Orgueil et Préjugé (Paschoud)/4/6

Traduction par anonyme.
J. J. Paschoud (4p. 81-88).

CHAPITRE VI.

Immédiatement après le départ de ces Messieurs, Elisabeth oppressée et affligée, chercha dans la promenade, la solitude dont elle avoit besoin pour se remettre de ce qu’elle avoit souffert pendant cette visite. — Ah ! pourquoi est-il venu ? s’écrioit-elle ; étoit-ce pour se montrer si froid, si indifférent ? Il savoit bien être aimable et chercher à plaire à mon oncle et à ma tante, mais à moi non ; il ne m’aime plus, il ne s’occupe plus de moi ! Oh le terrible homme ! je n’y veux plus penser !

Elle remplit en effet sa promesse pendant quelques minutes, mais c’étoit bien involontairement ; sa sœur venoit vers elle ; elle l’aborda avec un air de gaieté qui prouvoit qu’elle étoit plus satisfaite que la pauvre Elisabeth.

— À présent que cette première entrevue est passée, disoit-elle, je suis parfaitement à mon aise ; je ne serai plus embarrassée lorsqu’il reviendra. Je suis charmée qu’il dîne ici mardi avec du monde ; on verra au moins que nous ne sommes l’un pour l’autre que de simples connoissances fort indifférentes.

— Oui, très-indifférentes, en vérité, dit Elisabeth ; ah ! Jane, prenez garde !

— Mais, ma chère Lizzy, me croyez-vous assez foible pour que je puisse courir encore quelque danger ?

— Je pense que vous courez le danger de le rendre plus amoureux que jamais.

On ne revit point ces Messieurs jusqu’au mardi, et pendant ce temps Mistriss Bennet formoit de nouveau les plans les plus brillans ; la politesse et les attentions de Bingley, pendant une visite d’une demi-heure, avoient ranimé toutes ses espérances.

Il y avoit beaucoup de monde à Longbourn, et MM. Darcy et Bingley arrivèrent de bonne heure. Lorsqu’on passa dans la salle à manger, Elisabeth observoit attentivement si Bingley reprendroit son ancienne place auprès de Jane. Mistriss Bennet, occupée de la même idée, ne lui fit point signe de venir se placer à côté d’elle ; il hésitoit lui-même, mais Jane ayant souri en regardant autour d’elle, la chose fut décidée, il se plaça à ses côtés.

Elisabeth étoit aussi loin de Mr. Darcy que la table pouvoit le permettre. Il étoit à côté de sa mère ; elle sentoit que ce rapprochement étoit aussi désagréable pour l’un que pour l’autre, et qu’ils paroîtroient tous deux à leur désavantage. Elle étoit trop loin pour pouvoir entendre ce qu’ils se disoient, mais elle voyoit qu’ils se parloient fort peu et avec une froideur et une cérémonie excessives.

La sécheresse que sa mère affectoit vis-à-vis de Mr. Darcy, faisoit sentir à Elisabeth, d’une manière encore plus douloureuse, toutes les obligations qu’on lui avoit, et dans ce moment elle auroit voulu lui dire qu’il y avoit quelqu’un dans la famille qui connoissoit et apprécioit toute l’étendue de sa générosité.

Elle espéroit que dans le courant de la soirée le hasard les rapprocheroit l’un de l’autre et qu’elle pourroit enfin entrer en conversation avec lui. Le temps lui parut long et ennuyeux jusqu’à ce que les hommes revinssent dans le salon, elle attendoit leur retour avec anxiété.

— S’il ne vient pas vers moi, pensoit-elle, c’est fini, il n’y faut plus penser.

Enfin le moment désiré arriva, les hommes revinrent. Mais les dames alors se pressèrent tellement autour de la table où on servoit le café, qu’il ne resta pas une seule place auprès d’elle ; et lorsque quelques hommes s’avancèrent, une jeune demoiselle, rapprochant sa chaise de la sienne, lui dit à l’oreille :

— Ne permettons pas à ces Messieurs de venir nous séparer ; nous n’en avons pas besoin, n’est-ce pas ?

Darcy étoit de l’autre côté du salon, elle le suivoit des yeux et envioit le sort de tous ceux auxquels il parloit. Son impatience étoit telle, qu’elle pouvoit à peine la contenir. Elle étoit fâchée contre elle-même de se sentir si troublée.

Enfin cependant elle le vit s’approcher. Elle se hâta de commencer la conversation :

— Votre sœur est-elle encore à Pemberley ?

— Oui, elle y restera jusqu’à Noël.

— Est-elle seule, ou l’avez-vous laissée avec ses amies ?

— Mistriss Ammesley est avec elle. Mistriss Hurst et Miss Bingley sont à Scarborough depuis trois semaines.

Après cela, elle ne trouva plus rien à lui dire. — Mais s’il désire continuer la conversation, pensoit-elle, c’est à lui à parler maintenant. — Il resta quelques minutes auprès d’elle ; et la jeune demoiselle ayant encore chuchoté quelque chose à l’oreille d’Elisabeth, il s’en alla.

Lorsque la table à thé fut emportée et les tables de jeu placées, Elisabeth espéra qu’il reviendroit auprès d’elle, mais ses espérances furent encore trompées, il devint la victime de sa mère, qui le plaça à une partie de jeu. Elle-même fut mise, pour toute la soirée, à une autre table. Ainsi, tout plaisir fut anéanti ; mais les yeux de Darcy étoilent si souvent tournés de son côté, qu’il jouoit tout aussi mal qu’elle.

Mistriss Bennet avoit eu l’intention de retenir à souper les deux Messieurs de Netherfield ; mais, malheureusement, ils demandèrent leur voiture avant les autres, et il ne fut pas possible de leur proposer de rester.

— Eh bien ! mesdemoiselles, dit Mistriss Bennet à ses filles, lorsque tout le monde fut loin, que dites-vous de cette journée ? Je crois que tout s’est bien passé. Le dîner étoit aussi bien servi que possible. Le gibier étoit à point. Chacun s’est récrié sur la bonté du mouton. Le potage étoit mille fois meilleur que celui que nous avons eu chez les Lucas la semaine dernière ; Mr. Darcy lui-même a avoué que les perdrix étoient excessivement délicates, et je suppose qu’il a au moins deux ou trois cuisiniers français. Enfin, ma chère Jane, je ne vous ai jamais vue aussi belle qu’aujourd’hui ; lorsque j’ai demandé à Mistriss Long ce qu’elle pensoit de vous, que croyez-vous qu’elle ait répondu ? « Ah ! Mistriss Bennet ! nous la verrons bientôt établie à Netherfield. » C’est la vérité. Mistriss Long est la meilleure créature qu’on ait jamais vue. Ses nièces sont fort bien élevées, point jolies du tout ; je les aime beaucoup.

Mistriss Bennet étoit de très-bonne humeur ; la conduite de Bingley envers Jane avoit suffi pour la convaincre qu’il finiroit par l’épouser, et elle fut très-étonnée de ne pas le voir revenir le lendemain pour faire sa demande.