Ornithologie du Canada, 1ère partie/Wilson


Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 337-340).

LES HÉRONNIÈRES D’AMÉRIQUE.
WILSON.


« La décadence du héron est moins sensible en Amérique. Il est moins poursuivi. Les solitudes sont plus vastes. Il trouve encore, sur ses marais chéris, des forêts sombres et presque impénétrables. Dans ces ténèbres il est plus sociable ; dix ou quinze ménages s’y établissent ensemble, ou à peu de distance. L’obscurité parfaite des grands cèdres sur les eaux livides les rassure et les réjouit. Vers le haut de ces arbres, ils construisent avec des bâtons une large plate-forme qu’ils couvrent de petites branches ; voilà le domicile de la famille et l’abri des amours ; là, la ponte tranquille, l’éclosion, l’éducation du vol, les enseignements paternels qui formeront le pêcheur. Ils n’ont pas fort à craindre que l’homme vienne les inquiéter dans ces retraites ; elles se trouvent non loin de la mer, spécialement dans les Carolines, dans des terrains bas et fangeux, lieux chéris de la fièvre jaune. Tel marais, ancien bras de mer ou de rivière, vieille flaque oubliée derrière dans la retraite des eaux, s’étend parfois sur la largeur d’un mille, à cinq ou six milles de longueur. L’entrée n’est pas fort invitante ; vous voyez un front de troncs d’arbres, tous parfaitement droits et dépouillés de branches, de cinquante ou soixante pieds, stériles jusqu’au sommet, où ils mêlent et rapprochent leurs flèches végétales d’un sombre vert, de manière à garder sur l’eau un crépuscule sinistre. Quelle eau ! une fermentation de feuilles et de débris, où les vieilles souches montent pêle-mêle l’une sur l’autre, le tout d’un jaune sale, où nage à la surface une mousse verte et écumeuse. Avancez ; ce qui semble ferme est une mare où vous plongez. Un laurier à chaque pas intercepte le passage ; pour passer outre, il faut une lutte pénible avec ses branches, avec des débris d’arbres, des lauriers toujours renaissants. De rares lueurs percent l’obscurité ; ces régions affreuses ont le silence de la mort. Sauf la note mélancolique de deux ou trois petits oiseaux, que l’on entend parfois, ou le héron et son cri enroué, tout est muet, désert ; mais que le vent s’élève de la cime des arbres, le triste héron gémit, soupire. Si la tempête vient, ces grands cèdres nus, ces grands mâts, se balancent et se heurtent ; toute la forêt hurle, crie, gronde, imite à s’y tromper les loups, les ours, toutes les bêtes de proie.

« Aussi ce ne fut pas sans étonnement que, vers 1805, les hérons, si bien établis, virent rôder sous leurs cèdres, en pleine mare, un rare visage, un homme. Un seul était capable de les visiter là, patient, voyageur infatigable, et brave autant que pacifique : l’ami, l’admirateur des oiseaux, Alexandre Wilson.[1] « Si ce peuple avait su le caractère du visiteur, loin de s’en effrayer, il fût venu sans doute à sa rencontre pour lui faire de ses cris, de ses battements d’ailes, un salut amical, une fraternelle ovation.

« Dans ces années terribles où l’homme fit de l’homme la plus vaste destruction qui jamais se soit vue, il y avait en Écosse un homme de paix. Pauvre tisserand de Glasgow, dans son logis humide et sombre, il rêvait la nature, l’infini des libres forêts, la vie ailée surtout. Son métier de cul-de-jatte, condamné à rester assis, lui donna l’amour extatique du vol et de la lumière. S’il ne prit pas des ailes, c’est que le don sublime n’est encore dans ce monde que le rêve et l’espoir de l’autre. Nul doute qu’aujourd’hui, Wilson, tout à fait affranchi, ne vole, oiseau de Dieu, dans une étoile moins obscure, observant plus à l’aise sur l’aile du condor et de l’œil du faucon.

« Il avait essayé d’abord de satisfaire son goût pour les oiseaux en compulsant les livres de gravures qui prétendent les représenter. Lourdes et gauches caricatures qui donnent une idée ridicule de la forme, et du mouvement rien ; or, qu’est-ce que l’oiseau hors la grâce et le mouvement ? Il n’y tint pas. Il prit un parti décisif : ce fut de quitter tout, son métier, son pays. Nouveau Robinson Crusoé, par un naufrage volontaire, il voulait s’exiler aux solitudes d’Amérique, là, voir lui-même, observer, décrire, peindre. Il se souvint alors d’une chose : c’est qu’il ne savait ni dessiner, ni peindre, ni écrire. Voilà cet homme fort, patient et que rien ne pouvait rebuter, qui apprend à écrire très-bien, très-vite. Bon écrivain, artiste infiniment exact, main fine et sûre, il parut, sous sa mère et maîtresse la Nature, moins apprendre que se souvenir. « Armé ainsi, il se lança au désert, dans les forêts, aux savanes malsaines, ami des buffles et convive des ours, mangeant les fruits sauvages, splendidement couvert de la tente du ciel. Où il a chance de voir un oiseau rare il reste, il campe, il est chez lui. Qui le presse en effet ? Il n’a pas de maison qui le rappelle, ni femme, ni enfant qui l’attende. Il a une famille, c’est vrai : mais la grande famille qu’il observe et décrit. Des amis, il en a : ceux qui n’ont pas encore la défiance de l’homme et qui viennent percher à son arbre et causer avec lui.

« Et vous avez raison, oiseaux, vous avez là un très solide ami, qui vous en fera bien d’autres, qui vous fera comprendre, ayant été oiseau lui-même de pensée et de cœur. Un jour, le voyageur pénétrant dans vos solitudes, et voyant tel de vous voler et briller au soleil, sera peut-être tenté de sa dépouille, mais se souviendra de Wilson. Pourquoi tuer l’ami de Wilson ? et ce nom lui venant à la mémoire, il baissera son fusil.

« Je ne vois pas, au reste, pourquoi on étendrait à l’infini ces massacres d’oiseaux, du moins pour les espèces qui sont dans nos musées, et dans les musées peints de Wilson, d’Audubon, son disciple admirable, dont le livre royal, donnant et la famille, et l’œuf, le nid, la foi et, le paysage même, est une lutte avec la nature.

« Ces grands observateurs ont une chose qui les met à part. Leur sentiment est si fin, si précis, que nulle généralité n’y satisfait : ils observent par individus. Dieu ne s’informe pas, je pense, de nos classifications : il crée tel être, s’inquiète peu des lignes imaginaires, dont nous isolons les espèces. De même, Wilson ne connaît pas d’oiseau en général, mais tel individu, de tel âge, de telle plume, dans telles circonstances. Il le sait, l’a vu, revu, et il vous dira ce qu’il fait, ce qu’il mange, comme il se comporte, telle aventure enfin, telle anecdote de sa vie. “J’ai connu un pivert. J’ai souvent vu un baltimore.” Quand il s’exprime ainsi, vous pouvez vous fier à lui ; c’est qu’il a été avec eux en relation suivie, dans une sorte d’amitié et d’intimité de famille. Plût au ciel que nous connussions l’homme à qui nous avions affaire comme il a connu l’oiseau qua, ou le héron des Carolines !

« Il est bien entendu et facile à deviner que, quand cet homme oiseau revint parmi les hommes, il ne trouva personne pour l’entendre. Son originalité toute nouvelle de précision inouïe ; sa faculté unique d’individualiser (seul moyen de refaire, de recréer l’être vivant), fut justement l’obstacle à son succès. Ni les libraires, ni le public, ne voulaient rien que de nobles, hautes et vagues généralités, tous fidèles au précepte du comte de Buffon : Généraliser, c’est ennoblir ; donc prenez le mot général.

« Il a fallu le temps, il a fallu surtout que ce génie fécond après sa mort fît un génie semblable, l’exact, le patient Audubon, dont l’œuvre colossale a étonné et conquis le public, démontrant que la vraie et vivante représentation de l’individualité est plus noble et plus grandiose que les œuvres forcées de l’art généralisateur.

« La douceur d’âme du bon Wilson, si indignement méconnue, éclate dans sa belle préface. Tel peut la trouver enfantine, mais nul cœur innocent ne se défendra d’en être touché.

“Dans une visite à un ami, je trouvai son jeune fils de huit ou neuf ans qu’on élève à la ville, mais qui, alors à la campagne, venait de recueillir, en courant dans les champs, un beau bouquet de fleurs sauvages de toutes couleurs. Il les présenta à sa mère, dans la plus grande animation, disant :… ‘Chère maman, voyez quelles belles fleurs j’ai recueillies ! Oh ! j’en pourrai cueillir bien d’autres qui viennent dans nos bois, et plus belles encore ! N’est-ce pas, maman, je vous en apporterai encore ?’ Elle prit le bouquet avec un sourire de tendresse, admira silencieusement cette beauté simple et touchante de la nature, et lui dit : ‘Oui, mon fils.’ Et l’enfant partit sur l’aile du bonheur.

“Je me trouvai moi-même dans cet enfant, et je fus frappé de la ressemblance. Si ma terre natale reçoit avec une gracieuse indulgence les échantillons que je lui présente humblement, si elle exprime le désir que je lui en porte encore plus, ma plus haute ambition sera satisfaite. Car, comme dit mon petit ami, nos bois en sont pleins ; j’en puis cueillir bien d’autres et plus belles encore.” (Philadelphie 1808.) »


  1. Alexandre Wilson naquit à Paisley, en Écosse le 6  juillet 1766. Dès sa jeunesse, il montra des talents littéraires et un génie poëtique d’un ordre supérieur. Parmi des occupations industrielles, il trouva le moyen d’écrire et de publier diverses poésies qui lui valurent l’estime du poëte national Burns, dont il devint plus tard un des admirateurs les plus enthousiastes En 1794, il s’embarqua pour l’Amérique ; sans ami, sans argent, son existence était loin d’être couleur de rose : il était souvent en proie à la plus sombre mélancolie. Mais son génie et son admiration passionnée de la nature devaient bientôt triompher de tous les obstacles ; sa réputation établie sur de fortes bases, même de son vivant, ne fit que s’accroître après sa mort. Il mourut en 1813, martyr de la cause qu’il avait embrassée. Si Audubon est le patriarche des naturalistes de l’Amérique, on peut considérer Wilson comme le pionnier, le créateur de cette science dans le nouveau monde, et, malgré les progrès du siècle, les œuvres de Wilson servent encore de livre de texte à tous les naturalistes. — (Note de l’auteur.)