Ossian (Lacaussade)/Cath-Loda

Traduction par Auguste Lacaussade.
Delloye (p. 1-16).



CATH-LODA.


POÈME.



CHANT PREMIER.


Argument.
Fingal, très-jeune encore, faisant un voyage aux îles d’Orkney, fut poussé par le mauvais temps dans une baie de la Scandinavie, près de la résidence de Starno, roi de Lochlin. Starno invite Fingal à une fête. Fingal, se défiant de la loyauté de ce roi et se souvenant d’une première violation d’hospitalité, refuse d’y aller. Starno rassemble ses tribus. Fingal se prépare à se défendre. La nuit vient. Duth-maruno propose à Fingal d’observer les mouvements de l’ennemi. Le roi lui-même passe la nuit à veiller. Marchant vers l’ennemi, il arrive par hasard à la caverne de Turthor, où Starno avait enfermé Conban-cârgla, fille d’un chef voisin. Son histoire est imparfaite, une partie de l’original étant perdue. Fingal arrive à un lieu sacré où Starno et son fils consultaient l’esprit de Loda sur l’issue de la guerre. Rencontre de Fingal et de Swaran. Le chant premier finit par une description du palais aérien de Cruth-loda, qu’on suppose être l’Odin des Scandinaves.


Un récit des temps qui ne sont plus ! Pourquoi, pèlerin invisible, toi qui penches le chardon du Lora ; pourquoi, brise de la vallée, as-tu délaissé mon oreille ? Je n’entends point le mugissement éloigné des torrents, ni le son de la harpe, descendant du rocher. Viens, chasseresse de Lutha, ô Malvina, viens réveiller l’âme du barde ! Je regarde vers Lochlin des lacs, vers la baie aux vagues sombres d’U-thorno, où Fingal descendit de la mer, et du rugissement des vents. Peu nombreux sont les héros de Morven, sur une terre inconnue !

Starno envoya un habitant de Loda pour convier Fingal à une fête ; mais le roi se souvint du passé et tout son courroux se réveilla. Ni les tours de Gormal couvertes de mousse, ni Starno ne reverront Fingal ! Des projets de mort errent comme des ombres sur son âme de feu. Oublié-je ce rayon de lumière, la fille aux blanches mains des rois[1] ? Va, enfant de Loda, les paroles de Starno sont pour Fingal comme le vent qui disperse le duvet des chardons dans la brumeuse vallée de l’automne.

Duth-maruno, bras de la mort ! Cromma-glas, aux boucliers de fer ! Struthmor qui soutiens l’aile de la bataille ! Cormar dont les navires bondissent sur les vagues, libres comme la course des météores sur les sombres nuées ! Fils de héros, levez-vous autour de moi dans une terre inconnue ! Que chacun regarde son bouclier et dise, comme autrefois Trenmor, l’arbitre des combats : « descends, toi qui demeures entre les harpes ! Tu repousseras ce torrent, ou, avec moi, tu dormiras dans la terre. »

Autour du roi ils se lèvent furieux : sans proférer de paroles ils saisissent leurs lances. Chaque âme se roule sur elle-même. Enfin, un bruit soudain s’éveille de tous leurs boucliers. Chacun, pour la nuit, se place sur sa colline. Sombres, ils se tiennent de distance en distance ; et par intervalles le bourdonnement de leurs chants s’élevait au milieu du rugissement des vents.

Large au-dessus d’eux se leva la lune ! Dans ses armes s’avance le majestueux Duth-maruno, celui qui vint des rochers de Croma, le sauvage chasseur du sanglier. Dans sa barque sombre il bondit sur les vagues lorsque Crumthormo[2] réveilla ses forêts. Dans la chasse il brillait au milieu des ennemis : tu ne connus jamais la crainte, ô Duth-maruno !

« Fils de l’audacieux Comhal, vais-je porter mes pas à travers la nuit ? À l’abri de mon bouclier, dois-je observer leurs brillantes tribus ? Starno, roi des lacs, est devant moi, et Swaran, l’ennemi des étrangers. Ce n’est point en vain que leurs paroles sont prononcées sur la pierre sacrée de Loda.[3] — Si Duth-maruno ne revient point, son épouse restera solitaire dans sa demeure, sur la plaine de Crathmo-Craulo, où se rencontrent deux torrents rugissants. Autour sont des collines avec leurs bois pleins d’échos et l’océan roule auprès. Mon fils, jeune promeneur à travers les champs, suit des yeux les criards oiseaux de la mer. Donne à Can-dona la tête d’un sanglier et dis-lui la joie de son père, lorsque la force hérissée[4] d’Ithorno s’élançait sur sa lance levée. Raconte-lui mes hauts faits dans la guerre et dis-lui où son père est tombé ! »

Plein du souvenir de mes aïeux, dit Fingal, j’ai volé sur les mers. Leurs temps étaient ceux du danger dans les jours d’autrefois. Les ténèbres de la crainte ne descendent point sur moi, en face des ennemis, quoique jeune par ma chevelure. Chef de Crathmo-craulo, c’est à moi de veiller dans le champ de la nuit. »

Fingal s’élance tout armé et franchit à pas larges le torrent de Turthor qui, dans les ténèbres, envoyait ses rugissements sourds à travers la vallée brumeuse de Gormal. Un rayon de lune brillait sur un rocher et dans le milieu se tenait une forme majestueuse ; une forme, avec des boucles flottantes, et semblable aux filles aux seins blancs de Lochlin. Ses pas sont inégaux, elle jette un chant brisé sur les vents et par moments elle agite ses bras blancs ; car la douleur habite dans son âme.

« Torcul-torno, aux cheveux âgés, disait-elle, où sont maintenant tes pas ? Est-ce sur les rives du Lulan ? Père de Conban-Cârgla, tu as succombé au bord de tes torrents ! Mais je te vois, chef de Lulan, chassant près du palais de Loda, quand la nuit au noir manteau roule au milieu des cieux. Parfois tu caches la lune avec ton bouclier ; je l’ai vue obscure dans le ciel. Tu allumes tes cheveux au feu des météores et tu vogues à travers la nuit. Pourquoi suis-je oubliée dans ma caverne, ô roi des sangliers à l’épaisse crinière ? Du palais de Loda jette les yeux sur ta fille délaissée ! »

« Qui es-tu, voix de la nuit, dit Fingal ?

Elle, tremblante, s’éloigne.

Qui es-tu dans les ténèbres ?

Elle disparaît dans la caverne.

Le roi délia ses mains et s’informa de ses pères. « Torcul-torno, dit-elle, demeurait autrefois près du torrent écumeux de Lulan. Il demeurait — mais maintenant, dans le palais de Loda il agite la coupe sonore. Starno de Lochlin et lui se rencontrèrent en armes : longtemps combattirent les rois aux yeux sombres. Mon père, Torcul-torno au bouclier bleu, tomba baigné dans son sang. Au pied d’un rocher, près du torrent de Lulan, j’avais percé la biche bondissante. Ma blanche main rassemblait mes cheveux qui flottaient sur la brise. J’entendis un bruit, je levai les yeux et mon doux sein se gonfla. Je dirigeais mes pas vers Lulan pour te rejoindre ô Torcul-torno ! mais ce fut Starno le roi terrible ! Ses yeux enflammés roulaient sur moi avec amour. Ses sourcils épais se fronçaient sombrement sur son sourire forcé. « Où est mon père, m’écriai-je, celui qui fut puissant dans la guerre ? » « Tu es seule au milieu des ennemis, ô fille de Torcul-torno ! » Il me saisit la main, leva la voile et me plaça dans cette sombre caverne. Il y vient quelquefois, comme un brouillard épais ; il lève devant moi le bouclier de mon père ; mais souvent, à quelque distance de ma caverne, passe un rayon de jeunesse : le fils de Starno se meut devant mes yeux… Seul, il demeure dans mon âme ! »

« Vierge de Lulan, dit Fingal, fille aux blanches mains de la tristesse ! un nuage de feu roule sur ton âme. Ne regarde point cette lune vêtue de noir ; ne regarde point ces météores du ciel. Mon glaive étincelant est près de toi, mon glaive, la terreur de tes ennemis ! Ce n’est point l’acier du faible, ni de ceux qui sont noirs dans l’âme ! Nos vierges ne sont point enfermées dans les cavernes de nos torrents. Délaissées, elles n’agitent point leurs bras blancs dans l’air. Belles dans leurs chevelures, elles s’inclinent sur les harpes de Selma. Leur voix ne se perd point dans les déserts sauvages, mais nos âmes se fondent à la douceur de leurs chants ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Fingal s’avança bien loin, à travers la nuit, jusqu’à l’endroit où les arbres de Loda s’ébranlent sous les vents impétueux. On y voit trois pierres avec leurs têtes de mousse, un torrent à la course écumante ; et lugubre, roule alentour le sombre et rouge nuage de Loda. Debout sur le sommet de ce nuage se montre un fantôme à moitié formé d’ombre et de fumée. Il jette sa voix par intervalles au milieu du rugissement des eaux. Près de là, inclinés sous un arbre flétri, deux héros recevaient ses paroles : Swaran des lacs et Starno l’ennemi des étrangers. Sur leurs boucliers brunis ils s’appuyaient sombrement : leurs lances sont devant eux, à travers la nuit ; et le vent des ténèbres siffle à sons aigus dans la barbe flottante de Starno.

Ils entendirent les pas de Fingal : les deux guerriers se lèvent en armes. « Swaran, terrasse cet aventurier, s’écria Starno, dans son orgueil ; prends le bouclier de ton père ; c’est un rocher dans la bataille. » Swaran jette sa lance étincelante ; elle reste plantée dans l’arbre de Loda. Alors les deux ennemis s’avancent avec leurs épées. Ils croisent leurs fers bruyants. À travers les courroies du bouclier de Swaran s’enfonce la lame de Luno[5] ; le bouclier roule par terre. Fendu, le casque tombe ; mais Fingal retint son glaive levé. Furieux, Swaran reste désarmé, il roule ses yeux en silence. Il jette son épée par terre et marchant à pas lents il repasse le torrent et s’éloigne en sifflant.

Mais Swaran a été vu de son père. Starno se retire courroucé : Ses sourcils hérissés se froncent sombrement sur sa rage concentrée. De sa lance il frappe l’arbre de Loda et murmure un chant sourd. Tous deux regagnent l’armée de Lochlin, mais chacun de son côté et d’un pas sombre ; tels deux torrents couverts d’écume descendent de deux vallées pluvieuses. Fingal retourne à la plaine de Turthor. Beau, se lève le rayon de l’orient ; il brille sur les dépouilles de Lochlin dans la main du roi. De sa caverne, sortit dans sa beauté, la fille de Torcul-torno. Elle rassemblait ses cheveux qui flottaient sur la brise et faisait entendre son chant sauvage ; le chant de Lulan des coupes où son père demeurait autrefois. Elle vit le bouclier sanglant de Starno et la joie répandit une lumière sur son visage. Elle vit le casque fendu de Swaran et, désespérée, elle s’éloigna de Fingal. « Tu es donc tombé près de tes cent torrents, ô amour de la vierge éploréee ! »

U-thorno, qui t’élèves sur les vagues et dont les flancs sont éclairés par les météores de la nuit, je vois la lune obscurcie descendre derrière tes forêts retentissantes. Sur ta cime est la brumeuse Loda, la demeure des esprits des hommes. Au bord de son palais nuageux se penche le belliqueux Cruth-loda. Sa forme se voit confusément dans ses vagues de brouillard. Sa main droite est sur son bouclier et dans sa gauche est la coupe à moitié visible. Le toit de son terrible palais est éclairé de feux nocturnes.

File d’ombres sans forme, s’avance la race de Cruth-loda. Il présente la coupe à ceux qui ont brillé dans la guerre ; mais, entre le lâche et lui, son bouclier, orbe obscurci, se lève. Pour ceux qui furent faibles dans les armes, il est comme un météore couchant. — Brillante comme l’arc-en-ciel sur les eaux, s’avance la blanche vierge de Lulan.





CHANT DEUXIÈME.



Argument.

Fingal revient avec le jour et donne le commandement de l’armée à Duth-maruno, qui engage le combat avec l’ennemi et le chasse de l’autre côté du torrent de Turthor. Fingal rappelle ses gens et félicite Duth-maruno sur son succès ; mais il s’aperçoit que ce héros a été blessé mortellement pendant l’action. Duth-maruno meurt. Ullin le barde, en l’honneur du mort, introduit l’épisode de Colgorm et de Strina-dona, qui termine ce chant.


« Où es-tu fils du roi ? disait Duth-maruno aux cheveux noirs ; où es-tu tombé, jeune rayon de Selma ? Il ne revient pas du sein de la nuit ! Le matin s’étend sur U-thorno ; dans son brouillard le soleil est sur la colline. Guerriers, levez vos boucliers devant moi ! Il ne tombera pas comme le feu du ciel, dont la chute ne laisse point de traces sur la terre ! — Mais il vient, tel que l’aigle qui descend du tourbillon des vents. Dans sa main sont les dépouilles de l’ennemi. Roi de Selma, nos âmes étaient tristes ! »

« Les ennemis sont près de nous, Duth-maruno ; ils s’avancent comme les vagues au milieu du brouillard, quand leurs têtes écumantes se montrent au-dessus des lourdes et flottantes vapeurs. Le voyageur suspend sa course ; il ne sait où fuir. Mais nous ne sommes point de tremblants voyageurs ! Fils de héros, tirez le glaive ! Est-ce l’épée de Fingal qui vous guidera, ou celle de l’un de ses guerriers ? »

Ô Fingal ! répondit Duth-maruno, les hauts faits du passé sont comme des sentiers à nos yeux. Nous voyons Trenmor au large bouclier briller encore au milieu de ses sombres armées. L’âme du roi n’était pas faible et ne couvait point dans le secret de ténébreuses actions. De leurs cent torrents descendirent les tribus sur la verte Colglancrona : leurs chefs marchaient à leur tête ; chacun d’eux disputait le commandement de l’armée. Souvent leurs épées étaient à moitié tirées. Les yeux de leur courroux roulaient enflammés. Ils se tenaient séparés et murmuraient des chants menaçants. — « Pourquoi céderaient-ils l’un à l’autre ? Leurs pères étaient égaux dans la guerre. » — Trenmor était là, au milieu de son peuple, majestueux sous sa jeune chevelure. Il vit s’avancer l’ennemi, et la colère de son âme se réveilla. Il ordonne aux chefs de commander tour à tour : ils le firent, et tous furent repoussés. Alors, Trenmor au bouclier bleu descend de sa verte colline ; il conduit l’armée aux vastes flancs, et les étrangers disparaissent. Autour de lui s’assemblent ses guerriers, et de joie ils frappent sur leurs boucliers. Les ordres des rois arrivaient toujours de Selma, comme une brise agréable ; mais les chefs devaient, chacun à leur tour, commander dans le combat, jusqu’à ce que le danger devint plus grand : alors c’était l’heure du roi pour vaincre sur la plaine. »

« Les actions de nos pères ne nous sont point inconnues, répondit Cromma-glas ; mais aujourd’hui qui commandera l’armée avant l’heure du roi ? Le brouillard descend sur ces quatre sombres collines : caché dans ces brumes, que chaque guerrier frappe sur son bouclier, les esprits descendront peut-être au milieu des ténèbres pour désigner parmi nous celui qui doit commander.

Ils montèrent chacun sur sa brumeuse colline. Les bardes écoutèrent les sons des boucliers : le tien, Duth-maruno, résonna le plus haut ; c’est donc à toi de nous conduire dans le combat.

Avec un bruit pareil au murmure des eaux, la race d’U-thorno descendit dans la plaine. Starno conduit l’armée avec Swaran, roi des îles orageuses. Au-dessus de leurs boucliers de fer ils regardent devant eux, semblables à Cruth-loda, l’esprit aux yeux de feu, lorsqu’il se montre derrière la lune obscurcie et qu’il répand ses signes sur la nuit. Les ennemis se rencontrèrent près du torrent de Turthor. Ils se pressent et se heurtent comme les sillons enflés des vagues, leurs coups retentissants se mêlent ; la mort plane et promène son ombre sur les deux armées ; tels deux nuages de grêle portant les vents impétueux dans leurs plis : leurs ondées tombent et rugissent ensemble, et au-dessous d’eux l’abîme s’enfle et roule sombrement. Lutte sanglante d’U-thorno, pourquoi compterais-je tes blessures ? tu es avec les années évanouies, tu t’effaces de mon âme !

Starno conduisait l’arrière-garde et Swaran l’aile sombre de l’armée. Ton épée, Duth-maruno, n’est point un feu inoffensif. Les guerriers de Lochlin sont repoussés au-delà du torrent ; leurs chefs courroucés, perdus dans leurs pensées, roulent des yeux silencieux sur la fuite de leur peuple. Le cor de Fingal se fait entendre, et les enfants d’Albion reviennent ; mais combien sont restés couchés, muets dans leur sang, sur les rives du Turthor ?

« Chef de Crathmo, dit le roi, Duth-maruno, chasseur des sangliers, de la plaine des ennemis mon aigle ne revient pas vierge de sang ! À cette nouvelle, Lanul aux seins blancs rayonnera de joie, et Candona se réjouira dans les champs de Crathmo. »

Colgorm, répondit Duth-maruno, Colgorm, le chevaucheur de l’Océan, à travers ses liquides vallées, fut le premier de ma race dans Albion. Il tua son frère dans I-thorno[6], et quitta la terre de ses aïeux ; il alla en silence se choisir une demeure près des rochers de Crathmo-craulo ; ses descendants, dans la force de leur âge, ont tous marché au combat, mais toujours ils y succombèrent : comme celle de mes pères, ma blessure est mortelle, ô roi des îles retentissantes ! »

À ces mots, il arrache une flèche de son flanc et tombe pâle sur une terre inconnue : son âme s’envole vers celle de ses pères, dans l’île orageuse, où ils chassent des sangliers de vapeur sur la lisière des nuages. Les chefs se tenaient autour de lui, muets comme les pierres de Loda sur leur colline. Le voyageur, de sa route solitaire, les voit à travers le crépuscule et les prend pour des fantômes de vieillards, rêvant de guerres futures.

La nuit descendit sur U-thorno. Debout, dans leur tristesse, les chefs se tenaient immobiles. Le vent sifflait par moments dans les cheveux de chaque guerrier. Fingal échappe enfin aux pensées de son âme ; il appelle le barde Ullin et lui ordonne de commencer ses chants. « Celui qui est là, couché sur la terre, n’était point un météore prêt à s’évanouir ; un feu qui se montre et disparaît aussitôt dans la nuit : il était comme le soleil aux rayons puissants, qui s’est réjoui longtemps sur sa colline ; de leurs antiques demeures évoque les noms de ses ancêtres ! »

l-thorno, dit le barde, qui te lèves du sein des vagues agitées ! pourquoi ta tête est-elle si ténébreuse au milieu des brumes de l’Océan ? De tes vallons descendit une race audacieuse comme les aigles aux fortes ailes : la race de Colgorm aux boucliers de fer, les habitants du palais de Loda.

Dans l’île retentissante de Tormoth s’élève Lurthan, la colline des torrents ; elle penche sa tête boisée sur une vallée silencieuse. Là, près de la source écumeuse du Cruruth, demeurait Rurmar, le chasseur des sangliers ; sa fille, Strina-dona aux seins blancs, était belle comme le rayon du soleil.

Plus d’un roi fils de héros, plus d’un héros aux boucliers de fer, plus d’un jeune guerrier à la riche chevelure, vinrent au palais de Rurmar. Ils y vinrent pour courtiser la jeune fille, la superbe chasseresse de la sauvage Tormoth. Mais insoucieuse, tu les regardais à peine, ô belle et blanche Strina-dona !

Errait-elle sur la bruyère, sa gorge était plus blanche que le duvet de la cona[7] ; sur le rivage battu des vagues, plus blanche que l’écume de la mer. Ses yeux étaient deux étoiles de lumière ; son visage, l’arc du ciel dans la pluie ; ses noirs cheveux descendaient comme des nuages flottants. Tu fus l’habitante des âmes, ô Strina-dona aux blanches mains !

Colgorm vint dans son navire avec son frère Corcul-suran, le roi des Coupes. Ils vinrent d’I-thorno pour courtiser le doux et charmant rayon de la sauvage Tormoth. Elle les vit dans leur résonnant acier, et son âme s’arrêta sur Colgorm aux yeux bleus : l’œil nocturne d’Ul-lochlin[8] contemplait Strina-dona et la voyait, dans ses songes, agiter ses beaux bras.

Les frères irrités froncent le sourcil ; leurs yeux enflammés se rencontrent en silence. Ils s’éloignent et frappent sur leurs boucliers ; leurs mains frémissent sur leurs épées, et ils engagent une lutte de héros pour Strina-dona aux longs cheveux.

Corcul-suran tomba dans son sang. Le courroux de son père s’étendit sur toute son île : il bannit Colgorm d’I-thorno et le condamna à errer au gré des vents. Celui-ci vint s’établir près d’un torrent étranger, sur la plaine rocailleuse de Crathmo-craulo : mais il n’était pas seul dans sa tristesse ; Strina-dona, ce rayon de lumière était auprès de lui ; Strina-dona, la fille aux bras blancs de la retentissante Tormoth.




CHANT TROISIÈME.

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Argument.


Ossian, après quelques réflexions générales, décrit la situation de Fingal et la position de l’armée de Lochlin. Entretien de Starno et de Swaran. L’épisode de Corman-trunar et de Foi-nabrâgal. Starno veut qu’à son exemple Swaran surprenne Fingal, qui s’est retiré seul sur une colline voisine. Sur le refus de Swaran, Starno tente l’entreprise ; il est vaincu et fait prisonnier par Fingal, qui le remet en liberté après une réprimande sévère sur sa cruauté.


D’où sort le torrent des années ? Où roulent-elles ? Où ont-elles caché dans les brouillards, leurs zones de diverses couleurs ?

Je regarde dans les temps du passé, mais aux yeux d’Ossian, ils paraissent obscurs comme les rayons de la lune réfléchis sur un lac éloigné. Ici s’élèvent les flammes rouges de la guerre ; là repose silencieuse une race affaiblie qui passe avec lenteur sans marquer les années de ses glorieuses actions. Ô toi qui demeures entre les boucliers, toi qui réveilles l’âme assoupie, de ta muraille, harpe de Cona, descends avec tes trois voix ! Viens avec ce qui rallume le passé, et fais sortir les formes des vieux temps de leurs ténébreuses années.

U-thorno, colline des orages, je vois ma race sur tes flancs ! Fingal se penche dans la nuit sur la tombe de Duth-maruno. Près de lui sont les guerriers de ce chef, les chasseurs du sanglier. Sur la rive du Turthor, l’armée de Lochlin est plongée dans les ténèbres. Leurs rois irrités se tenaient sur deux collines : appuyés sur leurs boucliers, ils contemplaient les rouges étoiles de la nuit cheminant vers l’Occident. Cruth-loda, semblable à un météore informe, se penche du sein des nuages. Il déchaîne les vents et les marque de ses signes. Starno prévoit que le roi de Morven ne cédera point dans le combat.

Deux fois Starno frappe avec colère l’arbre de Loda. Il s’élance vers son fils, il murmure un chant menaçant et prête l’oreille au bruit du vent dans ses cheveux. Tournés chacun d’un côté opposé, ils se tenaient debout, comme deux chênes qui, courbés par des vents contraires, se penchent, chacun sur son ruisseau, et secouent leurs branches dans la course des vents.

« Annir, dit Starno des lacs, était un feu qui consumait jadis. Ses yeux lançaient la mort dans les champs de bataille ; sa joie était dans la chute des hommes. Le sang, pour lui, c’était le ruisseau d’été qui, de ses rochers moussus, va porter la joie aux vallons desséchés. Il descendit au lac Luth-cormo pour combattre le majestueux Corman-trunar, celui qui, venu d’Urlor des torrents, était le soutien de l’aile des armées.

Le chef d’Urlor était venu à Gormal sur ses navires au noir poitrail. Il vit la fille d’Annir, la blanche Foina-brâgal : il la vit et les yeux de Foina ne se tournèrent point avec indifférence sur le chevaucheur des vagues orageuses. Vers son navire elle s’enfuit, dans la nuit, comme un rayon de lune à travers une vallée nocturne. Annir les poursuivit sur l’abîme, il appela les vents du ciel ; mais il n’était pas seul le roi ! Starno était à ses côtés : semblable au jeune aigle d’U-thorno, j’attachais mes yeux sur mon père.

Nous entrâmes dans la mugissante Urlor ; le majestueux Corman-trunar vint à nous avec son peuple. Nous combattîmes mais l’ennemi triompha. Mon père debout, dans sa fureur, ébranchait les jeunes arbres de son épée et roulait des yeux enflammés de rage ; j’observai l’âme du roi et me retirai dans les ténèbres. Je pris sur le champ de bataille un casque brisé, un bouclier percé par le fer, et, tenant dans ma main une lance sans pointe, j’allai trouver l’ennemi.

Sur un rocher, près d’un chêne embrasé, était assis le majestueux Corman-trunar ; à ses côtés, sous un arbre, était Foina-brâgal à la belle gorge. Je jetai devant elle mon bouclier brisé et je prononçai des paroles de paix. « Près de ses vagues houlleuses repose Annir le roi de bien des lacs. Il a été percé dans le combat, et Starno doit élever sa tombe. Il m’envoie, moi, un des enfants de Loda, vers Foina aux blanches mains, pour lui demander une boucle de ses cheveux qui doit avec lui reposer dans la terre. Et toi, roi de la mugissante Urlor, fais cesser la guerre jusqu’à ce que Annir ait reçu la coupe des mains de Cruth-loda. »

Fondant en larmes elle se lève et arrache une boucle de ses cheveux, une boucle qui flottait à la brise sur son sein gonflé de sanglots. Corman-trunar m’offrit la coupe et m’invita à me réjouir avec lui ; je me reposai dans l’ombre de la nuit et cachai mon visage dans mon casque profond. Le sommeil descendit sur l’ennemi. Je me levai comme un fantôme errant et je perçai le sein de Corman-trunar ; Foina ne m’échappa point ; elle roula, ses seins baignés dans le sang. Pourquoi, fille des héros, pourquoi réveillas-tu ma rage ? Le matin se leva ; l’ennemi s’était évanoui comme le brouillard. Annir frappa sur son bouclier et appela son fils aux noirs cheveux.

J’arrivai couvert de sang : trois fois le roi poussa un cri de joie, semblable à l’éclat d’un vent impétueux qui, pendant la nuit, s’élance des flancs d’un nuage. Trois jours nous nous réjouîmes de la mort de nos ennemis et nous appelâmes les oiseaux voraces ; ils descendirent de tous les vents du ciel pour se repaître des ennemis d’Annir. Swaran, Fingal est seul sur sa colline de nuit. Que ta lance perce en secret le roi, et, comme Annir, mon âme se réjouira !

« Fils d’Annir, répondit Swaran, je ne tuerai point dans les ténèbres ; je marche dans la lumière ; les oiseaux de proie s’élancent alors de tous les vents du ciel. Ils sont accoutumés à suivre ma course sanglante à travers la bataille. »

Brûlante éclata la rage du roi ! Trois fois il lève sa lance étincelante, mais tressaillant, il épargne son fils et s’enfonce dans la nuit. Près du torrent de Turthor est une caverne sombre, demeure de Conban-càrglas. Là, il pose le casque des rois et appelle la fille de Lulan ; mais elle est loin, bien loin, dans le palais de Loda ! Gonflé de rage, il marche vers l’endroit où Fingal reposait seul. Sur sa colline secrète le roi était couché sur son bouclier.

Farouche chasseur des sangliers, ce n’est point une faible vierge qui repose devant toi ! Ce n’est point un enfant sur son lit de fougère, près de la rive murmurante du Turthor ! Ici est étendue la couche des puissants, la couche d’où ils se lèvent pour des actions de mort ! Chasseur des sangliers, n’éveille pas le terrible !

Starno s’avance en murmurant. Fingal se lève dans ses armes. « Qui es-tu, fils de la nuit ? » Starno sans répondre lui jette sa lance ; ils engagent une lutte ténébreuse. Le bouclier de Starno tombe fendu en deux : le guerrier est lié à un chêne. Les rayons du matin se lèvent et Fingal reconnaît le roi. Il roule quelque temps ses yeux en silence ; il pense aux jours du passé, lorsque Agandecca la vierge aux seins blancs, glissait douce et légère comme la musique des chants. Il délie les mains de Starno. « Fils d’Annir, dit-il, retire-toi ! retourne à Gormal des coupes. Un rayon qui s’est couché m’apparaît : je me rappelle ta fille aux seins blancs ; roi terrible loin de moi ! Retire-toi dans ta demeure, ténébreux ennemi de la beauté ! que l’étranger t’évite, toi qui vis sombre dans ton palais ! »

Un récit des temps qui ne sont plus !




  1. Agandecca, fille de Starno, que son père tua pour avoir découvert à Fingal un complot tramé contre sa vie.
  2. Crumthormo, une des îles Orkney ou Shetland.
  3. La pierre sacrée, ou pierre du pouvoir ; c’était probablement l’image de quelque divinité.
  4. La force hérissée : le sanglier.
  5. La lame de Luno — l’épée de Fingal, ainsi nommée du nom de celui qui l’avait faite, Luno de Lochlin.
  6. I-thorno, île de la Scandinavie.
  7. La cona est une plante qui croît abondamment sur les landes marécageuses du nord.
  8. Ul-lochlin — le guide à Lochlin, nom d’une étoile.