Orgueil et Prévention (1822, ré-édition 1966)/21

Traduction par Eloïse Perks.
Librairie commerciale et artistique (p. 125-130).

chapitre 21


La discussion sur l’offre de M. Colins tirait à sa fin, et Élisabeth n’avait plus à souffrir que des contrariétés qui devaient nécessairement s’ensuivre, et parfois des allusions piquantes de sa mère ; quant à lui, il ne parut ni triste ni décontenancé, et ne chercha point à éviter sa cousine, mais son maintien roide, et un silence dédaigneux faisaient assez connaître ses sentiments. À peine lui adressait-il une parole, et ces soins selon lui si délicats, auxquels il ne pouvait encore comprendre qu’elle eût résisté, furent tout le reste du jour pour Mlle Lucas. Celle-ci l’écoutait avec une politesse parfaite, et qui plus d’une fois lui mérita les remerciements de son amie.

Le lendemain ne vit point diminuer, ni l’humeur ni les souffrances de Mme Bennet, et de son côté M. Colins gardait tout son ressentiment ; Élisabeth s’était plue à croire que la position ridicule où il se trouvait l’engagerait à hâter son départ ; elle s’abusait vraiment, cela ne changea rien à ses projets, et s’étant annoncé pour ne devoir partir que le samedi suivant, il attendait tranquillement que ce jour-là fût arrivé.

Aussitôt après le déjeuner, les demoiselles Bennet allèrent à Meryton s’assurer du retour de M. Wickham et se plaindre de ne l’avoir point trouvé au bal de Netherfield ; il les joignit à l’entrée de la ville, les accompagna chez leur tante, où son chagrin et ses regrets, ainsi que la part que chacune d’elles y prenaient firent le sujet d’une longue conversation ; il avoua cependant très volontiers à Élisabeth qu’il avait, et pour cause, feint une nécessité de s’absenter.

« Comme le moment approchait, j’ai pensé, dit-il que je ferais mieux de ne me point trouver avec M. Darcy, car être dans une même assemblée que lui, durant toute la soirée, me semblait une épreuve pénible, et j’ai craint de m’exposer à faire quelque éclat au moins aussi désagréable pour les autres que pour moi-même. »

Elle approuva fort sa réserve ; tous deux ensuite purent à loisir prolonger l’entretien, en se témoignant dans le langage d’une politesse soutenue toute leur estime mutuelle, car Wickham voulut, ainsi qu’un autre officier, les accompagner presque à Longbourn, et pendant la route, elle seule était l’objet de ses soins. Cette démarche de la part de Wickham, lui était d’autant plus agréable que par là, il lui donnait occasion de le présenter à M. et à Mme Bennet.

Peu après leur retour, on remit une lettre à Mlle Bennet ; elle venait de Netherfield, et fut sur-le-champ décachetée ; l’enveloppe contenait une jolie petite feuille de papier que couvrait jusqu’au bord une fine écriture de femme. Élisabeth observant sa sœur, la vit pâlir à cette lecture et ses yeux s’arrêter sur différents passages ; mais elle se remit promptement, ferma la lettre et s’efforça de prendre part avec sa gaieté accoutumée à la conversation générale. Élisabeth cependant éprouva sur ce sujet une si vive inquiétude, qu’elle n’écoutait même plus les discours de Wickham, et dès que lui et son compagnon eurent pris congé, un regard expressif d’Hélen, l’invita à la venir joindre. Lorsqu’elles furent dans leur appartement, Hélen prenant la lettre, lui dit : « Elle est de Caroline Bingley, et son contenu me surprend extrêmement ; ils ont tous quitté Netherfield, et sont à cette heure en chemin pour Londres, ne comptant plus revenir ici ; mais écoutez ce qu’elle m’écrit. »

Elle lut alors à haute voix, les premières phrases qui parlaient de la résolution subitement prise par ces dames d’aller rejoindre M. Bingley, et de leur intention de dîner ce jour même dans la rue de Grosvenor où M. Hurst avait une maison. Le reste était ainsi conçu : « Je quitterais Herfordshire sans regret, si je ne vous eusse connue, ma bien tendre amie ; mais il faut espérer que nous verrons quelque jour renaître ces moments délicieux passés ensemble dans la plus douce intimité ; en attendant ne pouvons-nous pas adoucir les peines de l’absence par un commerce suivi ? Je compte sur vous pour cela. »

Des expressions si exagérées furent écoutées par Élisabeth d’un air fort indifférent ; et bien qu’un départ si soudain, lui causât quelque surprise, elle n’y voyait rien qui dût l’inquiéter. Le moyen de supposer que parce que ces dames avaient quitté Netherfield, Bingley n’y reviendrait plus ; et quant à leur société, elle se persuadait, que celle de leur frère, consolerait bientôt Hélen de cette légère privation.

« Il est fâcheux, dit-elle, après un moment de silence, que vous ne puissiez voir vos amies avant leur départ, mais nous avons lieu de croire que les moments délicieux, dont parle Mlle Bingley renaîtront plus tôt qu’elle ne l’imagine, et que cette intimité si douce entre deux amies, ne le sera pas moins entre deux sœurs. M. Bingley ne restera pas à Londres pour leur bon plaisir.

— Caroline dit très positivement que nul de la famille ne reviendra cet hiver dans Herfordshire ; je vais vous lire ce qu’elle me marque à ce sujet.

« Hier lorsque mon frère nous quitta il s’imaginait que les affaires qui l’appelaient à la ville seraient promptement terminées ; nous sommes sûres du contraire : d’ailleurs nous pensons bien que Charles une fois à Londres, ne sera guère tenté de revenir ici ; et nous nous sommes tous décidés à l’aller retrouver, sachant le plaisir que nous lui ferons ; la plupart des gens que je connais sont déjà à Londres ; que ne puis-je, ma tendre amie, vous y voir aussi ! mais un tel bonheur n’est pas fait pour moi : je désire sincèrement que votre hiver dans Herfordshire se passe aussi gaiement que de coutume, et j’espère que vous aurez assez de danseurs, pour ne point vous apercevoir de l’absence des trois que nous vous enlevons. »

— Vous entendez ? ajouta Hélen, n’est-il pas évident qu’il ne reviendra point cet hiver ?

— Non, mais il est évident que Mlle Bingley n’entend pas qu’il revienne.

— Que pourriez-vous en conclure ? N’est-il pas maître de lui-même ? Nul n’a droit de le commander ; mais vous ne savez pas tout… je veux vous lire les passages qui me tiennent si fort à cœur… ; je ne puis vous rien cacher.

« M. Darcy est impatient de revoir sa sœur et, à dire vrai, nous ne le sommes guère moins que lui. Georgiana Darcy est son égale pour la beauté, les grâces et les talents : l’amitié qu’elle nous inspire à Louisa et à moi est d’autant plus vive, que nous espérons la pouvoir un jour nommer notre sœur. Je ne sais si je vous ai jamais confié mes espérances à ce sujet, mais je ne saurais quitter le pays sans vous en parler, et il me semble que vous ne les croirez pas trop déraisonnables. Mon frère était, dès l’année passée, fort assidu auprès de Mlle Darcy ; il aura cet hiver occasion de la voir encore plus fréquemment : les parents désirent autant que nous ce mariage, et la partialité d’une sœur ne m’abuse pas. Je crois que Charles possède merveilleusement tout ce qui peut plaire à une femme. Avec tant de circonstances pour favoriser un attachement, et rien qui puisse y mettre obstacle, ai-je tort, alors, bien aimée Hélen, d’espérer un événement qui fera le bonheur de tant de personnes ? »

— Que pensez-vous de cette dernière phrase ? dit Hélen en finissant. Elle est, ce me semble, assez expressive. Caroline ne déclare-t-elle pas franchement qu’elle ne croit ni ne désire m’avoir pour sœur ; qu’elle est parfaitement convaincue de l’indifférence de son frère ; et si elle soupçonne mes sentiments pour lui, ne veut-elle pas, avec bonté, me tirer de mon erreur ; peut-on avoir deux opinions sur ce point ?

— Oui, on le peut, car la mienne est toute différente : la voulez-vous connaître ?

— Très volontiers.

— Je vous la dirai en peu de mots : Mlle Bingley sait fort bien que son frère vous aime, mais elle veut lui faire épouser Mlle Darcy ; elle l’a suivi à Londres afin de l’y retenir, et son but est de chercher à vous persuader qu’il n’a point d’amour pour vous. »

Hélen la regarde d’un air de doute.

« En vérité, Hélen, vous devriez me croire, les personnes qui vous ont vus ensemble ne sauraient douter de son attachement pour vous ; du moins Mlle Bingley ne le peut, elle n’est point si novice. Si M. Darcy lui eût rendu le quart des soins qu’a eus pour vous M. Bingley, elle aurait commandé sa robe de noces ; mais voici le fait : nous ne sommes pour eux ni assez riches, ni d’assez grands personnages, et elle désire d’autant plus obtenir Mlle Darcy pour son frère, qu’elle espère que cette première union entre les deux familles en pourra produire une seconde. Ce plan, je l’avoue, est assez ingénieux ; peut-être réussirait-elle si Mlle de Brough ne lui barrait le chemin ; mais, ma chère Hélen, pouvez-vous sérieusement penser que, parce que Mlle Bingley vous dit son frère assidu près de Mlle Darcy, il soit moins sensible à votre mérite qu’il ne l’était mardi dernier, lorsqu’il prit congé de vous, ou qu’elle lui puisse persuader que c’est de miss Darcy qu’il est amoureux, et non de vous.

— Si nous avions sur Mlle Bingley la même opinion, dit Hélen, votre manière de me représenter ceci calmerait mon inquiétude, mais vos soupçons sont injustes : Caroline n’est pas capable de tromper volontairement qui que ce soit ; et tout ce que je puis espérer en ce moment, c’est qu’elle s’abuse.

— À merveille ! vous ne sauriez avoir une idée plus heureuse ; puisque la mienne ne vous peut consoler, croyez pour votre repos qu’elle s’abuse : vous voilà quitte envers elle, et il ne faut plus vous affliger.

— Mais, ma chère Lizzy, supposons que tout aille selon nos désirs, puis-je vraiment être heureuse en épousant un homme contre le gré de ses sœurs et de ses amis ?

— À vous seule appartient de fixer ce point, dit Élisabeth ; et si, après de mûres réflexions, vous pensez que le chagrin de désobliger ses sœurs ne soit pas compensé pour vous, par le bonheur d’être sa femme, je vous conseille sans contredit de le refuser. »

Un faible sourire parut sur les lèvres d’Hélen et elle répondit :

« Pourquoi me parler ainsi, vous devez savoir que, quelque pénible que soit pour moi l’idée de les affliger, je ne pourrais hésiter.

— Je n’ai pas cru que vous le voulussiez et, les choses étant ainsi, je ne vois pas que vous soyez fort à plaindre.

— Mais, s’il ne revenait point cet hiver, je n’aurais point de choix à faire, tant de choses se passent en six mois ! »

L’idée qu’il ne revînt plus, parut à Élisabeth tout à fait déraisonnable ; le moyen de croire qu’un jeune homme aussi indépendant que Bingley pût se laisser conduire par les vues intéressées d’une sœur ! Et elle pensa que Caroline n’avait parlé que d’après ses propres espérances.

Elle exprima à Hélen ses sentiments à ce sujet, et eut la joie de les lui voir partager. Hélen se laissa persuader que Bingley reviendrait à Netherfield répondre aux désirs de son cœur ; mais parfois, cette défiance si naturelle à qui aime bien, venait encore détruire cette douce espérance.

Il fut décidé qu’elles ne parleraient à leur mère que du départ de la famille, sans faire mention de ce qui avait rapport à Bingley. Cette nouvelle contraria fort Mme Bennet : « N’était-il pas malheureux que ces dames s’en allassent au moment où elles avaient tant de plaisir à se voir ? » Elle se consola cependant par l’idée que Bingley serait bientôt de retour, et que bientôt aussi il lui viendrait demander à dîner, et finit pas donner l’intéressante assurance que, encore qu’elle ne l’eût invité qu’à un simple dîner de famille, elle prendrait ses mesures pour le lui donner à deux services.