Orgueil et Préjugé (Paschoud)/3/13

Traduction par anonyme.
J. J. Paschoud (3p. 176-189).

CHAPITRE XIII.

On espéroit recevoir une lettre de Mr. Bennet le lendemain ; mais la poste arriva sans apporter une seule ligne de lui. Ses enfans le connoissoient pour être un correspondant fort négligent et fort paresseux, mais ils avoient espéré que dans cette occasion il seroit plus exact. On conclut de son silence qu’il n’avoit point de bonnes nouvelles à donner. Mr. Gardiner avoit attendu l’arrivée du courrier avant de se mettre en route, et voyant qu’il n’apportoit point de lettre, il partit pour Londres où il étoit bien sûr alors d’être constamment informé de tout ce qui arriveroit. Il promit de faire tout ce qu’il pourroit pour engager Mr. Bennet à retourner à Longbourn, afin de calmer sa femme qui craignoit toujours, quoiqu’on pût lui dire, qu’il ne fût tué en duel.

Mistriss Gardiner et ses enfans devoient passer encore quelques jours à Longbourn ; elle partageoit les soins qu’il falloit prodiguer à Mistriss Bennet, et procuroit à ses filles quelque distraction dans les momens de calme. Mistriss Phillips venoit aussi les voir souvent, dans l’intention disoit-elle, de leur donner du courage et de les amuser, mais comme elle avoit toujours quelque chose de nouveau à raconter sur la folie et l’extravagance de Wikam, elle s’en alloit rarement sans les laisser encore plus abattues, qu’elle ne les avoit trouvées.

Toute la ville de Meryton sembloit prendre plaisir à accuser et à condamner l’homme que trois mois auparavant elle regardoit comme un ange descendu du ciel. On prétendoit qu’il devoit à tous les marchands ; que ses intrigues, qu’on honoroit du nom de séductions, s’étendoient jusque dans toutes familles de la classe marchande ; chacun disoit ouvertement que c’étoit le jeune homme le plus dépravé du monde, et que sa feinte douceur ne les avoit point trompés. Quoiqu’Elisabeth n’admît pas tout ce qu’on disoit sur son compte, elle en savoit assez pour considérer le déshonneur de sa sœur comme certain ; Jane, à qui il étoit encore bien plus difficile de persuader le mal, commençoit à perdre toute espérance. En effet s’ils avoient été en Écosse, comme elle avoit persisté à le croire, on auroit dû en recevoir déjà quelques nouvelles.

Mr. Gardiner avoit quitté Longbourn le dimanche, et le mardi sa femme reçut une lettre de lui qui disoit qu’il avoit trouvé Mr. Bennet, et qu’il l’avoit engagé à venir demeurer chez lui ; il ajoutoit qu’il avoit été déjà à Epsom et à Clapham sans pouvoir obtenir aucun renseignement, et que maintenant il étoit décidé à aller s’informer dans tous les hôtels de la ville, pensant que les fugitifs devoient avoir passé quelque tems dans un hôtel, avant de s’être procuré un autre logement. Il ajoutoit que Mr. Bennet ne paroissoit point disposé à quitter Londres dans ce moment, promettoit d’écrire bientôt et terminoit sa lettre par le Post-scriptum suivant.

« J’ai écrit au colonel Forster pour lui demander de chercher à découvrir, par le moyen de quelques-uns des jeunes gens du régiment qui sont liés avec Wikam, s’il n’a pas des parens ou des amis dans Londres chez lesquels il ait pu aller se cacher. Si nous pouvions avoir des données là-dessus, elles nous seroient de la plus grande utilité, car nous n’avons rien pour nous guider. Je crois que le colonel Forster fera tout ce qui lui sera possible pour nous obliger ; mais je réfléchis que Lizzy pourra peut-être mieux qu’aucun autre nous donner quelques éclaircissemens là-dessus. »

Elisabeth vit bien d’où venoit cette confiance en elle, mais elle ne put pas la justifier ; elle n’avoit jamais entendu dire que Wikam eût eu d’aunes parens que son père et sa mère qui étoient morts depuis plusieurs années ; cependant il étoit possible que quelques-uns de ses camarades fussent en état de donner plus de renseignemens qu’elle.

Chaque jour étoit à Longbourn un jour d’anxiété, et le moment le plus fâcheux étoit celui l’on attendoit les lettres. Enfin il en arriva une, mais elle étoit pour Mr. Bennet et venoit de Mr. Collins ; Jane d’après les ordres qu’elle avoit reçus de son père d’ouvrir tout ce qui arriveroit à son adresse pendant son absence, la lut, et Elisabeth qui se souvenoit combien les lettres de son cousin étoient bizarres, suivoit des yeux par dessus l’épaule de sa sœur.

« Mon cher Monsieur

« Je suis appelé par les liens qui m’unissent à votre famille ainsi que par ma vocation, à venir m’affliger avec vous du malheur qui vous est arrivé, et que nous avons appris hier par une lettre du Hertfordshire. Soyez persuadé, Monsieur et cher parent, que Mistriss Collins et moi simpathisons vivement avec vous et votre respectable famille, et que nous partageons votre douleur actuelle qui doit être de l’espèce la plus amère puisqu’elle vient d’une cause que le tems ne sauroit atténuer. Je ne saurois trouver aucun argument qui puisse adoucir votre peine, dans une circonstance qui doit être plus affligeante que toute autre pour le cœur d’un père. La mort de votre fille auroit été une bénédiction en comparaison de ceci ; et l’on doit s’affliger d’autant plus, que d’après ce que me dit ma chère Charlotte, on a des raisons de supposer que cette excessive dissolution de votre fille est due à une indulgence fort mal entendue : mais je puis vous assurer pour votre consolation et celle de Mistriss Bennet, que je suis porté à croire qu’il falloit que ses dispositions naturelles fussent fort mauvaises. Car autrement si jeune, elle auroit été incapable d’une conduite aussi condamnable. Quoiqu’il en soit, vous êtes dignes de pitié, c’est une opinion que je partage, non-seulement avec Mistriss Collins, mais encore avec Lady Catherine et sa fille à qui j’ai raconté toute l’affaire. Elles craignent comme moi que cette fausse démarche d’une de vos filles ne soit très-fâcheuse pour le sort des autres ; car, comme le dit Lady Catherine elle-même, qui voudra maintenant s’allier avec une telle famille ? Cette considération me fait réfléchir avec encore plus de satisfaction à un certain événement du mois de novembre dernier ; s’il avoit tourné différemment, j’aurois été aussi enveloppé dans votre chagrin et dans votre malheur. Permettez-moi donc, mon cher Monsieur, en vous exhortant à vous résigner et à vous consoler, de vous conseiller aussi de rejeter de votre sein votre indigne enfant, et de lui laisser recueillir les fruits de son infâme conduite.

Je suis, mon cher Monsieur, etc. »

Mr. Gardiner ne récrivit à Longbourn que lorsqu’il eut reçu la réponse du colonel Forster ; il n’avoit rien de consolant à dire. On ne connoissoit pas à Wikam un seul parent avec lequel il eût conservé quelques relations, et il paroissoit bien positif qu’il n’en avoit point de bien proches. Il avoit eu autrefois de nombreuses connoissances, mais depuis qu’il étoit dans le militaire, on ne croyoit pas qu’il les eût conservées ; ainsi donc il n’y avoit personne qui pût donner de ses nouvelles. Outre la crainte qu’il devoit avoir des parens de Lydie, le mauvais état où étoient ses finances, devoit l’engager à garder un profond secret sur le lieu de sa retraite, car on venoit de découvrir que ses dettes de jeu se montoient à une somme considérable. Le colonel Forster pensoit qu’il faudroit plus de mille livres pour payer ce qu’il devoit à Brighton aux gens de la ville. Mais ses dettes d’honneur étoient encore plus fortes. Mr. Gardiner n’avoit pas jugé convenable de cacher tous ces détails à la famille de Lydie, et Jane les entendit avec horreur. — Qui auroit pu s’attendre à ce que ce fût un joueur ? s’écria-t-elle.

Mr. Gardiner ajoutoit que ses nièces pouvoient espérer de revoir leur père le lendemain. Découragé par le mauvais succès de ses recherches, il avoit cédé aux instances de son beau-frère pour retourner dans sa famille et il le laissoit chargé de continuer la poursuite des fugitifs.

On s’empressa de donner cette bonne nouvelle à Mistriss Bennet ; mais elle n’en éprouva pas autant de satisfaction que ses enfans l’avoient espéré, d’après les craintes qu’elle avoit manifestées pour la vie de son mari.

— Quoi ! s’écria-t-elle, il revient sans la pauvre Lydie ! oh ! sûrement il ne quittera point Londres sans les avoir découverts ! Qui pourroit se battre avec Wikam et le forcer à épouser Lydie, s’il revenoit ici ?

Mistriss Gardiner désirant cependant retourner chez elle, partit avec ses enfans dans la voiture qui avoit ramené Mr. Bennet, emportant avec elle le vif désir de connoître les rapports qui existoient entre Elisabeth et Mr. Darcy. Celle-ci n’avoit jamais prononcé son nom depuis son retour du Derbyshire. Elle paroissoit accablée, mais la fuite de Lydie étoit bien suffisante pour motiver sa tristesse.

Mr. Bennet arriva avec son air calme et philosophe ; il parloit aussi peu que jamais, il ne dit pas un mot de l’événement qui l’avoit fait partir, et qui occupoit uniquement toute sa famille. Ce ne fut que dans l’après-dîné, lorsqu’il revint auprès de ses enfans pour prendre le thé, qu’Elisabeth osa enfin entamer ce sujet. Elle lui exprima brièvement le chagrin qu’elle avoit éprouvé de ce qu’il avoit eu à souffrir.

— Ne parlez pas de cela, lui répondit-il. Qui doit souffrir si ce n’est moi ? J’ai fait le mal, je dois le supporter sans me plaindre.

— Ne soyez pas si sévère envers vous-même, mon père.

— Il est si rare que la nature humaine avoue ses erreurs ! Lizzy ! Laissez-moi une fois dans ma vie reconnoître combien j’ai été blâmable ; ne craignez pas que ce sentiment soit trop accablant, l’impression s’en évanouira peut-être bien vite.

— Croyez-vous, Monsieur, que les fugitifs soient à Londres ?

— Je le crois. Où pourroient-ils être si bien cachés ?

— Et Lydie qui avoit toujours tant désiré aller à Londres ! dit Kitty.

— Elle est donc contente à présent, reprit son père sèchement, le séjour qu’elle y fera sera peut-être long.

Après quelques instans de silence, il reprit : — Lizzy, ne croyez pas que je vous en veuille pour avoir montré plus de jugement que moi dans l’avis que vous m’avez donné au mois de Mai, et que je n’ai pas suivi.

Ils furent interrompus par Jane, qui venoit chercher du thé pour sa mère.

— Ce que c’est que l’ostentation ! s’écria-t-il, elle donne de l’élégance au malheur ! Je suis bien tenté d’aller m’établir dans ma bibliothèque avec ma robe de chambre et mon bonnet, je m’affligerai là plus commodément. Mais, non, pas encore, j’attendrai que Kitty s’enfuie.

— Je ne veux point m’enfuir, s’écria Kitty avec humeur ! Si je vais jamais à Brighton, je me conduirai bien différemment que Lydie.

— Vous à Brighton ! Je n’oserois pas seulement vous envoyer à la distance de Lasbourn, quand on me donneroit cinquante guinées ! Non, Kitty, j’ai enfin appris à être prudent et vous en verrez les effets ; désormais aucun officier n’entrera dans ma maison, ni même ne traversera le village. Les bals vous seront absolument défendus, à moins qu’une de vos sœurs aînées veuille bien vous y accompagner ; et vous ne passerez plus le seuil de la porte que vous n’ayez été occupée raisonnablement au moins dix minutes par jour.

Kitty, qui prenoit toutes ces menaces au pied de la lettre, commençoit déjà à pleurer.

— Allons, allons, dit-il, ne vous affligez pas trop ; si vous êtes une bonne fille, dans dix ans je vous mènerai à une revue.



fin du troisième volume.