Orgueil et Préjugé (Paschoud)/4/5

Traduction par anonyme.
J. J. Paschoud (4p. 62-80).

CHAPITRE V.

Mr. Wikam n’eut plus dès lors aucune envie de ramener la conversation sur ce sujet ; et Elisabeth fut charmée de voir, qu’elle en avoit dit assez pour le forcer au silence.

Le jour du départ des deux époux arriva bientôt et Mistriss Bennet fut obligée de se soumettre à une séparation qui devoit durer au moins un an. Mr. Bennet ne vouloit en aucune façon entendre parler du projet qu’elle avoit formé d’aller à New-Castle.

— Oh ma chère Lydie s’écrioit-elle ! quand nous reverrons-nous ?

— Oh ma chère mère ! pas de deux ou trois ans peut-être.

— Écrivez moi très-souvent ma chère.

— Aussi souvent que je pourrois ; mais vous savez maman que les femmes mariées n’ont pas beaucoup de tems pour la correspondance ! Mes sœurs pourront m’écrire, elles qui n’ont rien de mieux à faire.

Les adieux de Mr. Wikam furent beaucoup plus affectueux que ceux de sa femme, son air attendri le faisoit paroître encore plus beau qu’à l’ordinaire, et il dit des choses charmantes en partant.

— C’est le plus joli garçon que j’aie jamais vu, dit Mr. Bennet dès qu’il fut parti. Il sourit, badine, nous caresse tous ! Je suis extrêmement fier de lui ! Je défie sir William Lucas lui-même de pouvoir nous présenter un gendre plus accompli.

Le départ de Lydie rendit Mistriss Bennet très-triste pendant plusieurs jours.

— Je pense souvent, disoit-elle, qu’il n’y a rien de plus triste que les séparations.

— C’est une conséquence naturelle ; du plaisir de marier ses filles, Madame, lui répondit Elisabeth, et cela doit vous consoler d’en avoir quatre célibataires.

— Ce n’est point cela ; Lydie ne m’a point quittée parce qu’elle est mariée, mais parce que le régiment de son mari se trouve éloigné de nous ; elle ne seroit point partie s’il avoit été près d’ici.

Mais l’espèce de découragement, dans lequel l’avoit jeté cet évènement fut très-vite passé, et son cœur se r’ouvrit à l’espérance. La nouvelle circuloit, que le concierge de Netherfield avoit reçu l’ordre de tout préparer pour le retour de son maître, qui devoit arriver sous peu pour profiter de la saison de la chasse. Mistriss Bennet, étoit dans une agitation extrême, elle regardoit Jane qui sourioit et secouoit la tête.

— Eh bien donc, Mr. Bingley va arriver, ma sœur ! (car Mistriss Phillips avoit été la première à lui apporter ces bonnes nouvelles). Eh bien tant mieux ! Ce n’est pas que je m’en embarrasse le moins du monde ; il ne nous est rien vous le savez, et je n’ai aucune envie de le recevoir chez moi. Mais il fait très-bien de revenir à Netherfield si cela lui plaît. Et qui sait ce qui peut arriver ! Mais cela ne nous regarde pas, vous vous souvenez que nous étions convenues, il y a long-temps, de n’en plus parler. Vous croyez donc qu’il est bien sûr qu’il va arriver ?

— Vous pouvez compter là dessus, répliqua Mistriss Phillips, car Mistriss Nicholls étoit hier au soir à Meryton ; je la vis passer et je sortis dans l’intention d’aller moi-même lui demander ce qui en étoit ; elle me confirma la nouvelle, et me dit qu’il arriveroit lundi au plus tard et très-probablement mercredi ; elle me dit aussi qu’elle étoit venue faire de grandes emplettes, et qu’elle avoit acheté trois paires de canards tous prêts à être tués.

Miss Bennet n’avoit pu apprendre la nouvelle du retour de Mr. Bingley à Netherfield, sans émotion. Il y avoit bien des mois qu’elle n’avoit pas prononcé son nom à Elisabeth, cependant dès qu’elles furent seules elle lui dit.

— Lizzy, j’ai vu que vous me regardiez pendant que ma tante répétoit le bruit qui court, et je crains d’avoir eu l’air un peu troublé ; mais ne croyez cependant pas que cette nouvelle me cause ni peine ni plaisir ; j’ai rougi dans ce moment parce que j’ai vu qu’on me regardoit. Je suis bien aise qu’il vienne seul, parce qu’alors nous le verrons beaucoup moins ; ce n’est pas que je me craigne moi-même, mais je redoute les observations des autres.

Elisabeth ne savoit que penser ; si elle n’avoit pas vu Mr. Bingley pendant qu’elle étoit à Lambton, elle auroit pu croire comme les autres, qu’il ne venoit à Netherfield que pour jouir du plaisir de la chasse ; mais il lui avoit paru encore fort attaché à Jane ; elle flottoit, entre l’idée qu’il venoit avec la permission de Mr. Darcy, et celle que peut-être il étoit assez hardi pour ne pas l’avoir demandée.

— Il est cependant cruel, pensoit-elle quelquefois, que ce pauvre homme ne puisse venir chez lui, sans le consentement de ses amis ou de ses sœurs.

Malgré les protestations de Jane, Elisabeth voyoit bien qu’elle n’étoit pas aussi indifférente qu’elle vouloit le paroître : elle étoit plus distraite, et son humeur étoit moins égale qu’à l’ordinaire. Alors le sujet qui avoit été si vivement débattu, un an auparavant entre leurs parens, fut de nouveau remis sur le tapis.

— Vous irez sûrement voir Mr. Bingley aussitôt qu’il sera arrivé, disoit Mistriss Bennet.

— Non certainement, vous m’avez forcé à y aller l’année dernière en me promettant que si j’y allois il épouseroit une de mes filles ; il ne l’a pas fait, et cette année, je n’irai sûrement pas.

Sa femme lui représenta que cette visite à Netherfield étoit absolument de rigueur.

— C’est une étiquette que je méprise, répondit-il, s’il a besoin de notre société, il n’a qu’à venir vous voir ; il sait où nous demeurons, je ne veux pas perdre mon tems à courir après mes voisins, chaque fois qu’ils vont et qu’ils viennent.

— Eh bien, ce sera horriblement malhonnête si vous n’y allez pas. Mais cela ne m’empêchera pas de l’inviter à dîner, j’y suis très-décidée. Nous aurons bientôt Miss Long et les Goulding, cela fera treize en nous comptant ; il y aura justement place pour lui à table.

Cette résolution lui fit mieux prendre son parti de l’impolitesse de son mari ; quoiqu’il fût très-mortifiant de penser, que tous leurs voisins iroient faire visite à Mr. Bingley et qu’elles seroient les dernières à le voir.

Le jour de son arrivée approchoit. Jane dit à sa sœur :

— Je suis très-fâchée qu’il revienne, je pourrois bien le voir avec une indifférence parfaite, mais je ne puis supporter d’en entendre parler sans cesse ; ma mère ne sait pas le mal qu’elle me fait ! Ah que je serai heureuse le jour de son départ de Netherfield.

— Je voudrois vous dire quelque chose qui put vous donner du courage, dit Elisabeth, mais cela m’est impossible, et je ne saurois pas même vous prêcher la patience ; vous en avez toujours tant !

Mr. Bingley arriva, et Mistriss Bennet chercha à en avoir des nouvelles par tous ceux qui pouvoient l’avoir vu, elle comptoit déjà les jours qui devoient s’écouler avant qu’elle pût décemment lui envoyer une invitation, car elle n’espéroit point le voir avant ce moment-là. Quelle ne fut pas sa surprise lorsque le troisième jour elle le vit depuis sa fenêtre entrer dans l’avenue au galop.

Elle appela ses filles avec transport pour leur faire partager sa joie. Jane ne voulut décidément pas quitter sa place. Elisabeth pour satisfaire sa mère courut à la fenêtre, mais voyant Mr. Darcy avec lui, elle se rassit à côté de sa sœur.

— Maman, s’écria Kitty, il y a un Monsieur avec lui, qui peut-il être ?

— Quelqu’une de ses connoissances, je suppose. Je ne le connois pas.

— Ah, reprit Kitty, il ressemble beaucoup à ce Monsieur qui étoit toujours avec lui l’année dernière ; quel est son nom ! ce Monsieur… qui est si grand et si fier ?

— Bon Dieu ! Mr. Darcy ? Ce sera lui je parie ! Enfin, tous les amis de Mr. Bingley seront bien reçus ici.

Jane regarda Elisabeth avec surprise et inquiétude, n’étant pas instruite de leur rencontre dans le Derbyshire, elle sentoit l’embarras que devoit éprouver sa sœur, en le revoyant pour la première fois depuis le moment où il lui avoit remis la lettre qui contenoit sa justification. Les deux sœurs, étoient confuses, chacune sentoit sa propre situation et celle de sa sœur. Leur mère continuoit à parler de son aversion pour Mr. Darcy, et de ce qu’elle ne vouloit être polie avec lui que parce qu’il étoit un des amis de Mr. Bingley.

Mr. Darcy n’étoit encore aux yeux de Jane, qu’un homme dont sa sœur avoit refusé la main, et n’avoit pas apprécié le mérite ; tandis que pour Elisabeth c’étoit un homme auquel sa famille devoit le premier des bienfaits, l’honneur de Lydie ; et pour lequel, elle avoit un sentiment de reconnoissance et d’estime qui ressembloit bien à de l’amour. Son étonnement de ce qu’il avoit accompagné son ami à Netherfield, et de ce qu’il venoit la chercher à Longbourn, étoit presque égal à celui que lui avoit fait éprouver le changement de toutes ses manières dans le Derbyshire.

La pâleur qui avoit couvert sa figure au premier moment, fit place au plus bel incarnat, et un sourire de satisfaction donna encore plus d’éclat à ses yeux, lorsqu’elle pensa que peut-être la tendresse de Mr. Darcy n’auroit point été diminuée par le laps du tems, et par tous les événemens qui s’étoient passés depuis qu’elle ne l’avoit vu.

Elle s’efforçoit de paroître calme, et osoit à peine lever les yeux ; une inquiète curiosité les lui fit cependant tourner vers sa sœur, au moment où le domestique ouvrit la porte. Jane étoit un peu plus pâle qu’à l’ordinaire, mais plus tranquille qu’Elisabeth ne s’y étoit attendue. Lorsque ces Messieurs entrèrent, elle rougit un peu, elle les reçut cependant sans embarras, et son abord n’étoit ni trop réservé ni trop prévenant.

Elisabeth étoit moins à son aise, elle parla aussi peu à l’un et à l’autre que la plus stricte politesse pouvoit le lui permettre ; elle s’étoit remise à son ouvrage avec une assiduité qui ne lui étoit point ordinaire ; elle n’avoit osé jeter qu’un regard à la dérobée sur Mr. Darcy ; il avoit l’air sérieux, et elle pensoit qu’il ressembloit davantage à ce qu’il s’étoit montré dans le Hertfordshire qu’à ce qu’il étoit à Pemberley ; peut-être ne pouvoit-il pas être en présence de sa mère ce qu’il étoit avec son oncle et sa tante, c’étoit une conjecture pénible, mais qui n’étoit pas dénuée de probabilité.

Bingley avoit l’air content, quoique un peu embarrassé ; Mistriss Bennet le reçut avec un tel excès de politesse, que ses deux filles en rougirent, et cet accueil ressortit encore plus, par le contraste de la froide révérence qu’elle fit à Mr. Darcy.

Une distinction si mal appliquée, choqua et affligea extrêmement Elisabeth.

Darcy après lui avoir demandé des nouvelles de Mr. et de Mistriss Gardiner, question à laquelle elle ne put répondre sans un léger embarras, parla fort peu ; il n’étoit pas assis auprès d’elle, peut-être étoit-ce là la cause de son silence ; mais hélas, il n’en étoit pas ainsi en Derbyshire ! au moins il parloit à ses amis quand il ne pouvoit l’entretenir elle-même. Elle voyoit clairement qu’il étoit plus pensif et qu’il avoit moins de désir de plaire que la dernière fois qu’ils s’étoient vus ; elle en étoit très-affligée, et s’en vouloit à elle-même d’éprouver ce sentiment. Pouvois-je m’attendre à ce qu’il se conduisît autrement, pensoit-elle, mais alors pourquoi est-il venu ?

Elle auroit voulu lui parler, lui demander des nouvelles de sa sœur, mais elle n’en avoit pas la force.

— Il y a long-temps, Mr. Bingley, que vous avez quitté ce pays, dit Mistriss Bennet.

Il en tomba d’accord tout de suite.

— Je commençois à craindre que vous ne revinssiez plus, ajouta-t-elle ; on disoit même que vous rendiez la maison à Noël ? mais j’espère que cela n’est pas. Il y a beaucoup de changement dans la société, depuis que vous avez quitté Netherfield ; Miss Lucas s’est mariée ainsi qu’une de mes filles ; je suppose que vous devez l’avoir entendu dire ; vous pouvez l’avoir lu dans les papiers. Je sais que c’étoit dans le times, et dans le courier, quoiqu’on ne l’ait pas mis précisément comme on le devoit. Il y avoit seulement : dernièrement George Wikam Esq., à Lydie Bennet. C’étoit de la composition de Mr. Gardiner, et je ne comprends pas comment il a pu faire une chose pareille ; l’avez vous vu ?

Bingley répondit affirmativement et fit ses complimens de félicitations ; Elisabeth couverte de confusion, n’osoit pas lever les yeux et ne pouvoit voir la contenance de Monsieur Darcy.

— Il est sûr continua Mistriss Bennet que c’est une chose délicieuse, que d’avoir une fille bien mariée, mais aussi, Mr. Bingley, il est fort cruel d’en être séparée. Ils sont partis pour New-castle, c’est un endroit tout-à-fait au nord, je crois, et ils doivent y rester, je ne sais combien de tems ; le régiment de Mr. Wikam y est, car je suppose que vous savez qu’il a quitté le régiment de milice de

  • et qu’il est entré dans les

troupes réglées. Dieu soit loué, il a quelques amis, quoique pas autant qu’il le mériteroit.

Elisabeth qui savoit que ces mots étoient dirigés contre Mr. Darcy, étoit tellement accablée de honte, qu’elle pouvoit à peine respirer ; cependant le vif désir d’empêcher sa mère de continuer, lui donna la force de rompre enfin le silence, qu’elle avoit gardé jusqu’alors ; elle demanda à Bingley s’il avoit l’intention de passer quelques jours à Netherfield ?

— Quelques semaines, répondit-il.

— Quand vous aurez tué tout le gibier qu’il y a chez vous, Monsieur Bingley, dit Mistriss Bennet, je vous prie de venir ici et de chasser tant qu’il vous plaira sur les propriétés de Mr. Bennet. Je suis sûre qu’il sera fort heureux de vous obliger, et qu’il gardera les meilleures couvées pour vous.

Des attentions si officieuses et si peu nécessaires, faisoient souffrir Elisabeth et sa sœur au point que la première croyoit que des années de bonheur ne pourroient les dédommager de ce qu’elles éprouvoient alors. Mon plus vif désir, pensoit-elle, seroit de ne jamais les revoir ni l’un ni l’autre ; rien ne peut compenser des momens si pénibles que ceux-ci !

Cependant, la confusion que des années de bonheur ne pouvoient dédommager, fut bientôt extrêmement diminuée par la joie qu’elle éprouva en voyant que la beauté de Jane rallumoit les transports de son ancien adorateur. Il lui avoit peu parlé dans le commencement de sa visite, mais ensuite il parut plus occupé d’elle que jamais. Il la trouvoit aussi belle, aussi bonne, aussi simple que l’année dernière, mais pas tout-à-fait aussi gaie, ni aussi animée. Jane avoit le plus grand désir qu’on ne pût apercevoir en elle aucun changement, et elle étoit persuadée qu’elle parloit autant qu’à l’ordinaire ; mais elle étoit si préoccupée intérieurement, qu’elle ne soupçonnoit pas toutes les fois qu’elle gardoit le silence.

Lorsque ces Messieurs se levèrent pour prendre congé, Mistriss Bennet se rappela la politesse qu’elle vouloit faire, et elle les invita à dîner pour quelques jours après.

— Vous me devez vraiment une visite, Mr. Bingley, ajouta-t-elle, car lorsque vous partîtes pour la ville, l’automne dernier, vous me promîtes de venir dîner en famille aussitôt que vous seriez de retour. Vous voyez que je ne l’ai pas oublié, et je vous assure que j’étois très-fâchée que vous ne revinssiez pas et que vous ne pas vos engagemens.

Bingley eut l’air un peu embarrassé, il balbutia quelques mots sur le chagrin qu’il avoit eu d’être retenu par des affaires, et ils partirent. Mistriss Bennet avoit une extrême envie de les retenir à dîner le jour même, mais quoiqu’elle eût toujours une très-bonne table, elle pensoit qu’il falloit au moins deux services pour un homme sur lequel elle avoit des intentions, et pour satisfaire l’appétit et l’orgueil de celui qui avoit au moins dix mille livres de rente.