Orgueil et Préjugé (Paschoud)/4/9

Traduction par anonyme.
J. J. Paschoud (4p. 122-132).

CHAPITRE IX.

Le trouble dans lequel cette étrange visite avoit jeté Elisabeth, ne put se dissiper facilement. Lady Catherine avoit donc pris la peine de venir à Longbourn, dans la seule intention de chercher à rompre cet engagement supposé avec Mr. Darcy ? Mais d’où pouvoit venir ce bruit ? Elisabeth ne savoit qu’imaginer. Enfin elle pensa que le mariage de Bingley, ami intime de Mr. Darcy, avoit donné lieu à beaucoup de conjectures, et que le bruit qui la concernoit en étoit la conséquence naturelle. Elle n’avoit pas été la dernière à imaginer que le mariage de Jane devoit la rapprocher de Mr. Darcy, en leur donnant l’occasion de se voir plus fréquemment ; et leurs voisins Lucas avoient sûrement arrangé et regardé comme certain ce qui n’étoit que possible. Ce devoit être par leur communication avec les Collins, que ce bruit avoit pu parvenir jusqu’aux oreilles de Lady Catherine. Elle pensoit avec inquiétude, que sa Seigneurie, ayant échoué auprès d’elle, alloit s’adresser à son neveu lui-même. Elle ne connoissoit pas jusqu’où pouvoit aller sa tendresse pour sa tante et sa confiance en elle ; mais elle n’étoit que trop sûre qu’elle l’attaqueroit par son côté faible, en lui représentant tous les désagrémens que lui procureroit une alliance avec une personne dont les relations étoient si différentes des siennes. Il étoit probable qu’il trouvoit beaucoup de bon sens et de solidité dans des argument, qui n’avoient paru à Elisabeth que foibles et ridicules.

— Ainsi donc pensoit-elle, s’il ne tient pas sa promesse de revenir à Netherfield, je saurai que Lady Catherine est parvenue à détruire le reste de tendresse qu’il avoit pour moi ! Mais si de semblables considérations peuvent l’engager à renoncer à ma main je ne dois pas le regretter.

La surprise de toute la famille, en apprenant la visite de Lady Catherine, fut extrême ; cependant chacun ayant eu la bonté de se contenter de l’explication qui avoit satisfait la curiosité de Mistriss Bennet ; Elisabeth put se dispenser d’en dire davantage.

Le lendemain, en descendant l’escalier, elle rencontra son père qui sortoit de la bibliothèque.

— Lizzy, lui dit-il, j’allois vous chercher, venez dans mon cabinet.

Sa curiosité étoit encore augmentée par l’idée que la lettre que son père tenoit à la main avoit peut-être rapport à elle ; elle imagina tout à coup qu’elle pouvoit être de Lady Catherine, et elle frémit de toutes les explications auxquelles cela devoit donner lieu.

Son père la fit asseoir auprès de son feu ; et commença ainsi :

— J’ai reçu une lettre ce matin qui m’a fort étonné, et comme elle vous concerne principalement, je dois vous la faire connoître. Je ne savois pas que j’eusse deux filles sur le point de se marier ; permettez-moi de vous féliciter de la brillante conquête que vous avez faite.

Une vive rougeur couvrit à l’instant la figure d’Elisabeth qui s’étoit persuadée que cette lettre venoit du neveu et non de la tante ; elle cherchoit déjà dans son cœur, si elle étoit bien aise qu’il s’expliquât enfin tout-à-fait, ou fâchée qu’il ne se fût pas plutôt adressé à elle ; lorsque son père continua :

— Mais vous avez l’air de le savoir déjà, les jeunes personnes ont une bien grande pénétration pour les choses de ce genre. Cependant je crois pouvoir vous défier, malgré votre sagacité, de deviner le nom de votre adorateur ; cette lettre est de Mr. Collins.

— M. Collins ? Et que peut-il avoir à vous dire ?

— Quelque chose de très-intéressant. Il commence par me féliciter sur le mariage de ma fille aînée, qu’il paroît avoir appris par quelqu’une des bonnes commères Lucas ; mais je ne veux point faire languir votre impatience, écoutez donc ce que dit votre cousin.

» Vous ayant fait mes sincères félicitations et celles de Miss. Collins, sur cet heureux événement ; permettez-moi d’ajouter quelques mots sur une nouvelle que nous tenons de la même source : On croit que votre fille Elisabeth ne portera pas long-temps le nom de Bennet après que sa sœur aînée l’aura quitté ; et l’on peut raisonnablement considérer l’homme qu’elle a choisi, comme l’un des personnages les plus illustres de ce pays. »

— Devinez-vous, Lizzy, qui ce peut être ?

« Ce jeune homme est particulièrement comblé de tous les biens que peut désirer un mortel ; une superbe propriété, une famille noble, un patronage très-étendu. Cependant, malgré des avantages aussi séducteurs, permettez-moi de vous avertir ainsi que votre fille Elisabeth, des maux auxquels vous vous exposerez en acceptant trop précipitamment les propositions de ce jeune homme, comme il est naturel que vous le fassiez. »

— Avez-vous quelque idée, Lizzy, de ce que peut être ce jeune homme ? Mais patience, vous allez le savoir.

« Les motifs que j’ai pour vous recommander une extrême prudence ; sont, que nous avons des raisons de croire que Lady Catherine ne voit pas ce mariage de bon œil. »

— Vous voyez que ce jeune homme est Mr. Darcy ! J’espère, Lizzy, que vous êtes surprise ! Pouvoit-on choisir, dans le cercle de toutes nos connoissances, un homme dont le nom seul démentît plus formellement la nouvelle qu’ils ont forgée ? Mr. Darcy, qui ne jette jamais les yeux sur une femme que pour la critiquer, et qui ne vous a probablement jamais dit quatre mots de suite ! Cela est admirable !

Elisabeth s’efforçoit de prendre part aux plaisanteries de son père, mais elle pouvoit à peine sourire ; il n’avoit jamais exercé son esprit d’une manière qui lui fût moins agréable.

— Cela ne vous amuse-t-il pas ?

— Oh oui, beaucoup ! Je vous prie, continuez.

« Lorsque nous avons parlé de la possibilité de ce mariage à sa Seigneurie, hier au soir ; elle s’est exprimée avec sa bonté ordinaire, et il m’a paru évident, d’après quelques réflexions qu’elle a faites sur la famille de ma cousine, qu’elle n’accorderoit jamais son consentement à ce qu’elle appeloit une alliance aussi déshonorable. J’ai pensé qu’il étoit de mon devoir d’en donner avis le plus promptement possible à ma cousine et à son noble adorateur, afin qu’ils voient ce qu’ils ont à faire, et qu’ils ne précipitent pas un mariage qui ne seroit pas convenablement sanctionné. »

Mr. Collins ajoutoit encore :

« Je suis vraiment satisfait que la triste affaire de ma cousine Lydie ait été si vite étouffée ; je suis seulement fâché que le scandale de sa conduite avant son mariage ait été généralement connu. Je ne dois cependant pas négliger les devoirs de ma place, et dissimuler l’étonnement que j’ai ressenti en apprenant que vous aviez reçu ces jeunes gens dans votre maison, dès qu’ils ont été mariés. C’étoit donner un encouragement au vice ; et si j’avois été le Pasteur de Longbourn, je m’y serois opposé. Comme chrétien, vous deviez certainement leur pardonner ; mais vous ne deviez jamais les admettre en votre présence, ni permettre qu’on prononçât jamais leurs noms devant vous. »

Le reste de la lettre rouloit sur l’état de sa chère Charlotte et sur ses espérances d’avoir bientôt un jeune rejeton, héritier des vertus de sa mère et des sentimens de son père, etc. etc.

— Mais, Lizzy, il semble que cela ne vous amuse point du tout. J’espère cependant que vous ne prétendez pas vous offenser d’un bruit aussi dénué de fondement ; car, que faisons-nous autre chose nous-mêmes que de nous occuper tout le jour de nos voisins et de nous en moquer ?

— Oh ! s’écria Elisabeth, cela me divertit extrêmement ! C’est cependant bien extraordinaire !

— C’est précisément ce qui rend la chose plus plaisante. S’ils avoient choisi un autre homme, il n’y auroit rien eu de comique à cela, mais la parfaite indifférence de Mr. Darcy et votre aversion bien décidée pour lui, rendent ce conte délicieusement absurde ! Malgré mon horreur pour écrire, je n’abandonnerois pas la correspondance de Mr. Collins pour rien au monde, et je vous assure qu’en lisant cette lettre je le préférois presque à Wikam pour sa stupidité emphatique, malgré que j’apprécie beaucoup l’impudence et l’hypocrisie de ce dernier. Et je vous prie, Lizzy, qu’a dit Lady Catherine ? Refuse-t-elle son consentement ?

Elisabeth ne répondit à cette question que par un éclat de rire ; jamais elle n’avoit été plus embarrassée ; voulant déguiser ses sentimens, elle se mit à rire pour ne pas pleurer ; son père l’avoit cruellement mortifiée par tout ce qu’il lui avoit dit sur l’indifférence de Mr. Darcy.