Orgueil et Préjugé (Paschoud)/4/11

Traduction par anonyme.
J. J. Paschoud (4p. 151-168).

CHAPITRE XI.

Ma chère Lizzy, où avez-vous donc été vous promener ? fut la question que Jane fit à Elisabeth lorsqu’elle entra dans la chambre, et que chacun lui répéta lorsqu’on se réunit pour dîner ; elle ne savoit que répondre, sinon qu’ils avoient promené sans trop savoir où ; elle rougit en disant cela, mais ni son embarras ni sa rougeur, ne donnèrent de soupçons à personne.

La soirée se passa fort tranquillement ; les amans reconnus parloient et rioient ensemble ; les inconnus gardoient le silence. Darcy n’étoit pas d’un caractère auquel le bonheur inspire une joie bruyante ; et Elisabeth, agitée et confuse, savoit qu’elle étoit heureuse plus qu’elle ne l’éprouvoit encore. Car, outre l’embarras du moment, elle étoit inquiète de la manière dont son mariage seroit reçu dans sa famille. Elle savoit bien qu’il n’y avoit que Jane qui rendît justice à Mr. Darcy ; tous les autres avoient pour lui un tel éloignement, qu’elle craignoit que son rang et sa fortune ne pussent pas même le dissiper.

Enfin, le soir, lorsqu’elles furent seules, elle ouvrit son cœur à Jane. Quoique le caractère de cette dernière fût éloigné de toute défiance, elle montra dans cette occasion une extrême incrédulité.

— Vous plaisantez, Lizzy, cela ne peut pas être ; vous, engagée avec Mr. Darcy ! non, vous me trompez, cela est impossible !

— C’est un bien triste début ! Toute mon espérance reposoit en vous ! Si vous ne voulez pas ajouter foi à ce que je vous dis, qui me croira ? Oui, je parle sérieusement, je dis la vérité ; il m’aime toujours, et nous sommes promis.

Jane la regardoit avec étonnement, et doutoit encore ; dites-moi, Lizzy, comment voulez-vous que je le croie, je sais que vous le détestiez !

— Tout est oublié ; je ne l’ai peut-être pas toujours autant aimé qu’à présent ; mais, dans une occasion comme celle-ci, une mémoire fidèle est une chose odieuse, et c’est la dernière fois que je veux me souvenir de moi-même.

Miss Bennet la regardoit encore avec une surprise extrême, et Elisabeth protestoit toujours qu’elle disoit la vérité.

— Bon Dieu, cela peut-il être ! Cependant je dois vous croire. Lizzy, ma chère Lizzy ! je vous félicite ; mais êtes-vous bien sûre, pardonnez cette question, êtes-vous bien sûre que vous l’aimez ? que vous serez heureuse avec lui ?

— Oh ! je n’en doute pas ! et il est déjà bien convenu entre nous, que nous sommes le couple le plus heureux qu’on puisse voir. Mais êtes-vous contente, Jane ? Serez-vous bien aise de l’avoir pour frère ?

— Oh, excessivement ! Rien ne pouvoit nous faire plus de plaisir à Bingley et à moi ; nous en avons souvent parlé, mais nous regardions cela comme une chose impossible. Mais Lizzy, Lizzy, l’aimez-vous bien à présent ! Ne vous mariez pas sans amour ! Êtes-vous bien sûre de l’aimer assez ?

— Vous trouverez peut-être que je l’aime trop, lorsque je vous dirai tout.

— Que voulez-vous dire ?

— Je crains que vous ne soyez fâchée si je vous avoue que je crois l’aimer encore plus que vous n’aimez Bingley.

— Oh ! ma sœur chérie, ne plaisantez plus, parlez sérieusement, apprenez-moi tout ; depuis quand l’aimez-vous ?

— Cela est venu tellement par gradation, que je sais à peine quand cela a commencé ; mais je crois que je puis dater mon sentiment pour lui du moment où j’ai vu sa superbe terre de Pemberley.

Jane la supplia encore d’abandonner le ton de la plaisanterie. Elisabeth prit enfin sur elle de parler sérieusement, et parvint à persuader sa sœur de la vérité de son attachement pour Mr. Darcy.

— Maintenant, dit Jane, je n’ai plus rien à désirer, car vous serez aussi heureuse que moi ; j’ai toujours eu beaucoup d’estime pour lui, et l’amour qu’il éprouve ne peut que la confirmer. Désormais, comme votre époux et comme ami du mien, aucun homme ne peut m’être plus cher que lui, après Bingley lui-même. Mais, Lizzy, comment avez-vous pu être si réservée vis-à-vis de moi ? Comment ne m’avez-vous rien dit de ce qui s’étoit passé à Pemberley et à Lambton ? Tout ce que j’ai su, je l’ai su par d’autres que par vous.

Elisabeth lui dit alors le motif qu’elle avoit eu de garder le silence. Ne voulant pas parler de Bingley, elle avoit craint dans son inquiétude, de prononcer le nom même de son ami. Elle lui raconta aussi la part que Mr. Darcy avoit eue au mariage de Lydie, et la moitié de la nuit se passa dans cette conversation.

— Bon Dieu ! s’écria Mistriss Bennet qui étoit à la fenêtre le lendemain matin, voilà encore cet ennuyeux Mr. Darcy qui vient avec notre cher Bingley ! À quoi pense-t-il donc de venir si souvent ici ! Il devroit bien aller à la chasse, ou faire toute autre chose, plutôt que de nous fatiguer constamment de sa désagréable société. Que ferons-nous de lui ? Lizzy, il faut que vous alliez encore vous promener avec lui. Il ne faut pas qu’il soit toujours aux côtés de Bingley.

Elisabeth put à peine s’empêcher de rire de l’arrangement que faisoit sa mère, et qui venoit si fort à-propos. Elle étoit cependant fâchée des épithètes qu’elle lui avoit données.

En entrant, Bingley lui serra la main et la regarda avec une expression telle, qu’elle ne put pas douter que Mr. Darcy ne lui eût fait part de ce qui s’étoit passé la veille.

— Mistriss Bennet, dit-il tout haut, n’avez-vous plus de grands chemins dans vos environs où Lizzy puisse encore se perdre, comme hier ?

— Je conseille à Mr. Darcy, à Lizzy et à Kitty, dit Mistriss Bennet, d’aller promener du côté de Oakham-Mount, ce matin ; c’est une très-longue et très jolie promenade, Mr. Darcy ne la connoît pas.

— C’est très-bien pour lui, reprit Mr. Bingley, mais je suis sûr que ce sera trop long pour Kitty. N’est-ce pas, Kitty ?

Kitty avoua qu’elle préféroit rester à la maison. Darcy témoigna la plus vive curiosité de connoître cette jolie promenade, et Elisabeth consentit à la lui faire faire. Comme elle montoit à sa chambre pour prendre son chapeau, Mistriss Bennet la suivit en disant :

— Je suis bien fâchée, Lizzy, que vous soyez obligée de vous charger toute seule de cet ennuyeux personnage, mais j’espère que vous ne vous en inquiéterez pas trop ; c’est pour en débarrasser Jane. Il n’y a pas besoin de lui parler constamment, un mot de temps à autre seulement, cela suffit ; ainsi, ne vous en tourmentez pas trop.

Ils convinrent pendant leur promenade que Mr. Darcy demanderoit le soir même, le consentement de Mr. Bennet. Elisabeth se réserva de demander celui de sa mère. Elle doutoit quelquefois que la richesse et le rang de Mr. Darcy fussent suffisans pour lui faire surmonter l’aversion qu’elle avoit pour lui. Mais, soit que ce mariage lui fît beaucoup de peine, soit qu’il lui fût agréable, il n’en étoit pas moins certain que sa manière d’en exprimer son sentiment ne feroit pas honneur à son jugement, et Elisabeth préféroit que Mr. Darcy ne fût pas là dans le premier moment.

Lorsque Mr. Bennet se fut retiré après le thé dans sa bibliothèque, Mr. Darcy se leva et l’y suivit. Elisabeth fut alors saisie d’une extrême émotion ; elle ne craignoit point d’opposition de la part de son père, mais elle éprouvoit un vif chagrin en pensant qu’elle, sa fille favorite, alloit peut-être l’affliger par son choix et le rendre malheureux en disposant ainsi d’elle-même. Elle fut dans cette anxiété jusqu’au moment où elle vit revenir Mr. Darcy. Il sourioit ; peu de minutes après il s’approcha d’elle, sous prétexte de regarder son ouvrage, et lui dit tout bas : — Allez vers votre père, il vous attend dans sa bibliothèque… Elle y alla tout de suite.

Mr. Bennet se promenoit dans sa chambre, d’un air inquiet et agité.

— Lizzy, lui dit il, que faites-vous ? Êtes-vous dans votre bon sens en acceptant la main de cet homme ? Ne l’avez-vous pas toujours détesté ?

Combien elle regrettoit alors que ses premières opinions n’eussent pas été plus raisonnables et ses expressions plus modérées ! Elles lui auroient épargné des explications et des protestations très-embarrassantes, et cependant absolument nécessaires. Elle assura son père, non sans un peu de confusion, qu’elle aimoit beaucoup Mr. Darcy.

— Oui, ou en d’autres termes, reprit-il, vous êtes décidée à l’épouser ? Il est fort riche et vous aurez certainement de plus belles robes et de plus beaux équipages que Jane ; mais vous rendront-ils heureuse ?

— N’avez-vous pas d’autres objections à faire que celle de mon indifférence ? dit Elisabeth.

— Non, aucune. Nous le connoissons pour être fier et peu aimable ; mais cela ne fait rien, si vous l’aimez.

— Oui, je l’aime, répondit-elle les larmes aux yeux. Son orgueil n’est pas indomptable, il est parfaitement aimable. Vous ne savez pas ce qu’il vaut dans le fond. Je vous en supplie, ne m’affligez pas en me parlant de lui de cette manière.

— Lizzy, reprit son père, je lui ai donné mon consentement. C’est un homme à qui en vérité je n’oserai jamais rien refuser de ce qu’il aura la bonté de me demander. À présent je vous le donne aussi, si vous êtes résolue à l’épouser ; mais permettez-moi de vous conseiller d’y réfléchir encore. Je connois bien votre caractère, Lizzy ; je sais que vous ne serez jamais heureuse si vous n’estimez pas votre mari, si vous ne le regardez pas comme un être supérieur. La vivacité de votre esprit vous mettra dans le plus grand danger, si vous faites un mariage inégal. Vous n’échapperez point à la honte et au malheur, si vous ne pouvez pas respecter le compagnon de votre vie ! Ah ! ne me donnez pas ce chagrin, mon enfant ! Vous ne savez pas tout ce que vous êtes, vous ne vous appréciez pas à votre juste valeur !

Elisabeth, encore plus émue, fut alors plus positive et plus solennelle dans ses réponses. Elle réussit enfin à persuader à son père, que Mr. Darcy étoit bien véritablement l’objet de son choix et de sa tendresse, en lui expliquant le changement graduel qu’avoient subi ses sentimens pour lui, et en lui prouvant que son amour ne datoit pas d’un jour, mais de plusieurs mois. Elle parvint ainsi, en découvrant toutes les bonnes qualités de Darcy, à vaincre l’incrédulité de son père et à le réconcilier avec l’idée de cette union.

— Eh bien ! ma chère, dit-il, lorsqu’elle eut cessé de parler, je n’ai plus rien à vous dire ; s’il en est ainsi, il mérite de vous obtenir. Je n’aurois jamais pu me séparer de ma Lizzy pour l’accorder à un homme qui n’en auroit pas été digne.

Alors, pour augmenter encore l’impression favorable qu’il venoit de recevoir, elle lui dit tout ce que Mr. Darcy avoit fait pour Lydie. Il l’écoutoit avec étonnement.

— En vérité, c’est une journée de miracles que celle-ci ! Et c’est Mr. Darcy qui a fait tout cela ! Il a fait le mariage, il a donné l’argent, il a payé les dettes, acheté la commission ! Tant mieux, cela m’évite beaucoup de dépenses et de peines ! Si c’eût été votre oncle, j’aurois voulu et j’aurois dû le rembourser. Mais ces jeunes amans sont ardens, et il faut leur laisser faire les choses comme ils l’entendent. Demain je lui offrirai de le payer, je lui dirai même que je le veux : il se fâchera, tempêtera, parlera de son amour ; il faudra bien céder, et tout sera fini.

Il se souvint alors de l’embarras qu’elle avoit dû éprouver quelques jours auparavant pendant qu’il lui lisoit la lettre de Mr. Collins ; et après l’avoir un peu plaisantée, il lui permit de s’en aller, en lui disant lorsqu’elle quitta la chambre :

— S’il y avoit encore quelques jeunes gens qui voulussent se présenter pour Mary ou pour Kitty, vous pouvez me les envoyer pendant que je suis bien disposé.

Le cœur d’Elisabeth étoit maintenant déchargé d’un grand poids. Après avoir passé une demi-heure dans sa chambre à réfléchir et à calmer son agitation, elle put rejoindre les autres avec un air serein. Tout cela étoit trop récent pour permettre la gaieté, mais la soirée s’écoula paisiblement.

Lorsque Mistriss Bennet se retira dans sa chambre pour se coucher, Elisabeth la suivit et lui fit l’importante communication de la demande de Mr. Darcy. Elle produisit un effet très-extraordinaire. Mistriss Bennet ne l’eut pas plutôt entendue, qu’elle s’assit, incapable de se soutenir et de proférer une syllabe. Elle resta pendant cinq minutes sans pouvoir comprendre ce qu’elle entendoit, quoiqu’elle fût très-prompte ordinairement à saisir tout ce qui pouvoit être à l’avantage de ses filles, surtout quand il étoit question de mariage. Elle commença enfin à reprendre l’usage de ses facultés et à s’agiter sur sa chaise ; elle se leva, se rassit, se releva, puis enfin éclata en bénédictions sur elle-même.

— Grand Dieu ! Que le Seigneur me bénisse ! Qui auroit pu l’imaginer ! Que je suis heureuse ! Mr. Darcy ! qui auroit pu le croire ? Est-ce bien vrai ? Oh, ma chère Lizzy, que vous serez riche, que vous serez noble ! Que d’argent, que de bijoux, que d’équipages vous aurez ! Ceux de Jane ne seront rien à côté ! rien du tout ! Je suis si contente, si heureuse ! C’est un charmant homme, si beau, l’air si noble ! Oh ma bien-aimée Lizzy ! pardonnez-moi de l’avoir détesté si long-temps. J’espère qu’il ne m’en voudra pas ! Chère, chère Lizzy ! Une maison à la ville, une superbe terre, tout ce qui est agréable ! Trois filles mariées ! Dix mille livres par an ! Oh ! Seigneur, que deviendrai-je ? j’en serai folle !

C’étoit assez pour qu’on ne pût pas douter de son consentement, et Elisabeth la quitta bientôt, se réjouissant qu’une telle effusion de joie n’eut pas eu d’autres témoins qu’elle. Mais il n’y avoit pas trois minutes qu’elle étoit dans sa chambre, que sa mère l’y suivit.

— Mon plus cher enfant, s’ecrioit-elle, je ne puis penser à autre chose ! Dix mille livres par an, et peut-être même davantage ! C’est un aussi bon parti qu’un Lord, et vous serez mariés par une licence particulière, ce sera délicieux ! Mais, mon cher enfant, dites-moi quel est le plat que Mr. Darcy aime de prédilection, je voudrois le faire faire demain pour le dîner.

C’étoit un triste présage de ce que seroit la conduite de sa mère vis-à-vis de Mr. Darcy ; Elisabeth sentit que, malgré qu’elle fût sûre de posséder son cœur et qu’elle eût le consentement de ses parens, elle avoit encore quelque chose à désirer. Le lendemain matin se passa cependant mieux qu’elle n’auroit osé l’espérer. Mistriss Bennet étoit heureusement si intimidée en présence de son futur gendre, qu’elle n’osoit pas lui parler, à moins que ce ne fût pour lui montrer la déférence qu’elle avoit pour ses opinions. Elisabeth eut la satisfaction de voir que son père prenoit de la peine pour faire connoissance avec Mr. Darcy, et il avoua qu’il gagnoit beaucoup à être connu.

— J’admire extrêmement mes trois gendres, disoit-il ; j’avoue que Wikam est toujours mon favori ; mais, Lizzy, je crois bien que je finirai par aimer votre mari autant que celui de Jane.