Ornithologie du Canada, 1ère partie/Le Héron de nuit


Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 332-336).

LE HÉRON DE NUIT — LE QUAC.[1]
(Night Heron — Qua Bird.)


Ce Héron, sans être aussi abondant en Canada qu’il l’est dans la Louisiane et dans le sud des États voisins, est très commun sur les grèves marécageuses de notre grand fleuve et en général dans tous les endroits humides ; son cri ordinaire Quac, d’où lui vient son nom, est familier au chasseur canadien, attardé sur les battures, et qui attend à la tombée de la nuit, le passage des Canards ou autres gibiers.

Le Héron de nuit se rencontre en vastes bandes près de ces grandes plantations de riz des Carolines ou dans l’intérieur de quelque savane retirée, où de grands chênes, des pins, ou des cèdres lui fournissent l’ombrage et un gîte assuré pendant le jour ; au crépuscule, les Hérons se dispersent le long des marais ; leur voix rauque ressemble aux efforts d’une personne travaillée par un émétique violent. Certaines localités contiennent depuis un temps immémorial, les nids des Quacs, au nombre de quelques cents. Lorsque l’homme a réitéremment porté le trouble et la guerre parmi ces paisibles habitants des airs, la colonie entière déguerpit et établit ses foyers dans des régions plus inaccessibles.

Wilson rapporte un fait analogue dont il fut témoin près de Philadelphie : les agresseurs en ce cas étaient une troupe de Corneilles. Les nids se composent de branches d’arbres ; le même arbre en contient jusqu’à trois ou quatre. Le Héron pond quatre œufs, longs de deux pouces et un quart, épais d’un pouce et trois quarts et d’un bleu pâle ; le sol au bas des arbres qui contiennent les nids est jonché des coques des œufs, de plumes, d’excréments, de restes de petits poissons. Il existe encore plusieurs héronnières en Canada. Un chasseur nous signale entre autres celle de Conti, sur l’Île-aux-Oies, comté de Montmagny, aussi les restes d’une héronnière dans un bois avoisinant la résidence du consul de France à Beauport près de Québec.

Quand on approche d’une héronnière, le vacarme que font les jeunes et les vieux ferait presque croire, qu’au sein du bois deux ou trois cents sauvages s’égorgent les uns les autres ; dès qu’une personne se montre, tous les Hérons s’envolent et s’abattent sur la cime des arbres dans une autre partie du bois ; puis sept ou huit Hérons sont députés par les autres comme éclaireurs pour observer les mouvements de l’ennemi. Quand les jeunes peuvent sortir du nid, ils grimpent jusqu’au haut de l’arbre sans essayer de voler. L’ouïe de ces oiseaux paraît extrêmement subtile. Ces pauvres Hérons ont de nombreux ennemis. Plusieurs Faucons, l’Aigle à tête blanche même les choisit pour victimes ; mâles et femelles se ressemblent fort ; tous ont les trois élégantes plumes blanches qui partent du derrière de la tête. Ils vivent de petits poissons, de grenouilles, et se servent de leurs pieds en guise de peignes pour se nettoyer la tête et le corps de parasites désagréables.

Le mâle a son chef orné d’une jolie calotte noire à reflets lustrés et verdâtres, laquelle se termine par trois plumes blanches longues de huit à neuf pouces, lesquelles s’emboîtent l’une dans l’autre et se réunissent en une, toutes les fois qu’on les sépare. Les ailes, le croupion et la queue sont d’un bleu clair tirant sur le gris et nuancés de blanc ; le ventre et l’abdomen, blancs couleur de crème ; le bec, noir ; l’iris, d’un rouge vif ; les paupières, vert jaunâtre ; les pieds, jaunes ; les griffes, brunes ; le devant du front, blanc ; le devant du cou, blanc ; les côtés et le derrière, nuancés de lilas pâle ; la queue, courte, légèrement arrondie, et composée de douze plumes arrondies.

Longueur totale, 25.7l12, envergure, 44.


Laissons maintenant à l’auteur du beau livre « L’Oiseau » le soin de nous donner à sa manière la généalogie et l’histoire du Héron de nuit.

« J’ai maintes fois, en des jours de tristesse, observé un être plus triste, que la mélancolie aurait pris pour un symbole : c’était le rêveur des marais, l’oiseau contemplateur qui, en toutes saisons, seul devant les eaux grises, semble, avec son image, plonger dans leur miroir sa pensée monotone.

« Sa noble aigrette noire, son manteau gris de perle, ce deuil quasi royal contraste avec son corps chétif et sa transparente maigreur. Au vol, le pauvre hère ne montre que deux ailes ; pour peu qu’il s’éloigne en hauteur, du corps il n’est plus question ; il devient invisible. Animal vraiment aérien, pour porter ce corps si léger, le héron a assez, il a trop d’une patte ; il replie l’autre ; presque toujours sa silhouette boiteuse se dessine ainsi sur le ciel dans un bizarre hiéroglyphe.

« Quiconque a vécu dans l’histoire, dans l’étude des races et des empires déchus, est tenté de voir là une image de décadence. C’est un grand seigneur ruiné, un roi dépossédé, ou je me trompe fort. Nul être né sort à cet état misérable des mains de la nature. Donc, je me hasardai à interroger ce rêveur et je lui dis de loin ces paroles que sa très-fine ouïe perçut exactement : “Ami pêcheur, voudrais-tu bien me dire (sans délaisser ta station), pourquoi, toujours si triste, tu sembles plus triste aujourd’hui ? As-tu manqué ta proie ? le poisson trop subtil a-t-il trompé tes yeux ? la grenouille moqueuse te défie-t-elle au fond de l’onde ?

“― Non, poissons ni grenouilles n’ont pas ri du héron… Mais le héron lui-même rit de lui, se méprise quand il entre en sa pensée de ce que fut sa noble race et de l’oiseau des anciens jours.

“Tu veux savoir à quoi je rêve ? Demande au chef indien des Chérokés, des Jowais, pourquoi des jours entiers, il tient la tête sur le coude, regardant sur l’arbre d’en face un objet qui n’y fut jamais.

“La terre fut notre empire, le royaume des oiseaux aquatiques dans l’âge intermédiaire où, jeune, elle émergeait des eaux. Temps de combats, de lutte, mais d’abondante subsistance. Pas un héron alors qui ne gagnât sa vie. Besoin n’était d’attendre ni de poursuivre ; la proie poursuivait le chasseur ; elle sifflait, coassait de tous côtés. Des millions d’êtres de nature indécise, oiseaux-crapauds, poissons ailés, infestaient les limites mal tracées des deux éléments. Qu’auriez-vous fait, vous autres, faibles et derniers nés du monde ? L’oiseau vous prépara la terre. Des combats gigantesques eurent lieu contre les monstres énormes, fils du limon ; le fils de l’air, l’oiseau, prit la taille du géant. Si vos histoires ingrates n’ont pas trace de tout cela, la grande histoire de Dieu le raconte au fond de la terre où elle a déposé les vaincus, les vainqueurs, les monstres exterminés par nous et celui qui les détruisit. “Vos fictions mensongères nous bercent d’un Hercule humain. Que lui eût servi sa massue contre le plésiosaure ? Qui eût attendu face à face ce terrible léviathan ? Il y fallait le vol, l’aile forte, intrépide, qui du plus haut lançait, relevait, relançait l’Hercule oiseau, l’épiornis, un aigle de vingt pieds de haut et de cinquante pieds d’envergure,[2] implacable chasseur qui, maître de trois éléments, dans l’eau, dans la vase profonde, suivait le dragon sans repos.

“L’homme eût péri cent fois. Pour nous l’homme devint possible sur une terre pacifiée. Mais qui s’étonnera que ces terribles guerres, qui durèrent des milliers d’années, aient usé les vainqueurs, lassé l’Hercule ailé, fait de lui un faible Persée, souvenir effacé, pâli de nos temps héroïques ?

“Baissés de taille, de force, sinon de cœur, affamés par la victoire même, par la disparition des mauvaises races, par la division des éléments qui nous cacha la proie au fond des eaux, nous fûmes sur la terre, dans nos forêts et nos marais, poursuivis à notre tour par les nouveaux venus qui, sans nous, ne seraient pas nés. La malice de l’homme des bois et sa dextérité furent fatales à nos nids. Lâchement, dans l’épaisseur des branches qui gênent le vol, entravent le combat, il mettait la main sur les nôtres. Nouvelle guerre, celle-ci moins heureuse, qu’Homère appelle la guerre des pygmées et des grues. La haute intelligence des grues, leur tactique vraiment militaire, n’ont pas empêché l’ennemi, l’homme, par mille arts maudits, de prendre l’avantage. Le temps était pour lui, la terre et la nature ; elle va desséchant le globe, tarissant les marais, supprimant la région indécise où nous régnâmes. Il en sera de nous à la longue, comme du castor. Plusieurs espèces périront ; peut-être un siècle encore, et le héron aura vécu.”

« Histoire trop vraie. Sauf les espèces qui ont pris leur parti, ont délaissé la terre, se sont franchement vouées et sans réserve à l’élément liquide, sauf les plongeurs, le cormoran, le sage pélican et quelques autres, les tribus aquatiques semblent en décadence. L’inquiétude, la sobriété, les maintiennent encore. C’est ce souci persévérant qui a doué le pélican d’un organe tout particulier, lui creusant sous son bec distendu un réservoir mobile, signe vivant d’économie et d’attentive prévoyance.

« Plusieurs, comme le cygne, habiles voyageurs, vivent en variant leur séjour. Mais le cygne lui-même, immangeable, ménagé de l’homme pour sa beauté, sa grâce, le cygne, si commun jadis en Italie, et dont Virgile parle sans cesse, y est rare maintenant. On chercherait en vain ces blanches flottes qui couvraient de leurs voiles les eaux du Mincio, les marais de Mantoue, qui pleuraient Phaéton à l’ombre de ses sœurs, ou dans leur vol sublime, poursuivant les étoiles d’un chant harmonieux, leur portaient le nom de Varus.

« Ce chant, dont parle toute l’antiquité, est-il une fable ? Les organes du chant, qu’on trouve si développés chez le cygne, lui furent-ils toujours inutiles ? Ne jouaient-ils pas dans une heureuse liberté quand il avait une atmosphère plus chaude, quand il passait le meilleur de l’année aux doux climats de Grèce et d’Italie ? On serait tenté de le croire. Le cygne, refoulé au nord, où ses amours trouvent mystère et repos, a sacrifié son chant, a pris l’accent barbare, ou il est devenu muet. La muse est morte ; l’oiseau a survécu.

« Sociable, disciplinée, pleine de tactique et de ressources, la grue, type supérieur d’intelligence dans ces espèces, devait, ce semble, prospérer, se maintenir partout dans son ancien empire. Elle a perdu pourtant deux royaumes : la France, qui ne la voit plus qu’au passage ; l’Angleterre, où maintenant elle hasarde rarement de déposer ses œufs.

« Le héron, au temps d’Aristote, était plein d’industrie et de sagacité. L’antiquité le consultait sur le beau temps, l’orage, comme un des plus graves augures. Déchu au moyen âge, mais gardant sa beauté, son vol qui monte au ciel, c’était encore un prince, un oiseau féodal ; les rois voyaient en lui une chasse de roi et le but du noble faucon. Si bien le chassa-t-on que sous François Ier il devint rare ; ce roi le loge autour de lui à Fontainebleau, y fait des héronnières. Deux ou trois siècles passent, et Buffon croit encore “qu’il n’y a guère de provinces où des héronnières ne se trouvent.” De nos jours, Toussenel n’en connaît qu’une en France, au nord du moins, dans la Champagne ; entre Reims et Épernay, un bois recèle le dernier asile où le pauvre solitaire ose encore cacher ses amours.

« Solitaire ! c’est là sa condamnation. Moins sociable que la grue, moins familier que la cigogne, il semble devenu farouche même aux siens, à celle qu’il aime. Il tient peu à la vie. Captif, il refuse souvent la nourriture, s’éteint sans plainte et sans regrets.

« Les oiseaux aquatiques, êtres de grande expérience, la plupart réfléchis et docteurs en deux éléments, étaient, dans leur meilleure époque, plus avancés que bien d’autres. Ils méritaient les ménagements de l’homme. Tous avaient des mérites d’originalité diverse. L’instinct social des grues, leur singulier esprit mimique, les rendaient aimables, amusantes. La jovialité du pélican et son humeur joyeuse, la tendresse de l’oie, sa faculté d’attachement, la bonté enfin des cigognes, leur piété pour leurs vieux parents, attestée par tant de témoins, formaient entre ce monde et nous des liens sympathiques que la légèreté humaine n’aurait pas dû briser barbarement. »


  1. No. 495. — Nyctiardea gardeni. — Baird.
    Ardea Nycticorax.Audubon.
  2. L’œuf et le squelette de ce géant ailé existent actuellement au musée de Paris.