres sourcils du roi étaient comme des nuages et ses yeux comme des météores de nuit. « Menez ici, dit-il, menez Agandecca à son gracieux roi de Morven ! Ses paroles n’ont pas été vaines, et la main de Fingal est tachée du sang de mon peuple ! » Elle vint les yeux rouges de larmes : elle vint les cheveux en désordre. Son sein, blanc comme l’écume des ondes du Lubar, était gonflé de soupirs. Starno lui perça le flanc de son épée. Elle tomba comme un flocon de neige qui glisse des rochers du Ronan, quand les bois sont immobiles et que les échos sont muets dans la vallée. Fingal alors regarda ses braves chefs ; ses braves chefs prirent les armes ! la bataille rugit : Lochlin meurt ou fuit. Pâle, dans son vaisseau bondissant, Fingal déposa la jeime fille à l’âme la plus douce. Son touibeau s’élève sur l’Ardven, et la mer rugit autour de son étroite demeure. »

« Bénie soit son âme, dit Cuthullin, bénie soit la voix du barde ! Redoutable fut la jeunesse de Fingal ; redoutable est la vieillesse de son bras ! Lochlin succombera encore devant le roi de Morven. Montre ta face sur les nuages, ô lune ! éclaire sur les vagues ses voiles blanchissantes ; et si quelque esprit puissant du ciel est assis sur cette nue abaissée, détourne des rochers ses noirs vaisseaux, ô toi qui voles au-dessus de la tempête ! »

Ainsi parlait Cuthullin au murmure du torrent de la montagne, quand Calmar gravissait la colline, Calmar, le fils blessé de Matha. Couvert de son sang, il revenait du champ de bataille et s’appuyait sur sa lance. Affaibli est le bras du guerrier ; mais pleine de force est l’âme du héros ! — « Tu es le bienvenu, fils de Matha ! lui dit Connal ; tu es le bienvenu au milieu de tes amis ! Mais pourquoi ce soupir étouffé échappe-t-il au guerrier qui n’a jamais connu la crainte ? — Et qui ne la connaîtra jamais, Connal, chef à la lance aiguë ! Mon âme brille dans le danger et dans le bruit des armes. Je suis de la race des braves, et mes pères n’ont jamais connu la crainte.

« Cormar fut le premier de ma race. Il se jouait au milieu des tempêtes de la mer. Son noir esquif bondissait sur l’Océan : il voyageait sur les ailes du vent. Une fois, un esprit troubla la nuit. Les mers s’enflent, les rochers retentissent et les vents chassent devant eux les nuages. Les éclairs volent sur des ailes de feu. Il eut peur et revint au rivage ; mais aussitôt il rougit de sa frayeur. Il se précipite de nouveau au milieu des vagues, pour chercher l’Esprit des vents. Trois jeunes hommes guident la barque bondissante ; il est debout, l’épée nue. Quand passa près de lui la vapeur abaissée, il la saisit par sa tête crépue, et de son épée, il laboura ses flancs ténébreux. L’Esprit des vents abandonna les airs : la lune et les étoiles reparurent. Telle était la hardiesse de ma race. Calmar ressemble à ses pères. Le danger fuit devant un glaive levé. Qui ose, réussit !

« Mais vous, maintenant, enfants de la verte Érin, retirez-vous de la plaine sanglante de Lena. Rassemblez les tristes restes de nos amis, et rejoignez le glaive de Fingal. J’ai entendu le bruit des armes de Lochlin qui s’avance. Calmar restera pour combattre. Ma voix, ô mes amis, sera aussi puissante que si des milliers de héros se tenaient derrière moi. Mais souviens-toi de moi, fils de Semo ; souviens-toi du corps inanimé de Calmar. Quand Fingal aura dévasté le champ de bataille, place-moi sous quelque pierre de souvenir, pour que les temps futurs apprennent ma renommée ; pour que la mère de Calmar se réjouisse de sa gloire ! »

Non, fils de Matha, dit Cuthullin, jamais je ne te laisserai ici. Ma joie est dans un combat inégal et mon âme grandit dans le danger. Connal, et toi Garril des temps passés, conduisez les tristes enfants d’Érin. Quand le combat aura cessé, revenez nous chercher dans cet étroit passage. Car nous tomberons près de ce chêne, dans le torrent de la bataille des mille ! Fils de Fithil, vole avec la rapidité de l’aile sur la plaine de Lena ; dis à Fingal qu’Érin a succombé. Prie le roi de Morven de venir. Oh ! qu’il vienne, comme le soleil dans un orage, éclairer et ranimer notre île ! »

Le matin blanchit sur le Cromla : les enfants de la mer le gravissent. Ferme, les attendait Calmar, dans l’orgueil de son âme brûlante : mais pâle était le visage du chef. Il s’appuyait sur la lance de son père, sur cette lance qu’il apporta de Lara, quand l’âme de sa mère était triste ; l’âme de la solitaire Alcletha, qui s’éteint par degrés dans la tristesse des années. Mais le héros s’affaisse et toud)e comme un arbre sur la plaine. Le sombre Cuthullin reste seul, semblable à un rocher dans un vallon sablonneux : la mer vient avec ses vagues et rugit sur ses flancs endurcis : sa tête est couverte d’écume et les collines retentissent alentour.

Dans la grise vapeur de l’Océan apparaissent enfin les blanches voiles de Fingal. Haute est la forêt de mâts qui se balancent sur les vagues roulantes. Swaran les aperçut de la colline et cessa de poursuivre les enfants d’Érin. Comme la mer rugissante reflue à travers les cent îles d’Inistore ; ainsi, immense et bruyante, revient contre Fingal la vaste armée de Lochlin. Mais triste et penché dans ses pleurs, Cuthullin marche à pas lents, traînant sa longue lance derrière lui : il s’enfonce dans les bois du Cromla, et gémit sur la chute de ses amis. Il redoutait le visage de Fingal, accoutumé à le féliciter, quand il revenait des champs de la gloire. « Combien, disait-il, gisent là de mes héros ! les chefs de la race d’Érin, ceux qui se réjouissaient dans la salle des festins, quand résonnait le bruit des coupes ! Je ne rencontrerai plus leurs pas sur la bruyère ; je n’entendrai plus leurs voix à la chasse. Pâles et silencieux, ils sont couchés sur leurs lits sanglants, ceux qui furent mes amis ! Ô esprits de ceux qui viennent de mourir, venez trouver Cuthullin sur la bruyère ; venez sur les vents converser avec lui quand gémira l’arbre de la caverne de Tura. Là, loin de tous, j’habiterai inconnu. Nul barde n’entendra parler de moi ; nulle pierre grise ne sera élevée à ma gloire. Pleure-moi parmi les morts, ô Bragéla ! ma gloire s’est évanouie ! » Telles étaient les paroles de Cuthullin, lorsqu’il s’enfonçait dans les bois du Cromla.

Fingal, majestueux dans son navire, étendit devant lui sa lance brillante. Terrible était l’éclat de l’acier ! C’était comme le vert météore du trépas, qui se pose sur la bruyère de Malmor, quand le voyageur est seul et que la pleine lune est obscurcie dans le ciel.

« La bataille est finie, dit le roi, j’aperçois le sang de mes amis. Triste est la plaine de Lena ; pleins de deuil sont les chênes du Cromla ! Les chasseurs sont tombés dans leur force. Le fiils de Semo n’est plus ! Ryno et Fillan, mes fils, faites retentir le cor de Fingal. Gravissez cette colline sur le rivage et appelez les enfants de l’ennemi. Appelez-les non loin du tombeau de Lamdarg, le chef des temps passés. Que votre voix soit comme celle de votre père, quand il entre dans les combats de sa force. J’attends le superbe étranger ; j’attends Swaran sur le rivage de Lena. Qu’il vienne avec toute sa race ; puissants dans les combats sont les amis des morts ! »

Le blond Ryno brille et vole comme l’éclair ; le noir Fillan passe comme l’ombie de l’automne. Sur la plaine de Lena leur voix se fait entendre. Les fils de l’Océan reconnurent le cor de Fingal. Comme le tourbillon rugissant de l’Océan, qui revient du royaume des neiges ; aussi forts, aussi sombres, aussi rapides descendent les enfants de Lochlin. À leur tête paraît leur roi dans le sinistre orgueil de ses armes. La rage brûle sur son visage bruni, et ses yeux roulent dans le feu de sa valeur. Fingal aperçut le fils de Starno et se souvint d’Agandecca ; car Swaran avait pleuré les pleurs de sa jeunesse sur sa sœur à la blanche poitrine. Fingal lui envova Ullin aux doux chants pour l’inviter au festin des coupes ; car douce à l’âme de Fingal, revenait la souvenance de son premier amour !

Ullin s’avance dans les pas de la vieillesse et dit au fils de Starno : « Ô toi qui, semblable à un rocher, habites loin de nous, environné de les vagues, viens au festin du roi et passe ce jour dans le repos. Combattons demain, ô Swaran, demain brisons les boucliers retentissants. » — « Aujourd’hui, répond le fils emporté de Starno, nous briserons les boucliers retentissants : demain mon festin sera étalé, mais Fingal sera couché sur la terre. » — « Que son festin soit donc étalé demain, dit Fingal avec un sourire ; aujourd’hui, mes enfants, nous allons briser les boucliers retentissants. Ossian, tiens-toi près de mon bras : Gaul, lève ton épée terrible : Fergus, bande ton arc recourbé, et toi, Fillan, fais voler ta lance à travers le ciel. Levez vos boucliers semblables à la lune obscurcie ; que vos lances soient des météores de mort. Suivez-moi dans le sentier de ma gloire et égalez mes actions dans le combat. »

Comme la foule des vents sur Morven ; comme les torrents de cent montagnes ; comme les nuages qui volent l’un après l’autre sur le ciel ; comme les noirs assauts de l’Océan contre le rivage du désert : aussi rugissantes, aussi vastes, aussi terribles, se mêlent les armées sur la plaine retentissante de Lena. Les gémissements des guerriers se répandent sur les collines, comme le tonnerre de la nuit lorsque la nue éclate au-dessus de Cona, et que mille fantômes ensemble poussent des cris aigus dans le vide des vents.

Fingal se précipite dans sa force, terrible comme l’esprit de Trenmor, lorsque dans un tourbillon il vient à Morven visiter les enfans de son orgueil : les chênes gémissent sur leurs montagnes et les rochers s’écroulent devant lui : à moitié vu dans les éclairs de la nuit, il marche à grands pas de colline en colline. Sanglante était la main de mon père, quand il faisait voler autour de lui l’éclat de son épée. Il se souvient des combats de sa jeunesse et son acier moissonne le champ de bataille.

Ryno s’avance comme une colonne de feu. Sombre est le front de Gaul. Fergus s’élance rapide comme le vent, Fillan, comme le brouillard de la colline. Ossian, comme un rocher, descend dans la mêlée. Je m’exaltais devant les hauts faits de mon père. Nombreuses furent les victimes de mon bras, lugubre la lueur de mon épée ! Mes cheveux alors n’étaient pas blanchis et ma main ne tremblait pas de vieillesse. Mes yeux n’étaient point voilés par les ténèbres, mes pieds, à la course, ne m’abandonnaient pas.

Qui peut raconter la mort des guerriers, les hauts faits des puissants héros, quand Fingal, brûlant dans son courroux, consumait les enfants de Lochlin ? Gémissements sur gémissements s’élevaient de collines en collines jusqu’à ce que la nuit eût tout enveloppé. Pâles, hagards, comme un troupeau de daims, les enfants de Lochlin s’assemblent sur la plaine de Lena. Nous nous assîmes pour écouter la harpe joyeuse, près du doux ruisseau de Lubar Fingal se tenait près de l’ennemi : Il écoutait les récits de ses bardes, qui dans leurs chants, disaient sa race illustre, les chefs des temps passés. Attentif, appuyé sur son bouclier, était assis le roi de Morven. Le vent siffle à travers ses cheveux et ses pensées sont des jours du passé. Près de lui, sur sa lance qui plie, se tenait mon jeune, mon vaillant Oscar. Il admirait le roi de Morven et ses hauts faits agrandissaient son âme.

Fils de mon fils, commença le roi, ô Oscar, orgueil de la jeunesse, j’ai vu l’éclat de ton glaive ; je me suis glorifié de ma race. Continue la gloire de nos pères ; sois ce qu’ils ont été, quand vivaient Trenmor le premier des mortels et Trathal le père des héros ! Ils ont combattu dans leur jeunesse ; ils sont le sujet du chant des bardes. Ô Oscar, ploie le bras du fort ; mais épargne les mains de la faiblesse. Sois pour les ennemis de ton peuple un torrent aux vagues nombreuses ; mais pour ceux qui réclament ton secours, sois la brise qui effleure le gazon. Tel vécut Trenmor ; tel fut Trathal, et tel a été Fingal. Mon bras fut le soutien de l’opprimé ; le faible s’est reposé derrière les éclairs de mon glaive.

Oscar, j’étais jeune comme toi, quand vint la gracieuse Fainasollis, ce rayon de soleil, cette douce lumière d’amour, la fille du roi de Craca[12]. Je revenais de la plaine de Cona et peu de guerriers étaient à ma suite. Une barque à la blanche voile apparut dans le lointain ; nous la vîmes comme un brouillard volant sur la brise de l’Océan. Elle s’approcha bientôt. Nous vîmes la belle jeune fille : sa blanche poitrine était gonflée de soupirs ; le vent était dans ses noirs cheveux dénoués et sa joue rosée avait des larmes. «  Vierge de beauté, lui dis-je avec calme, quel soupir est dans ton sein ? Jeune comme je suis, puis-je te défendre, fille de l’Océan ? Mon épée n’est pas sans égale dans la guerre ; mais indomptable est mon cœur. »

« Je vole vers toi, dit-elle en soupirant, ô prince des hommes puissants, je vole vers toi, chef aux coupes généreuses, soutien de la faiblesse. Le roi de Craca voyait en moi le rayon brillant de sa race et les collines du Cromla ont entendu les soupirs d’amour adressés à la malheureuse Fainasollis ! Le chef de Sora me vit dans ma beauté ; il aima la fille de Craca. Son epée sur son flanc est un rayon de lumière ; mais son front est sombre et les orages sont dans son âme. Je le fuis sur la mer rugissante ; mais le chef de Sora me poursuit. »

« Repose-toi, lui dis-je, derrière mon bouclier ! repose en paix, ô doux rayon de lumière ! Il fuira le sombre chef de Sora, si le bras de Fingal ressemble à son âme. Je pourrais, fille de la mer, te cacher dans quelque caverne solitaire ; mais Fingal ne fuit jamais. Partout où menace le danger, je me réjouis dans la tempête des lances. » Je vis des larmes sur sa joue ; j’eus pitié de la belle enfant de Craca.

Mais au loin, comme une vague terrible, apparut le vaisseau de l’orageux Borbar. Ses mâts élevés se penchaient sur la mer derrière leurs voiles de neige et les vagues écumantes roulaient de chaque côté. La voix de l’Océan mugissait. « Descends, lui dis-je, du rugissement des flots, ô toi qui chevauches la tempête. Viens partager les fêtes de mon palais : c’est la demeure des étrangers. »

La jeune fille se tenait tremblante à mes côtés. Il bande son arc : elle tombe. « Sûre est ta main, lui dis-je, mais faible était ton adversaire » Nous combattîmes. Terrible fut cette lutte de mort. Il tomba sous mon épée. Nous plaçâmes sous deux lombes de pierre ces jeunes et infortunés amants.

« Tel je fus dans ma jeunesse. Que ta vieillesse, Oscar, ressemble à celle de Fingal. Ne cherche jamais le combat ; mais, s’il se présente, ne l’évite jamais ! Fillan et Oscar à la brune chevelure, vous qui êtes légers à la course, volez sur la bruyère en ma présence ; observez les fils de Lochlin : j’entends d’ici le bruit de leurs pas, comme des sons éloignés dans les bois ; allez, qu’ils n’échappent point à mon glaive sur les vagues du nord. Car, combien de chefs de la race d’Érin gisent ici sur le sombre lit de la mort ! Ils sont tombés les enfants de la guerre, les fils du Cromla aux échos retentissants ! »

Les deux héros volèrent comme deux sombres nuages, deux sombres nuages qui servent de chars aux fantômes, quand les sombres enfants de l’air viennent effrayer les hommes. Alors Gaul, fils de Morni, s’avance et s’arrête immobile comme un rocher dans la nuit ; sa lance brille aux étoiles ; sa voix est semblable à de nombreux torrents.

« Enfant de la bataille ! s’écria le chef, ô Fingal, roi des coupes, que tes bardes, par leurs chants, appellent le sommeil sur les amis d’Érin ! Fingal, laisse dormir ton épée de mort, et permets que ton peuple combatte. Nous nous fanons sans gloire ; notre roi est le seul qui brise les boucliers. Quand le matin se lèvera sur nos collines, contemple de loin nos exploits. Que Lochlin sente l’épée du fils de Morni ; que les bardes chantent mes hauts faits. Telle fut jusqu’à présent la coutume de la noble race de Fingal ; telle fut la tienne, roi des glaives, dans le combat des lances. »

« Fils de Morni, répondit Fingal, je me glorifie de ta gloire. Combats, mais ma lance sera près de toi pour t’aider dans le danger. Élevez, élevez la voix, enfants de l’harmonie, et que vos chants bercent mon sommeil. Ici reposera Fingal, au milieu des vents de la nuit. Et toi, Agandecca, si tu es près de ces lieux, parmi les fils de ton pays, ou si tu es assise sur le souffle des vents, au milieu des mâts aux longs cordages de Lochlin, descends dans mes songes, ô ma beauté ! et montre à mon âme ton brillant visage.

Bien des voix et bien des harpes unirent leurs sons mélodieux : elles chantaient les nobles actions de Fingal, elles chantaient sa noble race ; et quelquefois, au milieu des doux sons, s’entendait le nom d’Ossian. Souvent j’ai combattu, souvent j’ai triomphé dans le combat des lances ; mais aveugle, abandonné et dans les larmes, je marche avec des hommes dégénérés ! Ô Fingal ! je ne te vois plus au milieu de ta noble race de guerriers ! Les chevreuils sauvages paissent sur la verte tombe du puissant roi de Morven ! Bénie soit ton âme, loi des épées, ô toi le plus renommé sur les collines de Cona !

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LIVRE QUATRIÈME.


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Argument.

L’action du poème étant interrompue par la nuit, Ossian en profite pour raconter ses propres exploits près du lac de Lego, et son amour pour Éverallin, mère d’Oscar, qui mourut quelque temps avant l’expédition de Fingal en Irlande. Son ombre apparaît à Ossian et lui dit qu’Oscar, qui avait été envoyé au commencement de la nuit pour observer l’ennemi, avait engagé le combat avec un parti avancé et qu’il était presque accablé par le nombre. Ossian vole au secours de son fils et une alarme prévient Fingal de l’approche de Swaran. Le roi se lève, rassemble son armée et, comme il l’avait promis la nuit précédente, en confia le commandement à Gaul, fils de Morni. Après avoir recommandé à ses enfans de se conduire vaillamment et de défendre son peuple, il se retire sur une colline d’où il pouvait voir le combat. La bataille s’engage ; le poète dit les grandes actions d’Oscar. Mais tandis qu’Oscar avec son père triomphaient sur une aile, Gaul, attaqué par Swaraa en personne, était au moment d’opérer sa retraite. Fingal envoie son barde Ullin pour l’encourager par un chant de guerre. Gaul et son armée sont obligés de se retirer. Fingal descend de la colline, rallie ses guerriers. Swaran cesse de les poursuivre, s’empare d’une hauteur, rétablit l’ordre dans ses rangs et attend l’approche de Fingal. Celui-ci avant encouragé ses hommes, donne les ordres nécessaires et recommence le combat. Cuthullin, qui s’était retiré à la caverne de Tura avec son ami Connal et Carril son barde, entendant le bruit de la mêlée, vient sur le sommet de la colline qui dominait le champ de bataille et voit Fingal aux prises avec l’ennemi. Dissuadé par Connal d’aller joindre Fingal qui était sur le point d’obtenir une victoire complète, Cuthullin envoie Carril féliciter le héros de son succès.


Quelle est celle qui, avec ses chants, descend de la colline, semblable à l’arc de la pluvieuse Lena ? C’est la vierge à la voix d’amour, la fille aux blanches mains de Toscar. Souvent tu as écouté mes chants, souvent tu m’as donné les pleurs de ta beauté. Viens-tu pour contempler les combats de ton peuple ou pour entendre le récit des actions d’Oscar ? Quand cesserai-je de frémir près des torrents de la retentissante Cona ? Mes années se sont écoulées dans les combats et la douleur obscurcit ma vieillesse !

Fille à la main de neige[13], je n’étais pas aveugle et triste ; je n’étais pas si sombre et si délaissé lorsqu’Éverallin[14] m’aimait ! Éverallin à la brune chevelure, la fille aux seins blancs de Branno. Mille héros recherchèrent la jeune fille, mais elle refusa son amour à mille héros. Elle dédaigna les fils de l’épée, car Ossian était gracieux à ses yeux. J’allai vers les ondes noires du Lego, pour demander cette vierge à son père. J’avais avec moi douze de mon peuple, douze enfants des torrents de Morven. Nous arrivâmes à la demeure de Branno, l’ami des étrangers ! Branno à l’armure retentissante, — « D’où viennent, dit-il, ces armes d’acier ? Elle n’est pas facile à obtenir la vierge qui a refusé les fils aux yeux bleus d’Érin. Mais sois béni, ô fils de Fingal ! Heureuse est la jeune fille qui t’attend ! Quand j’aurais douze vierges de beauté, le choix en serait à toi, fils de la renommée ! »

Il nous ouvrit la demeure de la beauté, la demeure d’Éverallin à la brune chevelure. La joie embrasa nos viriles poitrines et nous bénîmes la fille de Branno. Mais sur la colline, au-dessus de nos têtes, parut la troupe du superbe Cormac. Au nombre de huit étaient les héros de ce chef. La bruyère étincelait de l’éclat de leurs armes. Là, étaient Colla et Dura couvert de blessures, le puissant Toscar et Tago et avec eux le victorieux Frestal : venaient ensuite Dairo, heureux dans les combats et Dala, le boulevart des guerriers dans les sentiers étroits. L’épée flamboyait dans la main de Cormac ; mais gracieux était l’aspect du héros ! Au nombre de huit étaient les guerriers d’Ossian : Ullin, le fils impétueux de la guerre ; Mullo aux actions généreuses ; le noble, le gracieux Scelacha ; Oglan et le fougueux Cerdal ; Dumariccan aux farouches regards. Et pourquoi serais-tu le dernier, Ogar, toi si renommé sur les collines d’Ardven ?

« Ogar rencontre face à face le puissant Dala, sur la plaine des braves. Le combat des héros ressemble à celui des vents sur les vagues écumeuses de l’Océan. Ogar songe à son poignard, l’arme qu’il aime. Neuf fois il le plonge dans le flanc de Dala. Le combat a changé de face. Trois fois je brisai ma lance sur le bouclier de Cormac ; trois fois il brisa la sienne sur mon bouclier. Mais, ô jeune et malheureux amant, je lui tranchai la tête : cinq fois je la secouai par les cheveux : les amis de Cormac s’enfuirent. Quiconque m’eût dit, ô jeune et douce fille, alors que je luttais dans les combats, qu’aveugle et délaissé je passerai mes nuits dans la solitude, aurait eu besoin d’une armure impénétrable et d’un bras sans rival dans la guerre ! »

Mais déjà sur la plaine de Lena, s’est éteinte la voix de la musique. La brise inconstante soufflait avec force et le chêne élevé agitait ses feuilles autour de moi. Mes pensées étaient d’Éverallin, lorsqu’elle m’apparut dans toute la lumière de sa beauté. Ses yeux bleus roulant dans les larmes, elle se tint devant moi sur un nuage et me dit d’une voix faible :

« Lève-toi, Ossian, lève-toi et sauve mon fils ; sauve Oscar le prince des hommes ! Près du chêne du torrent de Lubar il combat contre les enfants de Lochlin. » Elle dit et se replongea dans son nuage. Je me couvre d’acier, ma lance souvent mes pas, mes armes retentissent. Je murmure, suivant ma coutume dans le danger, les chants des héros du passé. Comme un tonnerre lointain les enfants de Lochlin m’entendent. Ils fuient ; mon fils les poursuit.

Mais je le rappelai d’une voix semblable à celle d’un torrent éloigné. « Oscar, reviens sur Lena, m’écriai-je ; ne poursuis plus l’ennemi, quoique Ossian soit derrière toi. » Il revint et le bruit de ses armes fut doux à mon oreille. « Pourquoi, me dit-il, as-tu arrêté mon bras avant que la mort les eût tous enveloppés ? Sombres et terribles, sur les rives du torrent, ils ont attaqué ton fils et Fillan. Ils veillaient attentifs aux terreurs de la nuit. Nos épées en ont détruit plusieurs : mais tels que les vents de la nuit qui répandent l’Océan sur les sables blancs de Mora ; tels s’avancent les sombres enfants de Lochlin sur la bruyère de Lena. Les fantômes de la nuit poussent des cris aigus et j’ai vu les météores de la mort ! Laisse-moi réveiller le roi de Morven, lui qui sourit au danger ; lui qui ressemble au fils du ciel, se levant au milieu de la tempête. »

Fingal s’était subitement éveillé d’un songe ; il s’appuyait sur le bouclier de Trenmor, ce bouclier bruni que ses pères ont levé dans les guerres du passé. Ce héros avait vu dans son sommeil l’ombre affligée d’Agandecca. Elle venait des plaines de l’Océan et, solitaire, s’avançait à pas lents sur Lena. Son visage était pâle comme le brouillard du Cromla, et ses joues étaient pleines de larmes. Souvent, de sa robe formée des nuages du désert, elle levait sa main obscure : elle l’etendait sur Fingal et, en silence, elle détournait les yeux. « Pourquoi pleure-t-elle, la fille de Starno ? dit Fingal en soupirant ; pourquoi ton visage est-il si pale, ô toi qui erres au milieu des nuages ? » Elle s’éloigne sur la brise de Lena et laisse Fingal au milieu de la nuit. Elle pleurait sur les fils de son peuple qui allaient périr de la main de Fingal.

Le héros s’éveille en tressaillant : dans son ame il la revoit encore. Le bruit des pas d’Oscar approche. Le roi, sur son flanc, aperçoit son bouclier ; car le faible rayon du matin descendait déjà sur les vagues d’Ullin. « Dans leur fraveur, que font les ennemis ? dit, en se levant, le roi de Morven. Fuient-ils à travers l’écume de l’Océan, ou attendent-ils la bataille des lances ? Mais pourquoi le demander ? Fingal entend leur voix dans la brise du matin ! Vole, Oscar, sur la bruyère de Lena et réveille nos amis ! »

Le roi se tenait debout près de la roche du Lubar. Trois fois il éleva sa voix terrible. Le cerf tressaille et fuit des sources du Cromla et les rochers tremblent sur leurs collines. Comme le bruit de cent torrents de montagne, qui s’élancent, qui rugissent et bouillonnent ; comme les nuages qui s’amassent pour former une tempête sur la face bleue du ciel ; ainsi les enfants du désert accourent à la voix terrible de Fingal. La voix du roi de Morven était agréable aux guerriers de ses terres. Souvent il les avait conduits au combat ; souvent ils en étaient revenus avec les dépouilles de l’ennemi.

« Enfants de Selma, s’écrie le roi, venez au combat ; venez donner la mort à des milliers d’ennemis ! Le fils de Comhal contemplera la lutte. Mon épée se balancera sur la colline, mon épée, la défense démon peuple ! Mais jamais vous n’en aurez besoin, guerriers, tant que combattra le fils de Morni, le chef des hommes puissants ! Il conduira mon armée, afin que sa gloire s’élève dans les chants ! Ombres des héros décédés, ô vous qui chevauchez sur les tempêtes du Cromla, recevez avec joie mes guerriers qui succombent et menez-les sur vos collines. Puisse le vent de Lena les porter sur mes vagues, pour qu’ils visitent le silence de mes rêves et qu’ils réjouissent le sommeil de mon âme. Fillan et Oscar à la brune chevelure ! Et toi, blond Ryno à la lance aiguë ! marchez avec bravoure aux combats ! contemplez le fils de Morni, contemplez les exploits de son bras ; et que vos épées dans la mêlée soient semblables à son épée ! Protégez les amis de votre père et rappelez-vous les chefs des temps passés ! Quand vous tomberiez dans Érin, ô mes enfants, je vous reverrais encore ! Bientôt nos ombres froides et pâles se réuniront dans un nuage, sur les vents de Cona. »

Tel qu’un nuage orageux et sombre, bordé des rouges éclairs du ciel, et qui fuyant le rayon du matin, vole vers l’occident ; tel s’éloigne le puissant roi de Selma. L’éclat de son armure est terrible et deux lances sont dans sa main. Sa chevelure blanchie tombe sur le vent. Souvent il se détourne pour voir le champ de bataille. Trois bardes accompagnent cet enfant de la gloire, pour porter ses paroles à ses chefs. Il s’assied sur la cime du Cromla : l’éclat de son épée se balance dans l’air, et nous marchons à l’ennemi.

La joie se lève sur le visage d’Oscar. Sa joue est rouge et son œil verse des larmes. Son épée, dans sa main, est un rayon de lumière. Il s’avance et, souriant, il dit à Ossian : « Ô toi qui règles le combat des épées, ô mon père, prête l’oreille à ton fils ! Retire-toi avec le chef de Morven et cède ; moi ta gloire. Si je péris ici, souviens-toi de ce sein de neige, de ce rayon solitaire de mon amour, la fille aux blanches mains de Toscar ! Car, les joues en feu et ses doux cheveux épars sur son sein, du haut du rocher, elle se penche sur le torrent et soupire pour Oscar. Dis-lui qu’enfant léger des vents je suis sur mes collines ; dis-lui, que dans un nuage, je rejoindrai la gracieuse fille de Toscar ! » — Élève, Oscar, élève plutôt ma tombe : je ne veux point te céder le combat. Le premier et le plus sanglant dans la mêlée, mpn bras doit t’apprendre à combattre. Mais souviens-toi, mon fils, de placer cette épée, cet arc et le bois de mon cerf dans cette étroite et sombre demeure dont la marque est une pierre grisâtre ! Oscar, je n’ai pas d’amante à laisser aux soins de mon fils. Éverallin n’est plus, Éverallin la douce fille de Branno ! »

Telles étaient nos paroles lorsque la voix de Gaul descendit forte et croissante sur le vent. Il agite au-dessus de lui le glaive de son père. Nous nous précipitons à la mort et aux blessures. Comme les vagues écumeuses, bouillonnant sur l’abîme, s’avancent gonflées et rugissantes ; comme les rochers couverts de limon s’opposent aux vagues rugissantes ; ainsi les ennemis s’attaquent et conbattent. L’homme rencontre l’homme, l’acier rencontre l’acier. Les boucliers résonnent et les guerriers succombent. Comme cent marteaux sur le rouge enfant de la fournaise, ainsi se lèvent, ainsi retentissent les épées !

Gaul s’élance comme un tourbillon dans l’Ardven. Son épée est la destruction des héros. Swaran ressemble au feu du désert dans les bruyères du Gormal. Comment pourrais-je dire dans mes chants la mort de tant de lances ? Mon épée se lève et flamboie dans la sanglante mêlée. Que tu étais terrible, Oscar, ô le meilleur et le plus grand des fils ! Je me réjouissais dans le secret de mon âme, quand son glaive flamboyait sur les ennemis renversés. Ils fuient en tumulte sur la bruyère de Lena : nous poursuivons, nous massacrons ! Comme les pierres qui bondissent de rochers en rochers ; comme les haches dans les forêts retentissantes ; comme le tonnerre roule de montagne en montagne, en éclats brisés et terribles ; tels, de la main d’Oscar et de la mienne, le coup succède au coup et la mort à la mort !

Mais Swaran environne le fils de Morni, comme les flots impétueux d’Inistore. Fingal, à cette vue, se lève sur sa colline ; il saisit sa lance : « Va, Ullin, va, mon vieux barde, s’écrie le roi de Morven, rappelle au fier Gaul et les combats et l’exemple de ses pères ! soutiens par tes chants mon armée qui faiblit ; les chants raniment les guerriers. » Le majestueux Ullin s’avance dans les pas de la vieillesse, et parle au roi des épées : — « Fils du chef aux généreux coursiers, fier et bondissant roi des lances, bras fort dans les périlleux labeurs, cœur inflexible qui ne cède jamais, chef aux armes aiguës de la mort ; frappe et renverse l’ennemi ! que leurs blanches voiles ne bondissent jamais vers la sombre Inistore ! que ton bras soit comme la foudre, tes yeux comme la flamme, et ton cœur un roc inébranlable ! Autour de toi fais voler ton épée comme un météore de nuit, lève ton bouclier comme le feu de la mort ! Fils du chef aux généreux coursiers, frappe et renverse l’ennemi ! frappe ! détruis ! »

À ces mots, le cœur de Gaul bat avec violence ; mais Swaran s’avance avec toute son armée : en deux il fend le bouclier de Gaul, et les enfants de Selma prennent la fuite.

Fingal aussitôt se lève dans ses armes : trois fois il fait entendre sa terrible voix. Le Cromla en répéta les sons, et les fils du désert s’arrêtèrent immobiles. Ils baissent vers la terre leurs visages confus et rougissent en présence du roi. Il s’avançait comme un nuage de pluie dans un jour de soleil, lorsqu’il roule lentement sur la colline et que les champs attendent les ondées : le silence accompagne sa marche lente dans le ciel ; mais l’orage doit bientôt éclater. Swaran aperçoit le terrible roi de Morven et s’arrête au milieu de sa course. Sombre, il s’appuie sur sa lance et roule autour de lui des yeux enflammés. Silencieux et grand, on dirait, sur les rives du Lubar, un chêne dont les branches jadis ont été flétries par le feu du ciel : il se penche sur le torrent ; ses mousses grisâtres sifflent à la brise : tel semblait le roi. Cependant il se retire à pas lents sur la bruyère de Lena ; ses mille guerriers se répandent autour de lui, et les ténèbres s’amassent sur sa colline.

Fingal, comme un rayon du ciel, brille au milieu de son peuple. Ses héros s’assemblent autour de lui ; il leur fait entendre la voix de sa puissance : « Levez mes étendarts, déployez-les aux vents de Lena, comme les flammes de cent collines ! qu’ils frémissent sur les brises d’Érin et nous excitent au combat. Enfants des impétueux torrents qui tombent de mille montagnes, tenez-vous près du roi de Morven ! soyez attentifs à ses royales paroles ! Gaul, bras indomptable de la mort ; Oscar, aux futures batailles ; Connal, fils de Sora aux bleus boucliers ; Dermid, à la brune chevelure ; Ossian, roi des chants, tenez-vous près du bras de votre père ! » Nous levons le Soliflamme[15] des combats, l’étendart du roi de Morven ! L’âme des héros tressaillait de joie en le voyant ondoyer à la brise. Il était parsemé d’or, comme la coupe vaste et bleu du ciel de la nuit. Chaque héros avait aussi son étendart ; chaque héros ses guerriers menaçants !

« Voyez, s’écria le roi des coupes généreuses, voyez comme les guerriers de Lochlin se partagent sur Lena ! Ils se tiennent sur la colline, comme des nuages séparés, ou comme une forêt de chênes à demi consumés, lorsque nous voyons à travers leurs rameaux et le ciel et les météores qui passent derrière eux ! Que chaque chef des amis de Fingal choisisse sa troupe sombre parmi ces guerriers qui nous menacent de si haut ; que pas un seul de ces fils des forêts ne bondisse sur les vagues d’Inistore ! »

« À moi, dit Gaul, les sept chefs qui sont venus du lac de Lego ! » — « Que le sombre roi de l’Inistore, dit Oscar, s’offre à l’épée du fils d’Ossian ! » — » Et le roi d’Iniscon à la mienne, dit Connal au cœur d’acier ! » — « Ou le chef de Mudan, dit Dermid à la brune chevelure, ou moi, dormira sur la froide terre ! » — « Et moi qui maintenant suis aveugle et faible, je choisis le belliqueux roi de Terman ; je promis de conquérir de ma main le noir bouclier de ce héros. » — « Bénis et victorieux soient mes chefs ! reprit Fingal avec un doux regard. Swaran, roi des vagues mugissantes, c’est toi que Fingal a choisi ! »

Alors, comme mille vents opposés se précipitent à travers les vallées, sombres et divisés s’avancent les enfants de Selma : Les échos du Cromla en retentissent au loin. Comment dirais-je les morts dont nous fûmes entourés dans la mêlée des armes ! Ô fille de Toscar, sanglantes étaient nos mains ! Les sombres rangs de Lochlin tombaient comme les rives de la rugissante Cona ! Nos armes furent victorieuses sur Lena : chaque chef accomplit sa promesse. Près du murmure du Branno, souvent tu t’es assise, ô vierge ! ton sein blanc se soulevait fréquemment, comme le duvet du cygne lorsque avec lenteur il nage sur le lac, et que la brise souffle de côté sur son aile frémissante. Tu as vu le soleil se retirer, rouge et lent derrière son nuage ; la nuit s’épaissir autour de la montagne, tandis que par intervalles, les vents rugissaient dans les vallées profondes. Enfin, la pluie bal avec force : la foudre roule en éclats. L’éclair jaillit sur les rochers : les esprits montent sur des ravons de feu. L’impétuosité du torrent des montagnes descend en rugissant du sommet des collines. Tel était le bruit du combat, ô vierge aux bras de neige ! Mais pourquoi, fille de Toscar, pourquoi cette larme ? C’est aux filles de Lochlin à pleurer, car les guerriers de leur patrie ont succombé ! Sanglantes étaient les armes bleues de la race de mes héros ! Mais je suis triste, aveugle et délaissé ; je ne suis plus le compagnon des héros ! Donne-moi, ô jeune et douce vierge, donne-moi tes larmes ; car j’ai vu les tombes de tous mes amis !

Ce fut alors qu’avec douleur, Fingal vit un héros tomber sous sa main. Le guerrier en cheveux blancs roulait dans la poussière, et vers le roi levait ses yeux mourants, « Et c’est par moi que tu meurs, ami d’Agandecca, s’écrie le fils de Comhal ! J’ai vu tes larmes pour la vierge de mon amour, dans les salles du sanguinaire Starno ! Tu fus l’ennemi des ennemis de mon amour, et tu uicurs de ma main ! Élève Ullin, élève la tondre de Mathon, et dis son nom dans les chants d’Agandecca. Tu fus chère à mon âme, ô triste habitante de la solitaire Ardven ! »

Cuthullin, de la caverne de Cromla, entendit la bruit du combat. Il appela Carril des temps passés et Connal, le chef des épées. Ces héros en cheveux blancs entenflent sa voix et saisissent leurs lances aiguës. Ils s’avancent et voient les flots de la bataille, comme les vagues pressées de l’Océan, quand les vents orageux soufflent de l’abîme et roulent les lames à travers les vallées sablonneuses. Cuthullin s’enflamme à cette vue : les ténèbres s’amassent sur son front. Sa main est sur l’épée de ses pères, et ses yeux enflammés roulent sur l’ennemi. Trois fois il veut s’élancer au combat, trois fois il est retenu par Connal. « Chef de l’île des brouillards, lui dit-il, Fingal renverse fennemi. Ne cherche point une part dans la gloire du roi ; il est à lui seul puissant comme la tempête ! »

« Hé bien, Carril, répondit le chef, va féliciter le roi de Morven. Quand Lochlin aura passé, comme un torrent après la pluie ; quand le bruit du combat aura cessé, que ta douce voix chante à ses oreilles les louanges du roi de Selma ! Donne-lui l’épée de Caithbat ; car Cuthullin n’est pas digne de porter les armes de ses pères ! Venez, ô fantômes du solitaire Cromla ! âmes des chefs qui ne sont plus, venez et entourez les pas de Cuthullin ! Parlez-lui dans la caverne, refuge de sa douleur ! Jamais plus je ne serai renommé parmi les puissants de ma terre. Je suis un rayon qui a brillé ; un brouillard qui s’est évanoui, quand les brises du matin sont venues éclaircir les flancs brumeux de la colline. Connal, ne me parle plus d’armes ! Ma gloire s’en est allée. Mes soupirs seront sur les vents du Cromla, jusqu’à ce qu’on cesse de voir la trace de mes pas. Et toi, Bragéla aux seins blancs, gémit sur la chute de ma gloire : vaincu, jamais je ne retournarai vers toi, ô doux rayon de mon âme »

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LIVRE CINQIÈME.


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Argument.

Cuthullin et Connal restent sur la colline. Fingal et Swaran cocombattent ; description de leur renrontre. Swaran est vaincu, enrliainé et livre prisonnier à la garde d’Ossian et de Gaul, fils de Morni. Fingal, ses plus jeunes fils, et Oscar poursuivent l’ennemi. Épisode d’Orla chef de Lochlin, mortellement blessé dans le combat. Fingal, touché de la mort d’Orla, ordonne de cesser la poursuite, et rappelant ses enfants, il apprend que Ryno, le plus jeune d’entre eux a été tué. Il pleure sa mort, écoute l’histoire de Lamderg et de Gelchossa et revient à l’endroit où il avait laissé Swaran. Carril, qui avait été envoyé par Cuthullin pour féliciter Fingal sur sa victoire, sur ces entrefaites, va trouver Ossian. L’entretien des deux poètes termine l’action du quatrième jour.


Sur les flancs du Cromla, Connal parlait à Cuthullin, le chef au noble char. Pourquoi cette tristesse, fils de Semo ? Nos amis sont puissants dans les combats ; toi, guerrier, tu es renommé, et nombreuses sont les morts de ton glaive ! Souvent Bragéla est allée à ta rencontre, la joie brillant dans ses yeux bleus ; souvent elle est allée à la rencontre de son héros revenant au milieu de ses braves, lorsque le carnage avait rougi son épée et que ses ennemis étaient muets sur les champs de la tombe. La voix de tes bardes était douce à son oreille, lorsque tes hauts faits grandissaient dans leurs chants.

Mais, vois le roi de Morven ! Il s’avance comme une colonne de feu. Sa force est semblable à celle du torrent de Lubar, ou à celle des vents du Cromla, quand les épaisses forêts de la nuit sont arrachées de leurs rochers. Heureux est ton peuple, ô Fingal ! ton bras terminera leurs guerres. Tu es le premier dans les dangers ; le plus sage dans les jours de la paix. Tu parles et tes mille guerriers obéissent : des armées tremblent au bruit de tes armes. Heureux est ton peuple, ô Fingal, ô puissant roi de Selma ! Mais quel est celui qui s’avance sombre et terrible, comme le tonnerre dans sa course ? Quel autre que le fils de Starno ! Il marche à la rencontre de Fingal. Contemple le combat des chefs ! C’est la tempête sur l’Océan, quand deux esprits se rencontrent et lutient à qui roulera les vagues. Le chasseur entend sur sa colline le bruit de leur combat et voit les hautes vagues s’avancer vers les rivages de l’Ardven. Ainsi parlait Connal quand les deux héros en vinrent aux mains. C’est alors que s’élève le bruit des armes ! Chaque coup retentit comme les cent marteaux de la fournaise ! Terrible est le combat des rois ; terrible le regard de leurs yeux ! Ils fendent en deux leurs boucliers brunis et l’acier de leurs casques vole brisé en éclats. Ils jettent leurs armes et chacun d’eux s’élance et saisit son héros. Leurs bras nerveux s’enlacent, ils se balancent d’un côté sur l’autre ; ils tendent, ils raidissent leurs larges membres ; et, déployant tout l’orgueil de leurs forces, de leurs talons ils ébranlent la colline. Les rochers croulent de leurs cimes et les buissons aux têtes verdoyantes tombent déracinés. Enfin succombe la force de Swaran et le roi des forêts est enchaîné. Ainsi j’ai vu sur le Cona, Cona que je ne vois plus, ainsi j’ai vu deux sombres collines déplacées de leurs bases par la force de leurs torrents grossis. Elles chancellent dans leur chute : leurs chênes majestueux se rencontrent dans l’air ; enfin elles s’écroulent ensemble avec tous leurs arbres et leurs rochers : les torrents sont détournés par leurs masses ; et leurs ruines rougeàtrcs sont aperçues de loin.

« Enfants de Morven, dit Fingal, gardez le roi de Lochlin. Il est aussi fort que ses mille vagues et sa main est instruite à combattre. Il est de la race des anciens temps. Gaul, premier de mes héros, Ossian, roi des chants, rappelez-vous qu’il est le frère d’Agandecca : faites que la joie surmonte sa douleur, Mais vous. Oscar, Fillan et Ryno, enfants de ma race, poursuivez sur Lena les guerriers de Lochlin, pour qu’à l’avenir nul vaisseau ne hondisse sur les vagues houleuses d’Inistore. »

Aussitôt ils volent et traversent la bruyère. Fingal s’avance lentement, pareil au nuage de la foudre, quand les plaines brûlantes de l’été sont silencieuses et sombres. Son épée est devant lui comme un rayon de soleil ; terrible comme le météore de la nuit. Il marche vers un chef de Lochlin et s’adresse à l’enfant des vagues : « Quel est celui qui, si triste et si sombre, s’appuie contre le rocher du torrent ? Il n’en peut franchir les ondes rougissantes ; mais qu’il est majestueux ! Son bouclier est sur son flanc et sa lance est semblable à l’arbre du désert. Jeune homme à la brune chevelure, es-tu des ennemis de Fingal ?

« Je suis un enfant de Lochlin, s’écria le guerrier, et mon bras est fort dans la guerre. Mon épouse pleure dans ma demeure, mais Orla ne reviendra jamais ! » — « Héros, rends-toi ou combats, reprend Fingal roi des nobles actions : les ennemis ne triomphent point en ma présence et mes amis sont célébrés dans mon palais. Fils des vagues, suis moi, viens partager la coupe de mes festins ; viens pour suivre les cerfs de mes déserts et sois l’ami de Fingal ! » — « Non ! répond le héros, je secours le faible ; ma force est à celui que les armes trahissent. Mon épée ; ô guerrier, a toujours été sans rivale : que le roi de Morven me cède ! » — « Je n’ai jamais cédé, Orla ! Fingal n’a jamais cédé à un mortel ! Tire ton épée et choisis ton ennemi : nombreux sont mes héros ! »

« Le roi refuse donc le combat ? dit Orla. Fingal est, de toute sa race, le seul rival digne d’Orla ! mais, roi de Morven, si je succombe, puisqu’un jour le guerrier doit mourir, élève ma tombe au milieu de cette plaine ; qu’elle soit la plus haute sur Lena ! À travers la vague sombre et bleue, envoie l’épée d’Orla à l’épouse de son amour, afin qu’elle puisse, avec des larmes, la montrer à son fils et enflammer son âme aux combats. » — « Guerrier aux tristes discours, lui dit Fingal, pourquoi réveilles-tu mes pleurs ? Les guerriers doivent mourir un jour et leurs enfants verront dans leurs demeures leurs armes inutiles : mais, Orla, ta tombe sera élevée et ta blanche épouse pleurera sur ton épée. »

Ils combattirent sur la bruyère de Lena : mais le bras d’Orla était faible. L’épée de Fingal descend et fend en deux son bouclier qui tombe et brille sur la terre, comme la lune sur les ondes émues des torrents. « Roi de Morven, dit le héros, lève ton épée et perce-moi le sein. Faible et blessé dans le combat, je fus abandonné ici par mes amis. Ma triste histoire parviendra à mon amour sur les rives du Lota[16], quand elle sera seule dans les bois et que la brise frémira dans les feuilles. »

Non, répondit le roi de Morven, non, Orla, jamais je ne te blesserai. Sur les rives du Lota que ton épouse te revoie, échappé des mains de la guerre. Que ton père en cheveux blancs, qui peut-être est aveugle par l’âge, entende le son de ta voix et se réjouisse dans sa demeure ! Le héros se lèvera plein de joie et de ses mains il cherchera son fils. » — « Mais jamais il ne le trouvera, Fingal, répond le jeune guerrier des rives du Lota. Je vais mourir sur la plaine de Lena : des bardes étrangers parleront de moi : mon large baudrier couvre ma blessure mortelle et je le jette aux vents ! »

Un sang noir jaillit de son flanc : il tombe pâle sur la bruyère de Lena ; il expire. Fingal se penche sur lui et rappelle ses jeunes chefs. « Oscar et Fillan, mes enfants, élevez la tombe d’Orla. Qu’ici repose le guerrier aux cheveux bruns, loin de l’épouse de son amour ; qu’il repose ici dans son étroite demeure, loin du murmure du Lola. Le faible un jour verra son arc dans ses salles, mais il ne pourra le bantler. Ses chiens fidèles hurlent sur ses collines, et les sangliers qu’il avait coutume de poursuivre se réjouissent. Il est tombé, le bras de la bataille, il est tombé, le puissant parmi les braves ! Élevez la voix, que le cor retentisse, enfants du roi de Morven ! Retournons vers Swaran et dissipons la nuit par nos chants. Fillan, Oscar et Ryno, volez sur la bruyère de Lena. Mais où es-tu, Ryno, jeune enfant de la gloire ? Tu n’avais pas coutume de répondre le dernier à la voix de ton père ! » Ryno, répondit Ullin, le premier des bardes, Ryno est avec les ombres augustes de ses pères : avec Trathal, le roi des boucliers, avec Trenmor aux actions glorieuses. Le jeune homme est tombé, le jeune homme est pâle ; il repose sur la plaine de Lena. »

« Il est donc tombé, s’écria le roi, le plus léger à la course, le premier à bander l’arc ! À peine as-tu été connu de moi ! Pourquoi le jeune Ryno est-il déjà tombé ? Mais dors doucement sur Lena, Fingal te reverra bientôt. Bientôt ma voix ne sera plus entendue, et l’on cessera de voir la trace de mes pas. Les bardes diront le nom de Fingal : les pierres parleront de lui. Mais tu n’es plus, ô Ryno, et tu n’as pas reçu ta gloire. Ullin, touche la harpe pour Ryno ; dis ce qu’il eût été un jour. Adieu, toi le premier dans le champ des combats. Je ne dirigerai plus ton javelot. Tu étais si beau ! Je ne te vois plus ! Adieu ! »

Des pleurs sont sur la joue du roi, car son fils était terrible dans la guerre ; son fils qui ressemblait à un rayon de feu, la nuit, sur la montagne, quand les forêts tombent sous son passage, et que le voyageur tremble au bruit de leur chute : mais les vents l’emportent au delà des rocs escarpés ; il disparaît à la vue et les ténèbres triomphent.

« Quel est celui dont la gloire est dans cette verte tombe ? dit le roi des coupes généreuses. Quatre pierres, avec leurs têtes de mousse, marquent l’étroite maison de la mort. Près de là, que Ryno repose ; qu’il dorme voisin des braves ! Peut-être gît ici quelque chef renommé, qui s’envolera avec mon fils sur les nuages. Ô Ullin, dis les chants du passé : réveille leur mémoire ensevelie dans leur tombe. S’ils n’ont jamais fui dans le champ des batailles, mon fils reposera près d’eux ; il reposera, loin de Morven, sur les plaines de Lena. »

Ici, dit le barde harmonieux, ici reposent les premiers des héros. Silencieux est Lamderg dans cette tombe, muet est Ullin[17], le roi des épées. Mais quelle est celle qui, douce et souriant sur son nuage, me montre son visage d’amour ? Pourquoi, vierge, pourquoi es-tu si pâle, toi la première des filles de Cromla ? Ne dors-tu point avec les ennemis, blanche fille de Tuathal ? Tu fus l’amour de mille guerriers ; mais Lamderg fut ton seul amour. Il vint vers les tours moussues de Tura, et, frappant son noir bouclier, il dit : « Où est Gelchossa mon amour, la fille du noble Tuathal ? Je l’ai laissée dans le palais de Tura quand j’allai combattre le puissant Ulfada. « Reviens bientôt, ô Lamderg, me dit-elle, car je suis ici, assise dans ma douleur. » Les soupirs soulevaient son sein blane et sa joue était mouillée de larmes. Mais je ne la vois point venir au-devant de moi pour calmer mon âme après la guerre. Silencieux est le palais de ma joie : je n’entends pas la voix du harde. Bran, à la porte, n’agite point ses chaînes, joyeux à la venue de Lamderg. Où est Gelcliossa, mon amour, la douce fille du généreux Tuathal ? « Lamderg, dit Ferchios, fils d’Aidon, Gelchossa erre sur le Cromla. Elle poursuit avec les filles de l’arc les chevreuils fugitifs. » — « Ferchios, répond le chef de Crouila, nul hruit n’arrive à l’oreille de Lamderg. Pas un son dans les bois de Lena. Aucun chevreuil ne fuit devant mes yeux ; aucun chien haletant ne le poursuit. Je ne vois point Gelchossa, mon amour, belle comme la pleine lune se couchant sur les collines. Va, Ferchios, va vers Allad. l’enfant du rocher aux cheveux blanchis. Sa demeure est dans le cercle de pierres. Il sait peut-être où se trouve la belle Gelchossa. »

Le fils d’Aidon va et parle à l’oreille du vieillard : « Allad, tremblant et solitaire habitant des rochers, qu’ont vu les yeux de ta vieillesse ? » — « J’ai vu, répondit le vieux Allad, j’ai vu Ullin, le fils de Cairbar ; du Cromla il est descendu dans les ténèbres. Il murmurait un chant lugubre, comme le vent dans une forêt sans feuilles. Il entra dans le palais de Tura : « Lamderg, s’écria-t-il, ô toi le plus redoutable des hommes, combats ou cède à Ullin ! » — « Lamderg, le fils de la bataille, répondit Gelchossa, n’est point ici : il combat Ulfada, le chef puissant ; il n’est point ici, ô toi le premier des hommes ! mais Lamderg ne céda jamais ; il combattra le fils de Cairbar ! » — « Tu es belle, reprit le farouche Ullin, fille du généreux Tuathal ! Je t’emmène au palais de Cairbar, et le brave aura Gelchossa. Trois jours je resterai sur le Cromla pour attendre Lamderg, l’enfant de la bataille ; le quatrième, Gelchossa sera à moi, si le puissant Lamderg fuit ! »

« Allad, dit le chef de Cromla, paix à tes songes dans ta caverne ! Ferchios, fais retentir le cor de Lamderg, et qu’UIlin l’entende de sa demeure. » Lamderg, comme une tempête rugissante, monte sur la colline ; il murmure, en marchant, un chant terrible et sombre comme le bruit d’un torrent dans sa chute. Sombre, il s’arrête sur la colline, pareil à un nuage variant ses formes aux vents. Il roule un rocher, signal de la guerra, et Ullin, dans la demeure de Cairbar, en entendit la chute. Avec joie il entend son ennemi. Il saisit la lance de son père ; un sourire éclaire ses joues brunies, et il suspend son glaive à son côté. Le poignard étincelle dans sa main ; il s’avance en sifflant.

« Gelchossa vit le chef silencieux, comme une colonne de brouillard, monter sur la colline. Elle frappe son sein palpitant : muette et dans les pleurs, elle tremble pour Lamderg. « Cairbar, chef aux cheveux gris, dit la vierge à la main blanche et douce, je veux aller tendre l’arc sur le Cromla ; j’y vois les biches au poil fauve. » Elle vole sur la colline ; mais en vain ! déjà combattaient les farouches guerriers. — Pourquoi dirai-je au roi de Selma comment ont combattu ces héros courroucés ? Le sauvage Ullin succomba. Le jeune Lamderg revint, mais pâle, vers la fille de Tuathal. « Quel sang, mon amour, dit-elle toute tremblante, quel sang coule sur le flanc de mon guerrier ? » — « C’est le sang d’Ullin, répondit le chef. Gelchossa, ô toi plus belle que la neige, laisse-moi ici reposer quelque temps ! » — Le puissant Lamderg mourut. — « Et si tôt dors-tu sur la terre, ô chef de l’ombragée Tura ? » Trois jours elle se lamenta auprès de son amour. Les chasseurs la trouvèrent froide ; ils élevèrent cette tombe au-dessus d’eux trois. Ton fils, roi de Morven, reposera ici avec des héros ! »

« Et mon fils, dit Fingal, reposera près d’eux : la voix de leur gloire résonne à mes oreilles. Fillan et Fergus, portez ici Orla, le pâle et jeune guerrier des rives du Lota ; Ryno ne sera point couché dans la terre près d’un rival indigne, lorsque Orla reposera à ses côtés. Pleurez, filles de Morven ! et vous, vierges du Lota, pleurez ! Comme un arbre ils croissaient sur les collines ; ils sont tombés comme le chêne du désert, lorsque, couché au travers d’un torrent, il se flétrit au vent. Oscar, chef de la jeunesse, tu vois comment ils ont péri ; sois, comme eux, renommé sur la terre ; sois, comme eux, le sujet du chant des bardes ! Leur aspect était terrible dans le combat ; mais calme était Ryno dans les jours de la paix. Il était comme l’arc de la pluie que, de loin, l’on aperçoit sur le torrent, quand le soleil se couche sur Mora, et que le silence habite la colline des chevreuils. Repose, ô le plus jeune de mesfds ! repose, ô Ryno, sur la plaine de Lena ! Nous aussi, bientôt nous ne serons plus : un jour doivent tomber les guerriers ! »

Telle était ta douleur, roi des épées, lorsque Ryno reposait sur la terre. Quelle doit être la douleur d’Ossian, puisque toi-même tu t’es en allé ! De loin je n’entends plus ta voix sur Cona ; mes yeux ne t’aperçoivent plus. Souvent, triste et délaissé, je m’assieds sur ta tombe et la touche de mes mains. Quand je crois entendre ta voix, ce n’est qu’une brise qui passe ! Depuis longtemps Fingal s’est endormi, Fingal l’arbitre de la guerre !

Alors Gaul et Ossian s’assirent avec Swaran sur les douces et vertes rives du Lubar. Je touchai la harpe pour distraire le roi ; mais sombre était son front. Il portait vers Lena ses yeux rouges de larmes : le héros pleurait son année. Je levai les yeux vers la cime du Cromla, et j’aperçus le fils du généreux Semo. Triste et à pas lents, il se retirait de la colline vers la caverne solitaire de Tura. Il avait vu Fingal victorieux et la douleur se mêlait à sa joie. Le soleil brille sur son armure : Connal le suit à pas lents. Ils disparaissent derrière la colline, comme deux colonnes de feu, pendant la nuit, lorsque les vents les chassent sur la montagne et que la bruyère s’enflamme et retentit. Non loin d’un torrent à la bouillonnante écume, sa caverne est dans un rocher. Un arbre se penche au-dessus et les vents mugissent dans l’écho de ses flancs. C’est là que repose le chef d’Érin, le fils du généreux Semo. Il pense aux batailles qu’il a perdues et les larmes sont sur ses joues. Il pleure le départ de sa gloire qui s’est envolée comme le brouillard de Cona. Ô Bragéla, tu es trop loin, trop loin pour consoler l’âme du héros ! Mais que ta brillante image se montre à son esprit pour que ses pensées revolent vers le solitaire rayon de son amour !

Quel est celui qui s’avance sous les boucles de la vieillesse ? C’est le fils de l’harmonie. « Salut à toi, Carril des temps passés ! Ta voix est comme la harpe dans les salles de Tura. Tes paroles sont agréables comme la pluie qui tombe sur les champs pleins de soleil. Carril des anciens jours, pourquoi quittes-tu le fils du généreux Semo ? »

« Ossian, roi des épées, répondit le barde, bien mieux que moi tu sais élever la voix des chants. Depuis longtemps tu es connu de Carril, ô toi qui règles les combats ! Souvent j’ai touché la harpe pour la belle Éverallin ; souvent tu t’es joint à ma voix dans les salles de Branno aux coupes généreuses ; et souvent, au milieu de nos voix, on entendait la bien douce Éverallin. Un jour elle chantait la chute de Cormac, le jeune guerrier qui mourut pour obtenir son amour. Je voyais des larmes sur ses joues et sur les tiennes, ô chef des hommes ! Son âme, quoiqu’elle ne l’aimât point, était touchée du sort de cet infortuné. Comme elle était belle, entre mille vierges, la fille du généreux Branno ! »

« Ne rappelle point, Carril, lui dis-je, ne rappelle point sa mémoire à mon âme ! À son souvenir il faut que mon cœur se fonde et que mes yeux aient des larmes. Elle est pâle dans la terre, la douce et rougissante vierge de mon amour ! Mais assieds-toi sur la bruyère, ô barde ! et fais-nous entendre ta voix. Klle est douce comme la brise du printemps qui soupire à l’oreille du chasseur, lorsqu’il s’éveille des rêves de sa joie et qu’il a entendu la musique des esprits de la colline ! »

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LIVRE SIXIÈME.


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Argument.

La nuit descend. Fingal donne à son armée une fête à laquelle Swaran assiste. Le roi ordonne à son barde Ullinde chanter le chant de la paix, coutume toujours observée à la fin d’une guerre. Ullin raconte les actions de Trenmor bisaïeul de Fingal, dans la Scandinavie, et son mariage avec Inibaca, fille du roi de Lochlin, un des ancêtres de Swaran. Cette considération jointe à ce qu’il était frère d’Agandecca, que Fingal aima dans sa jeunesse, décide le roi de Morven à lui rendre la liberté et à lui permettre de retourner dans Lochlin, avec les restes de son année, sur sa promusse df ne jamais revenir en Irlande d’une manière hostile. La nuit se passe dans les préparatifs du départ de Swaran, dans les chants des bardus et dans une conversation où Fingal introduit l’histoire de Grumal. Le jour paraît et Swaran part. Finpal fait une partie dédiasse et, trouvant Cuthullin dans la caverne de Tura, il le console et met à la voile le jour suivant pour l’Écosse ; ce qui termine le poème.


Les nuages roulants de la nuit descendent et les ténèbres se posent sur le front du Cromla. Les étoiles du nord se lèvent au-dessus des vagues houleuses d’Érin et montrent leurs têtes de feu à travers le brouillard qui vole dans le ciel. Un vent éloigné rugit dans la forêt. Silencieuse et sombre est la plaine de la mort ! La voix de Carril, sur l’obscure Lena, montait encore à mes oreilles. Il chantait les amis de notre jeunesse ; les jours de nos années premières ; alors que nous nous réunissions sur les rives du Lego et que nous faisions circuler la coupe de la joie. Le Cromla répondait à sa voix. Les fantômes de ceux qu’il chantait descendaient sur leurs brises frémissantes et on les voyait se pencher avec joie, vers la voix de leurs louanges !

Bénie soit ton âme, ô Carril, au milieu des vents qui tourbillonnent ! Oh ! si tu voulais venir dans ma demeure quand je suis seul, la nuit ! Mais tu y viens, ô mon ami, souvent j’entends ta main légère sur ma harpe, lorsqu’elle est suspendue à la muraille lointaine et que ses sons affaiblis arrivent à mon oreille. Pourquoi ne me parles-tu pas dans ma douleur et ne m’apprends-tu pas quand je reverrai mes amis ? Mais tu passes dans ta brise murmurante et le vent siffle à travers les cheveux blanchis d’Ossian.

Cependant, sur les pentes du Mora, les héros s’assemblaient au festin. Mille chênes antiques brûlent au souffle des vents. Les coupes de la force circulent autour de nous. Les âmes des guerriers brillent de joie ; mais le roi de Lochlin est silencieux. La douleur a rougi les yeux de son orgueil. Souvent il se tournait vers Lena et se souvenait de sa défaite. Fingal s’appuyait sur le bouclier de ses pères : ses boucles grises ondoyaient lentement à la brise et brillaient au rayon de la nuit. Il vit la douleur de Swaran et parlant au premier de ses bardes : « Ullin, dit-il, entonne le chant de paix. Oh ! apaise mon âme après la guerre ! Que mon oreille oublie, à tes accents, le bruit terrible des armes : que cent bardes s’approchent pour distraire le roi de Lochlin. Il faut qu’il nous quitte joyeux ; car triste, jamais personne ne s’éloigna de Fingal. Oscar, l’éclair de mon épée est contre le fort dans le combat ; mais elle repose paisible à mes côtés quand les guerriers m’ont cédé dans la guerre. »

« Trenmor, dit la bouche aux chants mélodieux, vivait dans les jours des années évanouies. Il bondissait sur les vagues du nord, compagnon de la tempête ! Les hauts rochers de la terre de Lochlin, ses bois pleins de murmures, à travers le brouillard, apparaissent au héros : il serre ses voiles arrondies comme le sein blanc des femmes. Trenmor poursuivit le sanglier qui rugissait dans les bois du Gormal. Beaucoup de guerriers avaient fui devant lui ; mais il roula mourant sous la lance de Trenmor. Trois chefs, qui virent cet exploit, parlèrent du puissant étranger. Ils disaient qu’il était semblable à une colonne de feu dans les armes brillantes de sa valeur. Le roi de Lochlin prépara la fête, il y convia le jeune Trenmor. Trois jours il fut fêté dans les tours de Gormal, et dans le combat il eut le choix des armes. Le pays de Lochlin n’eut pas de héros qui ne cédât à Trenmor. La coupe de la joie circula avec des chants à la louange du roi de Morven ; de celui qui était venu sur les vagues, du premier entre les hommes puissants ! »

« Quand se leva le quatrième matin, le héros lança son navire et se promena le long du rivage silencieux, appelant les vents rapides qu’il entendait au loin murmurer derrière les bois. Couvert de ses armes d’acier, parut alors un fils des forêts du Gormal. Rouge était sa joue et blonde sa chevelure. Sa peau était semblable à la neige de Morven. Son œil bleu et souriant roulait avec douceur lorsqu’il s’adressa au roi des épées.

« Arrête, Trenmor, arrête, toi le premier des hommes ; tu n’as pas vaincu le fils de Lonval. Mon épée souvent a rencontré le brave et le sage évite la force de mon arc. » — Jeune homme aux blonds cheveux, répondit Trenmor, je ne combattrai point le fils de Lonval. Ton bras est faible, ô rayon de jeunesse ! Retire-toi, et va poursuivre les biches brunes du Gormal. » — « Je me retirerai, répliqua le jeune homme, mais avec l’épée de Trenmor, et me réjouissant dans le bruit de ma gloire. Les vierges environneront en souriant celui qui vainquit le puissant Trenmor. Elles soupireront avec des soupirs d’amour ; elles admireront la longueur de ta lance quand je la porterai au milieu d’elles, et que j’en lèverai au soleil la pointe étincelante. »

Jamais tu n’emporteras ma lance, dit le roi courroucé de Morven. Ta mère te trouvera pâle, sur le rivage, et, regardant sur l’abîme sombre et bleu, elle verra les voiles de celui qui a tué son fils ! » — « Je ne lèverai point la lance, dit le jeune homme, la force des années manque encore à mon bras. Mais, de ma flèche ornée de plumes, j’ai appris à percer de loin mon ennemi. Jette cette lourde cotte d’armes qui te protège contre la mort. Le premier je poserai la mienne sur la terre. Lance maintenant ton trait, roi de Morven ! » Trenmor vit le gonflement de son sein : c’était la sœur du roi de Lochlin. Elle l’avait vu dans le palais et avait aimé la jeunesse de son visage. La lance tombe des mains de Trenmor : il baisse vers la terre sa joue vermeille. Elle était pour lui ce rayon de lumière qui rencontre les enfants de la caverne, lorsqu’ils revoient les plaines du soleil et qu’ils baissent leurs yeux blessés.

« Chef de l’orageuse Morven, dit la jeune fille aux bras de neige, laisse-moi me reposer dans ton navire bondissant, loin de l’amour de Corlo : car il est terrible pour Inibaca comme le tonnerre du désert. Il m’aime dans son farouche orgueil et lève dix mille lances. » — « Repose en paix, dit le puissant Trenmor, repose à l’ombre du bouclier de mes pères. Je ne fuirai point devant ce chef quoiqu’il lève dix mille lances. » Trois jours il attendit sur le rivage. Il fit au loin retentir son cor, et du haut de ses collines il invita Corlo à descendre au combat : mais Corlo ne vint pas. Alors le roi de Lochlin descendit de son palais : il fit une fête sur le rivage et donna la jeune fille à Trenmor. »

Roi de Lochlin, dit Fingal, ton sang coule dans les veines de ton ennemi. Nos pères se rencontrèrent dans la bataille parce qu’ils aimaient la lutte des lances ; mais souvent ils se donnèrent des fêtes dans leurs palais, et firent circuler la coupe de la joie. Laisse la gaité éclairer ton visage et la harpe enchanter ton oreille. Terrible comme la tempête de ton Océan, tu as répandu ta valeur ; et ta voix a été semblable à la voix de mille guerriers quand ils engagent le combat. Lève demain, lève tes blanches voiles au vent, ô Frère d’Agandecca ! Brillante comme le rayon du midi, elle descend sur mon âme affligée. J’ai vu tes larmes pour cette jeune beauté, et je t’ai épargné dans les salles de Starno, quand mon épée était rouge de carnage et mon œil plein de larmes pour la jeune fille. Préfères-tu le combat ? Je te l’offre, comme tes pères jadis l’ont offert à Trenmor ; pour que tu puisses t’en aller plein de gloire, comme le soleil qui se couche dans l’Occident ! »

Roi de la race de Morven, dit le chef de Lochlin, jamais Swaran ne combattra contre toi, ô le premier des héros ! Je t’ai vu dans les salles de Starno : tes années dépassaient de peu les miennes. Quand donc, disais-je à mon âme, pourrai-je lever la lance comme le noble Fingal ? Depuis, ô guerrier, nous avons combattu sur les pentes touffues de Malmor ; quand mes vagues m’eurent porté vers tes salles et que le festin des mille coupes eut été étalé. Que le barde envoie aux âges futurs le nom du vainqueur, car ce fut un noble combat que celui de Malmor ! Mais plusieurs des navires de Lochlin ont perdu leurs jeunes guerriers sur Lena : prends-les, roi de Morven, et sois l’ami de Swaran ! Quand ton fils viendra à Gormal, le festin des coupes sera étalé et le combat lui sera offert sur la vallée. »

« Fingal, reprit le roi, ne prendra ni vaisseau, ni terre aux nombreuses collines. Le désert me suffit avec ses daims et ses bois. Monte de nouveau sur tes vagues, noble ami d’Agandecca : ouvre tes blanches voiles au rayon du matin et retourne vers les collines du Gormal. »

« Bénie soit ton âme ! roi des coupes, dit Swaran au bouclier bruni. Dans la paix tu es la brise du printemps ; dans la guerre, l’orage des montagnes. Maintenant, prends ma main en signe d’amitié, roi de la retentissante Selma. Que tes bardes pleurent sur ceux qui sont tombés et qu’Érin confie à la terre les enfants de Lochlin. Élevez dans l’air les pierres moussues de leur gloire, pour que les fils du nord puissent un jour contempler l’endroit où combattirent leurs pères. Le chasseur dira peut-être, appuyé sur la mousse d’un tombeau : « Ici combattirent Fingal et Swaran, héros des anciens temps. » Ainsi dira-t-il dans l’avenir, et notre gloire durera pour toujours. »

« Swaran, dit le roi des collines, notre renommée ne sera jamais plus grande qu’aujourd’hui. Nous passerons comme un rêve. Nul bruit ne restera dans nos champs de bataille. Nos tombes seront perdues dans la bruvère, et le chasseur ne connaîtra pas la place de notre repos. Nos noms seront entendus dans les chants ; mais qu’importe ! notre force sera éteinte ! Ossian, Carril et Ullin, vous savez l’histoire des héros qui ne sont plus ; donnez-nous les chants des autres années ; que la nuit s’écoule aux sons de votre harpe, et que le matin revienne avec la joie. »

Nous donnâmes des chants aux rois. Cent harpes unissaient leurs sons à nos voix. Le visage de Swaran brillait comme la plaine lune dans le ciel, quand les nuages s’évanouissent pour la laisser calme et large au milieu du firmament.

« Carril, dit le grand Fingal, Carril des autres temps, où est le fils de Semo, le roi de l’île des brouillards ? S’est-il retiré, comme le météore de la mort, dans la sombre caverne de Tura ? » — « Cuthullin, dit Carril des autres temps, repose dans la sombre caverne de Tura. Sa main est sur l’épée de sa force, et ses pensées sur les batailles qu’il a perdues. Triste est le roi des lances, jusqu’alors invaincu dans les combats. Il envoie son épée pour qu’elle repose au côté de Fingal qui, semblable à l’orage du désert, a dissipé tous ses ennemis. Prends, ô Fingal, l’épée de ce héros ! Sa gloire s’est évanouie comme le brouillard qui vole devant la brise, le long de la brillante vallée. »

« Non, dit le roi, Fingal jamais ne prendra son èpée. Son bras est puissant dans la guerre, et sa renommée ne s’éteindra jamais. Beaucoup ont été vaincus dans les combats ; mais c’est de leur chute que s’est levée leur gloire. Ô Swaran, roi des forêts retentissantes, oublie toute ta tristesse. Les vaincus, s’ils sont braves, restent renommés. Ils sont comme le soleil dans un nuage, qui cache sa face dans le midi, mais qui bientôt regarde le gazon des collines. »

Grumal était chef de Cona ; il cherchait les combats sur tous les rivages. Son âme se réjouissait dans le sang, son oreille dans le fracas des armes. Il répandit ses guerriers sur Craca. Le roi de Craca, pour venir à sa rencontre, sortit de la forêt où il parlait alors, dans le cercle de Brumo, à la pierre du pouvoir[18]. Terrible fut la lutte des héros, pour la jeune fille à la poitrine de neige ! La renommée de la fille de Craca était parvenue jusqu’à Grumal, près des torrents de Cona. Il jura de posséder la jeune fille aux seins blancs ou de mourir sur la terre de Craca. Trois jours ils luttèrent ensemble, et le quatrième, Grumal fut vaincu et enchaîné. On le plaça, loin de ses amis, dans l’horrible cercle de Brumo, où souvent l’on dit que les fantômes des morts hurlaient autour de la pierre redoutable. Mais il brilla bientôt, comme une colonne de lumière céleste. Ses ennemis tombèrent sous sa puissante main, et Grumal reconquit toute sa gloire !

« Élevez, bardes des anciens temps, continua le grand Fingal, élevez bien haut la louange des héros, pour que mon âme se calme au récit de leur gloire, et que l’esprit de Swaran cesse enfin d’être triste. » Swaran et Fingal se couchent sur la bruyère de Mora : les vents de la nuit soufflent sur les deux chefs. Cent voix s’élèvent en même temps ; cent harpes sont accordées ; elles chantent les jours passés, les chefs puissants des années écoulées.

Quand donc entendrai-je le barde ? quand donc me réjouirai-je de la gloire de mes pères ? La harpe ne vibre plus dans Morven ; la voix de la musique ne s’élève plus sur Cona. Le barde est mort avec les héros. Il n’est plus de gloire au désert !

Les rayons du matin tremblent à l’Orient ; ils scintillent sur les flancs du Cromla. On entend sur Lena le cor de Swaran : les fils de l’Océan s’assemblent antour de lui. Silencieux et tristes ils montent sur les vagues. La brise d’Érin est derrière leurs voiles : blanches, comme le brouillard de Morven, elles voguent le long de la mer.

« Appelez, dit Fingal, appelez mes chiens, les fils bondissants de la chasse. Appelez Bran à la blanche poitrine et le fort et menaçant Luath. Fillan, et toi Ryno ! — mais il n’est point ici ! mon fils repose sur le lit de la mort ! Fillan et Fergus, sonnez le cor ; que la joie de la chasse s’éveille ; que les cerfs du Cromla l’entendent et tressaillent près du lac des chevreuils. »

Le son aigu se prolonge le long du bois et les fils Cromla se lèvent. Mille chiens s’élancent à la fois et bondissent à travers la bruyère. Chaque chien atteint un chevreuil et trois sont pris par Bran. Haletants, il les chasse vers Fingal, pour que la joie du roi soit grande ; mais l’un d’eux va tomber sur la tombe de Ryno. Alors se réveille la douleur de Fingal ; il voit combien est paisible la pierre de celui qui fut toujours le premier ta la chasse ! « Jamais plus tu ne te lèveras, ô mon fils, pour prendre part aux fêtes du Cromla ! Ta pierre sera bientôt cachée et l’herbe poussera épaisse sur ta touibe. Les fils du faible passeront auprès de toi et ne sauront point où le puissant repose ! »

« Ossian et Fillan, fils de ma force ! Gaul, chef aux armes bleues ! montons la colline jusqu’à la caverne de Tura. Allons trouver le chef des combats d’Érin. Sont-ce là les murailles de Tura ? Tristes et solitaires elles s’élèvent suila bruyère. Le chef des coupes est triste et ses salles sont désertes et silencieuses. Venez, allons trouver Cuthullin et qu’il partage notre joie ! Mais, est-ce là Cuthullin, ô Fillan, ou n’est-ce qu’une colonne de fiunée sur la bruyère ? La brise du Cromla souffle sur mes yeux et je ne distingue pas mon ami. »

« Fingal, répondit le jeune guerrier, c’est le fils de Semo ! le héros est triste et sombre ; sa main est sur son épée. Salut au fils des batailles, salut au briseur de boucliers ! » — « Salut à toi, répondit Cuthullin, salut à tous les enfants de Morven ! Agréable est ta présence, ô Fingal ! C’est le soleil sur le Cromla, quand le chasseur, qui toute une saison a pleuré son absence, le revoit entre les nuages. Tes fils sont comme des étoiles qui accompagnent ta course ; dans la nuit ils répandent la lumière. Ce n’est point ainsi que tu m’as vu, ô Fingal, revenant des guerres de ton pays, quand les rois du monde avaient fui et que la joie revenait sur la colline des biches ! »

« Nombreuses sont tes paroles, ô Cuthullin, dit Conan à l’obscure renommée ; tes paroles sont nombreuses, fils de Semo ; mais où sont tes hauts faits dans les armes ? Pourquoi sommes-nous venus sur l’Océan pour aider ta faible épée ? Tu fuis à ta caverne de douleur et c’est Conan qui combat tes batailles. Donne-moi ces armes de lumière ; cède-les moi, chef d’Érin ! »

« Jamais, reprit le chef, jamais héros n’a prétendu aux armes de Cuthullin ! Et quand mille héros l’eussent osé, ils l’eussent osé en vain, ô jeune et farouche guerrier ! Je n’ai fui à la caverne de douleur que lorsque Érin eut succombé aux bords de ses torrents. »

Conan, dit Fingal, jeune homme au bras débile, cesse tes discours ! Cuthullin est renommé dans les combats ; il est terrible dans le monde. Oui, chef impétueux d’Inis-fail, j’ai souvent entendu vanter ta gloire. Maintenant, déploie tes blanches voiles vers l’île des brouillards. Vois Bragela appuyée sur son rocher : ses doux yeux sont en larmes et les vents soulèvent sur son sein sa longue chevelure. Elle prête l’oreille à la brise de la nuit pour entendre la voix de tes rameurs ; pour entendre le chant de la mer et le son de ta harpe éloignée ! »

« Et longtemps elle écoutera en vain : Cuthullin ne reviendra jamais. Comment pourrais-je revoir Bragela et réveiller les soupirs de son sein ? Fingal, je fus toujours victorieux dans le combat des lances ! » — « Et tu le seras encore, reprit Fingal, roi des coupes généreuses. La renommée de Cuthullin grandira comme l’arbre touffu du Cromla. Bien des batailles t’attendent, ô chef ! bien des blessures seront faites par ta main ! Oscar, apporte ici le chevreuil et prépare le festin des coupes. Que nos âmes se réjouissent après le danger et que nos amis soient heureux en notre présence ! »

Nous nous assîmes ; nous prîmes part au festin ; nous chantâmes. L’âme de Cuthullin se releva. La force de son bras revint et la joie éclaira son visage. Ullin nous donna ses chants, Carril éleva la voix ; je me joignis aux bardes et je chantai les batailles de la lance : batailles où j’ai souvent combattu ! Mais aujourd’hui je ne combats plus ! La gloire de mes anciens exploits s’est évanouie ; et, triste, je m’assieds sur les tombes de mes amis !

Ainsi la nuit se passa dans les chants et le matin nous retrouva dans la joie. Fingal se lève sur la bruyère et agite sa lance brillante. Le premier il s’avance vers les plaines de Lena et nous le suivons avec nos armes. « Déployez les voiles, dit le roi, et profitez des vents qui descendent de Lena. » En chantant nous montons sur les vagues ; avec joie nous volons sur l’écume de l’abîme.


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  1. Érin, nom de l’Irlande.
  2. Le nom gallic de la Scandinavie.
  3. Les îles Orkney.
  4. Ceci fait allusion à la manière dont les anciens Écossais ensevelissaient les morts.
  5. Elle fait allusion à son nom » l’homme sombre ».
  6. L’île du Ciel, nommée avec raison l’île des brouillards ; car les hautes montagnes arrêtent les nuages de l’Océan occidental et occasionnent des pluies presque continuelles.
  7. Cona, dont il est fait mention ici, est cette petite rivière qui coule à travers Glenco, en Argyleshire.
  8. Lubar, rivière dans l’Ulster. « Labhar », haut, bruyant.
  9. Les anciens Écossais ont cru longtemps qu’un fantôme faisait entendre des gémissements près de l’endroit où bientôt après devait arriver une mort.
  10. Les anciens Scots buvaient dans de grandes coquilles. De là les expressions de : « chef des coquilles, salle des coquilles » ; que nous traduisons par : « chef des coupes, salle des coupes. »
  11. Cuthullin s’adresse à Carril.
  12. Craca était probablement une des îles Shetland.
  13. Malvina.
  14. Prononcez Éveralline,
  15. L’étendart de Fingal s’appelait le Soliflamme ou le rayon du soleil, à cause de ses couleurs brillantes et de l’or dont il était parsemé.
  16. Lota, ancien nom d’une des grandes rivières du nord de l’Écosse.
  17. Ullin, fils de Cairbar qu’il ne faut pas confondre avec le barde de ce nom.
  18. Allusion à la religion du roi de Craca. Par la pierre du pouvoir, le barde entend l’image de quelque divinité ; et par le cercle de Brumo, l’enceinte de pierre où on l’adorait.