Orgueil et Préjugé (Paschoud)/2/5

Traduction par anonyme.
J. J. Paschoud (p. 55-66).

CHAPITRE V.

Elisabeth étoit assise auprès de sa mère et de ses sœurs, réfléchissant à tout ce qu’elle venoit d’apprendre, et doutant si elle étoit autorisée à en parler, lorsque Sir Williams Lucas parut, envoyé par sa fille pour communiquer son mariage à toute la famille. Il entama le sujet en se félicitant du plaisir que lui faisoit éprouver la perspective d’une alliance entre leurs deux familles. Il parloit à un auditoire, non seulement étonné mais encore incrédule, car Mistriss Bennet ne cessoit de l’assurer avec plus de constance que de politesse qu’il se trompoit certainement, et Lydie toujours étourdie et souvent incivile, s’écria :

— Bon Dieu, Sir William, comment pouvez-vous nous faire une pareille histoire ? Ne savez-vous pas que Mr. Collins vouloit épouser Lizzy ?

Il falloit bien toute la souplesse d’un courtisan pour entendre cela sans se fâcher. L’usage du monde dont se vantoit Sir Williams, lui faisoit tout supporter, et en demandant la permission de certifier la vérité de ce qu’il venoit de leur apprendre, il écouta leurs impertinences avec la patience la plus obligeante.

Elisabeth, sentant qu’il étoit de son devoir de l’aider à sortir d’une position si désagréable, prit la parole pour confirmer son récit et avoua qu’elle savoit déjà tout de la bouche même de Charlotte ; elle s’efforça d’arrêter les exclamations de sa mère et de ses sœurs, en félicitant vivement Sir Williams. Jane se joignit à elle ; et on parla alors du bonheur que promettoit cette union, de l’excellent caractère de Mr. Collins, et de l’agréable distance de Hunsford à Londres.

Mistriss Bennet étoit trop oppressée pour pouvoir parler beaucoup en présence de Sir Williams ; mais il ne les eut pas plutôt quittés, que ses sentimens se firent une bruyante issue. 1.o Elle persista à ne rien vouloir croire de tout cela ; 2.o elle étoit sûre que Mr. Collins avoit été séduit ; 3.o qu’ils ne pourroient pas être heureux ensemble ; et 4.o que le mariage seroit rompu. Elle tira cependant deux conclusions du tout ; la première c’est qu’Elisabeth étoit la cause de tout le mal, et l’autre qu’elle avoit été barbarement trompée par eux tous. Elle étoit si persuadée de ces deux choses que, durant le reste du jour, rien ne put la consoler, ni l’appaiser. Il se passa une semaine avant qu’elle pût voir Elisabeth sans la gronder, un mois avant qu’elle pût parler poliment à Lady Lucas et à Sir Williams ; et ce ne fut que bien long-temps après qu’elle pût pardonner à leur fille.

Les sentimens de Mr. Bennet étoient beaucoup plus modérés ; il étoit même bien aise, disoit-il, de voir que Charlotte Lucas que jusqu’alors il avoit cru assez raisonnable, étoit tout aussi folle que sa femme, et plus folle que sa fille.

Jane avoua qu’elle étoit un peu étonnée, mais elle parla beaucoup moins de sa surprise que des souhaits ardents qu’elle formoit pour leur bonheur, et Elisabeth ne put parvenir à le lui faire considérer comme peu probable. Kitty et Lydie étoient loin d’envier Miss Lucas, car Mr. Collins n’étoit pas militaire, et ce mariage ne les occupoit que comme une nouvelle à porter à Méryton.

Lady Lucas n’étoit pas insensible au petit triomphe de pouvoir répéter à Mistriss Bennet tout ce qu’elle lui avoit dit peu de jours auparavant sur le bonheur d’avoir une fille mariée. Elle venoit à Longbourn plus souvent qu’à l’ordinaire, pour raconter combien elle étoit heureuse, quoique les regards d’envie de Mistriss Bennet et ses remarques pleines de malice eussent été capables de chasser le bonheur de chez elle.

Il y avoit une certaine contrainte entre Elisabeth et Charlotte qui leur fit garder le silence sur ce sujet. Elisabeth sentoit qu’il ne pouvoit plus y avoir entre elles de véritable confiance, et le mécompte qu’elle venoit d’avoir avec Charlotte, augmenta encore le tendre attachement pour Jane, dont la candeur et la délicatesse ne pouvoient se démentir, et du bonheur de laquelle elle devenoit chaque jour plus inquiète ; plus d’une semaine s’etoit déjà passée depuis le départ de Bingley, et rien n’annonçoit son retour.

Jane avoit très-vite répondu à la lettre de Caroline, et comptoit les jours avec impatience jusqu’au moment où elle pouvoit raisonnablement en attendre des nouvelles.

La lettre de remercîment de Mr. Collins qu’il avoit annoncée arriva le Mardi à Mr. Bennet, elle étoit écrite dans le style le plus solennel, et avec autant de remercîmens qu’on auroit pu en faire pour un séjour d’un an. Après avoir déchargé sa conscience sur ce point, il procédoit à l’informer avec les expressions du plus grand ravissement, du bonheur qu’il avoit eu d’obtenir l’affection et la main de leur aimable voisine Miss Lucas. Il leur avouoit que c’étoit seulement dans le but de se rapprocher d’elle, et de jouir de sa société, qu’il avoit accédé si vivement au désir qu’on lui avoit témoigné de le revoir à Longbourn, où il espéroit pouvoir retourner de lundi en quinze ; car Lady Catherine, ajoutoit-il, approuvoit tellement son mariage, qu’elle souhaitoit qu’il se fît le plus tôt possible, et il espéroit que ce seroit une raison sans réplique, pour que son aimable Charlotte voulût bien fixer le jour qui le rendroit le plus heureux des hommes.

Le retour de Mr. Collins n’étoit plus un sujet de joie pour Mistriss Bennet, au contraire, elle étoit encore plus disposée que son mari, à s’en affliger.

— C’étoit très-étrange, disoit-elle, qu’il vînt à Longbourn plutôt qu’à Lucas-Lodge ; c’étoit peu convenable et fort ennuyeux. Elle détestoit avoir des étrangers chez elle, lorsque sa santé étoit aussi mauvaise. D’ailleurs les amans étoient des gens fort désagréables.

Tels étoient les doux murmures de Mistriss Bennet, et elle ressentoit encore plus vivement le chagrin que lui causoit l’absence prolongée de Mr. Bingley.

Jane et Elisabeth n’étoient pas plus rassurées sur ce sujet. Les jours se succédoient sans apporter aucune nouvelle de lui. Le bruit couroit à Meryton qu’il ne reviendront plus à Netherfield ; bruit qui exaspéroit Mistriss Bennet, et qu’elle repoussoit toujours comme la plus scandaleuse calomnie.

Elisabeth commençoit à craindre, non que Bingley fût indifférent, mais que ses sœurs ne parvinssent à le retenir à Londres, quoiqu’elle repoussât toujours un soupçon si fâcheux pour le bonheur de Jane. Elles se représentoit souvent les efforts réunis de ses deux impitoyables sœurs et de son ami, qui avoient tant d’influence sur lui. Joints aux charmes de Miss Darcy et aux plaisirs de Londres ils pouvoient être plus forts que son amour.

Quant à Jane, il étoit naturel que son inquiétude fût encore plus vive que celle d’Elisabeth, mais elle vouloit la dissimuler, et n’en parloit jamais à sa sœur. Sa mère n’avoit pas tant de délicatesse, et il ne se passoit pas de jour où elle ne parlât de Bingley, et de son désir de le revoir ; souvent elle faisoit avouer à Jane que, s’il ne revenoit pas, elle se trouveroit fort malheureuse ; il falloit bien la constante douceur de Miss Bennet pour supporter ces attaques réitérées.

Mr. Collins revint ponctuellement au jour indiqué, l’accueil qu’on lui fit à Longbourn, ne fut pas si gracieux que la première fois ; mais il étoit trop heureux pour exiger beaucoup de démonstrations ; l’occupation de faire sa cour, débarrassoit ses hôtes de sa société ; il passoit la plus grande partie de la journée à Lucas-Lodge, et souvent ne revenoit à Longbourn qu’au moment où la famille se séparoit pour aller se coucher.

L’état de Mistriss Bennet faisoit réellement pitié. La moindre chose qui pouvoit avoir rapport à ce mariage, la jetoit dans des accès de mauvaise humeur, et cependant partout elle en entendoit parler ; la présence de Miss Lucas lui devenoit odieuse, elle ne la regardoit qu’avec une jalouse horreur, comme devant lui succéder dans sa maison ; elle croyoit qu’elle anticipoit déjà sur le moment où elle en seroit en possession, et chaque fois que Charlotte parloit à demi voix à Mr. Collins, Mistriss Bennet étoit persuadée qu’elle l’entretenoit de la terre de Longbourn, et qu’ils se rejouissoient de la chasser ainsi que ses filles dès que Mr. Bennet seroit mort. Elle se plaignit amèrement de tout cela à son mari.

— En vérité, Mr. Bennet, il est bien cruel, de penser que Charlotte Lucas sera une fois la maîtresse de cette maison, que je serai forcée de la quitter pour elle, et de vivre assez pour l’y voir prendre ma place.

— Ne vous abandonnez pas à ces tristes pensées, ma chère, répondit Mr. Bennet ; espérons que les choses iront mieux que cela. Espérons que je serai le survivant.

Ce n’étoit pas fort consolant pour Mistriss Bennet qui continuoit sur le même ton : — Je ne puis supporter l’idée qu’ils auront cette terre ! Si ce n’étoit cette substitution, je n’y penserois pas.

— À quoi penseriez-vous donc ?

— Je ne penserois à rien du tout.

— Nous ne saurions donc nous trouver trop heureux que vous soyez préservée d’un tel état d’insensibilité.

— Je ne puis me trouver heureuse de rien de ce qui a rapport à cette substitution. Je ne puis comprendre comment on a la conscience de priver ses propres filles d’une terre, par une substitution ; et tout cela en faveur de Mr. Collins ! Pourquoi l’auroit-il plutôt qu’un autre ?

— Je vous le laisse à deviner, dit Mr. Bennet.