Orgueil et Préjugé (Paschoud)/4/8

Traduction par anonyme.
J. J. Paschoud (4p. 103-121).

CHAPITRE VIII.

Environ huit jours après que Bingley eut demandé la main de Jane, un matin qu’il étoit avec les dames de la famille dans la salle à manger, ils furent attirés à la fenêtre par le bruit d’un équipage, et virent une chaise de poste à quatre chevaux qui entroit dans l’avenue : c’étoit trop tôt pour une visite ; d’ailleurs c’étoient des chevaux de poste, et ni le carosse, ni la livrée du domestique qui le précédoit, ne leur étoient connus. Cependant comme il étoit bien sûr que c’étoit quelqu’un qu’il faudroit recevoir, Bingley engagea Miss Bennet à se soustraire à cet ennui en allant se promener avec lui dans le verger ; ils s’échappèrent tous les deux, laissant les autres faire des conjectures sur cette visite inconnue, jusqu’au moment où la porte s’ouvrit et où l’on annonça Lady Catherine de Bourgh.

La surprise que causa cette apparition soudaine ne peut se décrire, et celle d’Elisabeth fut encore plus grande que celle de sa mère et de Kitty.

Lady Catherine entra dans la chambre avec un air encore moins gracieux qu’à l’ordinaire ; elle ne répondit à l’accueil d’Elisabeth que par un simple signe de tête, et s’assit sans dire un mot ; Elisabeth l’avoit nommée à sa mère, quoique sa Seigneurie n’eût point demandé à lui être présentée.

Mistriss Bennet, extrêmement flattée de la visite d’une aussi grande dame, s’efforçoit de la recevoir avec toute la politesse imaginable. Après avoir gardé le silence quelques instans, Lady Catherine dit fort séchement à Elisabeth :

— J’espère que vous êtes bien, Miss Bennet ? Cette dame est votre mère, je suppose ?

Elisabeth répondit un oui fort bref.

— Et celle-ci, une de vos sœurs, je pense ?

— Oui, Madame, repondit Mistriss Bennet, qui étoit ravie de parler à Lady Catherine, c’est une des cadettes ; la plus jeune de toutes s’est mariée dernièrement, et l’aînée se promène dans ce moment avec un jeune homme qui sera bientôt son époux.

— Vous avez un très-petit parc ici, reprit Lady Catherine après une légère pause.

— Ce n’est rien en comparaison de celui de Rosing, dit Mistriss Bennet ; cependant je vous assure, Milady, qu’il est encore beaucoup plus grand que celui de sir Williams Lucas.

— Cette chambre doit être bien incommode en été, car les fenêtres sont au couchant.

Mistriss Bennet l’assura qu’on ne s’y tenoit jamais après le dîner.

— Puis-je prendre, ajouta-t-elle, la liberté de demander à votre Seigneurie si elle a laissé Mr. et Mistriss Collins en bonne santé ?

— Oui, très-bonne ; je les vis avant-hier au soir.

Elisabeth croyoit qu’elle alloit lui remettre une lettre de Charlotte ; il lui sembloit que ce pouvoit être le seul motif de sa visite ; mais Lady Catherine n’en parlant point, sa curiosité commença à être vivement excitée.

Mistriss Bennet offrit quelques rafraîchissemens à sa Seigneurie ; mais Lady Catherine refusa très-nettement, sinon très-poliment, de rien prendre ; et, se levant tout-à-coup, elle dit à Elisabeth :

— Miss Bennet, il me semble qu’il y a quelque chose d’assez joli, d’assez sauvage vers ce côté de votre prairie ; je serois bien aise d’y aller faire un tour, si vous voulez m’accompagner.

— Allez, ma chère, s’écria sa mère, et faites voir toutes les promenades à sa Seigneurie ; je pense que l’hermitage lui plaira. Elisabeth obéit, et sortit avec sa noble visite. En traversant le vestibule, Lady Catherine ouvrit toutes les portes du salon et de la salle à manger et après un léger examen, elle prononça que c’étoient d’assez bonnes chambres.

Son carosse étoit à la porte, Elisabeth en passant y vit sa femme de chambre. Elles suivirent en silence le chemin qui conduisoit au petit bois ; Elisabeth étoit fort décidée à ne faire aucun effort pour entretenir la conversation avec une femme qui étoit encore plus insolente et plus désagréable qu’à l’ordinaire. Dès qu’elles furent entrées dans le petit bois, Lady Catherine commença à parler de la manière suivante :

— Vous devez comprendre, Miss Bennet, le motif de ma visite ; votre cœur et votre conscience doivent vous dire pourquoi je suis venue.

Elisabeth étoit très-étonnée.

— En vérité, Madame, vous vous trompez, je ne sais pas du tout à quelle cause attribuer l’honneur que j’ai de vous voir ici.

— Miss Bennet, répliqua sa Seigneurie, vous devez savoir qu’on ne doit point plaisanter avec moi. Mais si vous ne voulez pas être sincère, vous ne me trouverez pas de même ; mon caractère a toujours été renommé par sa franchise, et dans ce moment-ci je ne m’en écarterai certainement pas. Un bruit de la nature la plus alarmante, est parvenu jusqu’à moi depuis deux jours. On m’a dit que non-seulement une de vos sœurs étoit sur le point de se marier très-avantageusement ; mais encore que vous, que Miss Elisa Bennet, seroit, selon toute probabilité, bientôt unie à mon neveu, mon propre neveu, Mr. Darcy ! Quoique je sache fort bien que c’est une scandaleuse calomnie, et que je ne lui fasse point l’injure de supposer qu’un pareil bruit puisse avoir jamais le moindre fondement, je me suis décidée à partir à l’instant même pour venir ici vous faire connoître mes sentimens.

— Si vous croyez à l’impossibilité de la chose, dit Elisabeth en rougissant de surprise et d’indignation, je suis étonnée que vous ayez pris la peine de venir de si loin. Que se proposoit donc votre Seigneurie ?

— D’insister pour que ce conte fût réfuté.

— Votre voyage à Longbourn, pour me voir ainsi que ma famille, répondit froidement Elisabeth, confirmeroit plutôt un pareil bruit, s’il existe.

— S’il existe ! Ainsi, vous prétendez l’ignorer ? Ne l’avez-vous pas habilement répandu vous-même ? Ne savez-vous pas qu’il circule au loin ?

— Je n’en avois jamais entendu parler.

— Et pouvez-vous aussi bien déclarer qu’il n’a aucun fondement ?

— Je ne prétends point avoir autant de franchise que votre Seigneurie : vous pourriez me faire des questions auxquelles je ne serois pas disposée à répondre.

— Je ne puis supporter cela, Miss Bennet, et j’insiste pour que vous me répondiez. Mon neveu vous a-t-il fait une proposition de mariage ?

— Votre Seigneurie a déclaré que c’étoit impossible !

— Oui, ce doit être ainsi, et ce sera ainsi tant qu’il aura l’usage de sa raison. Mais vos artifices et vos séductions pourroient, dans un moment de folie, lui avoir fait oublier ce qu’il se doit à lui-même et à toute sa famille ; vous pourriez l’avoir entraîné.

— Si c’étoit ainsi, je serois la dernière personne à l’avouer.

— Miss Bennet, savez-vous qui je suis ? Je n’ai pas été accoutumée à un pareil langage ; je suis la plus proche parente de Mr. Darcy, et j’ai des droits à connoître ses plus chers intérêts.

— Mais, Madame, vous n’avez aucun droit à connoître les miens, et une conduite comme la vôtre ne pourra jamais m’engager à m’expliquer.

— Permettez-moi, Miss Bennet, de parler franchement. Cette union, à laquelle vous avez la présomption d’aspirer, ne peut jamais avoir lieu, non jamais ! Mr. Darcy est promis à ma fille. Maintenant, qu’avez-vous à dire ?

— Rien, Madame ; s’il est promis, vous ne pouvez avoir aucune raison de supposer qu’il ait demandé ma main.

Lady Catherine hésita un moment, puis elle répondit :

— L’engagement qui existe entre eux est d’une espèce particulière. Dès leur enfance ils furent destinés l’un à l’autre ; c’étoit le souhait le plus ardent de sa mère, aussi bien que le mien ; ils étoient encore au berceau, que nous projetions leur union ; et maintenant que le vœu des deux sœurs pourroit être accompli, faut-il qu’il soit traversé par une jeune femme d’une naissance si inférieure, qui ne jouit d’aucune considération dans le monde, et qui est tout-à-fait inconnue à notre famille ? N’avez-vous aucun égard pour ses amis, pour son engagement tacite avec Miss de Bourgh ? Avez-vous donc perdu tout sentiment de délicatesse et de convenance ? Ne m’avez-vous pas entendu dire que, dès ses plus jeunes années, il étoit destiné à sa cousine ?

— Oui, et je le savois même avant de vous connoître ; mais que me fait tout cela ? S’il n’y avoit pas d’autres obstacles à mon union avec votre neveu, ce n’est pas certainement ce qui l’empêcheroit. Si Mr. Darcy n’est engagé avec sa cousine, ni par sa parole ni par inclination, pourquoi ne pourroit-il pas faire un autre choix ? et si ce choix tomboit sur moi, pourquoi ne l’accepterois-je pas ?

— Parce que l’honneur, les convenances, la prudence, et même votre intérêt vous le défendent, car n’espérez pas être jamais reconnue par ses parens et ses amis. Si vous agissez contre leurs désirs, vous serez blâmée, abandonnée et méprisée par tous ceux qui sont liés avec lui. Nous considérerons votre alliance comme un déshonneur, et votre nom ne sera jamais prononcé parmi nous.

— Ce sont en effet de terribles infortunes, répondit Elisabeth ; mais la femme de Mr. Darcy aura tant d’autres moyens de bonheur, qu’elle pourra bien ne pas en être accablée.

— Femme obstinée ! je suis honteuse pour vous ! Est-ce là toute votre reconnaissance des bontés que j’ai eues le printemps dernier ? Ne me devez-vous rien ? Mais asseyons-nous. Vous comprendrez, Miss Bennet, que je suis venue dans la ferme résolution de venir à bout de mon projet ; je n’en serai point dissuadée ; je n’ai pas été accoutumée à me plier aux volontés de personne, et je n’ai point l’habitude des mécomptes.

— C’est ce qui rend la position actuelle de votre Seigneurie plus fâcheuse ; mais cela n’a aucune influence sur moi.

— Je ne veux pas être interrompue ; écoutez-moi en silence : Ma fille et mon neveu sont nés l’un pour l’autre. Du côté maternel ils descendent d’une famille noble ; et du côté paternel, de familles anciennes et respectables, quoique non titrées ; leurs fortunes sont superbes des deux côtés ; tous les membres de leurs familles respectives désirent cette union. Qui pourroit les séparer ? Sera-ce les prétentions ridicules d’une jeune femme sans famille, sans amis, sans fortune ? Non, cela ne sera pas, et si vous connoissiez bien vos intérêts, vous ne désireriez pas de sortir de la sphère où vous êtes née.

— Je ne croirois point quitter cette sphère, en épousant votre neveu ; il est gentilhomme, et je suis la fille d’un gentilhomme ; ainsi nous sommes égaux.

— Il est vrai, vous êtes fille d’un gentilhomme ; mais qu’étoit votre mère ? que sont vos oncles et vos tantes ? Ne croyez pas que j’ignore leur condition.

— Quels que soient mes parens, répondit Elisabeth, s’ils ne sont pas des obstacles pour votre neveu, ils ne doivent en être pour personne.

— Finissons. Dites-moi, une fois pour toutes, êtes-vous engagée avec lui ?

— Je ne le suis pas, répondit Elisabeth.

Lady Catherine eut l’air enchanté.

— Eh bien, promettez-moi de ne jamais vous engager avec lui.

— Je ne ferai jamais aucune promesse de cette espèce.

— Miss Bennet, je suis étonnée, révoltée ! Je m’attendois à trouver une jeune personne plus raisonnable ; mais ne vous bercez pas de l’idée que je me dédirai jamais ; je ne m’en irai point que vous ne m’ayez fait la promesse que je vous demande.

— Je ne la ferai certainement pas ; je ne saurois être intimidée par des menaces aussi ridicules. Votre Seigneurie désire que Mr. Darcy épouse sa fille, mais la promesse que vous voulez que je vous fasse rendroit-elle son mariage plus probable ? Supposez qu’il me soit attaché, mon refus d’accepter sa main lui feroit-il désirer de l’offrir à sa cousine ? Permettez-moi de vous dire, Madame, que les raisonnemens dont vous avez appuyé cette étrange requête, sont aussi frivoles que la requête étoit mal imaginée ; et vous avez bien mal connu mon caractère, si vous avez cru que je pusse être influencée par tout ce que vous venez de dire. Je ne sais pas jusqu’à quel point Mr. Darcy approuve que vous vous ingériez ainsi dans ses affaires, mais vous n’avez certainement aucun droit de vous mêler des miennes ; ainsi, je vous demande de ne plus m’importuner sur ce sujet.

— Ne vous hâtez pas tant de terminer, je ne vous ai pas encore dit tous les obstacles que je vois à votre mariage avec mon neveu ; il en est un dont je n’ai pas encore parlé. Je n’ai point ignoré l’enlèvement de votre sœur cadette, et toutes particularités de son infâme conduite. Je sais qu’on n’a pu obtenir du jeune homme qu’il l’épousât, qu’en faisant un arrangement d’argent avec votre père et vos oncles ; et une telle personne seroit belle-sœur de mon neveu ! et il auroit pour beau-frère le fils de l’intendant de son père ! Ciel et terre ! à quoi pensez-vous ! les ombrages de Pemberley seront-ils ainsi souillés ?

— Vous ne pouvez avoir rien d’autre à me dire, répondit Elisabeth ; vous m’avez offensée de toutes les manières, je dois vous prier de finir cet entretien et de revenir à la maison. — En parlant ainsi, elle se leva, Lady Catherine se leva aussi, et elles retournèrent sur leurs pas. Sa Seigneurie étoit courroucée.

— Vous n’avez aucun égard pour l’honneur et la réputation de mon neveu ? Fille insensible et intéressée ! ne voyez-vous pas qu’une alliance avec vous le déshonoreroit aux yeux de tout le monde ?

— Lady Catherine, je n’ai plus rien à vous répondre, vous connoissez mes sentimens.

— Vous êtes donc décidée à l’épouser ?

— Je n’ai pas dit cela. Je suis seulement décidée à me conduire selon ce qui me conviendra, sans prendre conseil de gens qui me sont parfaitement étrangers.

— Vous refusez donc de m’obliger ? Vous refusez d’obéir à la voix du devoir, de l’honneur et de la reconnoissance ? Vous voulez le perdre dans l’opinion, le rendre l’objet du mépris général.

— Le devoir, l’honneur et la reconnoissance auront toujours leurs droits sur moi, répondit Elisabeth, mais je ne viole aucun de leurs principes en épousant Mr. Darcy ; et quant au ressentiment de sa famille ou au mépris du monde, si le premier étoit excité par son mariage avec moi, il ne me donneroit pas un instant d’inquiétude ; le monde est trop juste pour que je craigne son jugement dans cette occasion.

— Ainsi, voilà votre dernière résolution ? Fort bien. Je sais à présent ce qu’il me reste à faire ; n’imaginez pas, Miss Bennet, de réussir dans vos projets, votre ambition ne sera point satisfaite ; je suis venue pour vous éprouver ; j’espérois vous trouver plus raisonnable, mais comptez que je saurai bien empêcher mon neveu de se perdre.

Elles se trouvèrent alors près de la voiture de Lady Catherine, qui, se tournant brusquement, lui dit :

— Je ne prends point congé de vous, Miss Bennet, et je ne vous charge d’aucuns complimens pour votre famille ; vous ne méritez aucun égard. Je suis extrêmement mécontente.

Elisabeth ne répondit point, et rentra tranquillement dans la maison sans offrir à sa Seigneurie de s’y reposer. Peu d’instans après elle entendit partir la voiture. Sa mère l’attendoit avec impatience à la porte de sa chambre pour lui demander si Lady Catherine vouloit rentrer et prendre quelques rafraîchissemens.

— Non, lui répondit Elisabeth, elle a préféré s’en aller.

— C’est une belle femme encore, dit Mistriss Bennet, et sa visite est bien obligeante, car je suppose qu’elle est seulement venue pour nous donner des nouvelles des Collins. Elle va sans doute à quelqu’autre endroit, et en passant par Meryton, elle aura eu l’idée de s’arrêter ici. N’est-ce pas aussi votre avis ?

Elisabeth fut forcée de faire un léger mensonge, il lui étoit impossible d’avouer le sujet qui avoit amené Lady Catherine.