Orgueil et Préjugé (Paschoud)/2/4

Traduction par anonyme.
J. J. Paschoud (p. 42-54).

CHAPITRE IV.

Les Bennet furent engagés à dîner chez les Lucas. Et Miss Lucas fut encore assez bonne pour accorder toute son attention à Mr. Collins pendant la plus grande partie de la journée. Elisabeth saisit la première occasion pour la remercier : Cela le maintient en bonne humeur, lui disoit-elle, et je vous en suis plus obligée que je ne puis l’exprimer. Charlotte assura son amie que le plaisir de lui être utile, la dédommageoit amplement de ce petit sacrifice. C’étoit certainement fort aimable, mais la complaisance de Charlotte s’étendoit encore plus loin que ne l’imaginoit Elisabeth. Son but n’étoit rien moins que de la mettre pour jamais à l’abri des assiduités de Mr. Collins, en se les assurant à elle-même. Tel étoit le plan de Miss Lucas, et les apparences lui éloient devenues si favorables que le soir, lorsqu’il fallut se séparer, elle se seroit crue presqu’assurée du succès, s’il n’avoit pas dû quitter le Hertfordshire si promptement. Mais en cela, elle ne rendoit pas justice à l’ardeur et à l’indépendance du caractère de Mr. Collins, qui l’engagèrent à s’échapper le lendemain matin de Longbourn avec une adresse admirable, et à courir à Lucas-Lodge pour se jeter à ses pieds. Il désiroit extrêmement éviter la rencontre de ses cousines, persuadé que si elles le voyoient sortir, elles ne manqueroient pas de deviner ses projets, et il ne vouloit pas que la tentative qu’il alloit faire, fût connue, jusqu’à ce qu’on pût aussi en connoître le succès ; car quoique ses sentimens eussent été fort encouragés par Charlotte, il étoit cependant devenu très-méfiant depuis l’aventure du mercredi. — La reception qu’on lui fit, fut très-flatteuse. Miss Lucas l’aperçut d’une fenêtre fort élevée, elle descendit à l’instant et courut dans l’avenue pour le rencontrer comme par hasard ; mais elle n’avoit réellement pas espéré d’être abordée avec autant d’amour et d’éloquence.

Tout fut arrangé entre eux, et à leur satisfaction réciproque en aussi peu de tems que purent le permettre les longs discours de Mr. Collins ; lorsqu’ils entrèrent dans la maison, il la pria avec ardeur, de fixer le jour qui devoit le rendre le plus heureux des hommes ; et quoique l’étiquette dût faire répousser une sollicitation aussi anticipée à Miss Lucas, elle ne se sentit cependant aucun penchant à risquer son bonheur par de trop longs retards. D’ailleurs, la stupidité la pesanteur dont la nature avoit doué Mr. Collins, rendoit la cour qu’il pouvoit faire à sa fiancée si peu agréable, qu’aucune femme ne devoit désirer de la prolonger. — On s’adressa tout de suite à Sir Williams et à Lady Lucas, pour obtenir leur consentement, il fut accordé avec la plus grande joie ; Mr. Collins étoit un fort bon parti pour leur fille, à laquelle ils ne pouvoient donner qu’une très-petite dot. Il avoit de belles espérances, Lady Lucas commença à calculer, combien Mr. Bennet avoit encore de probabilité de vie ; et Sir Williams prononça que dès que Mr. Collins entreroit en possession de Longbourn, il seroit convenable qu’il se fît présenter à St.-James avec sa femme.

Toute la famille étoit extrêmement contente ; les filles cadettes avoient l’espérance d’entrer dans le monde un an ou deux plutôt ; les garçons étoient très-soulagés de la crainte que leur sœur ne mourût vieille fille. Charlotte étoit la plus calme ; après avoir atteint son but, elle avoit le temps de réfléchir ; ses réflexions étoient, en résumé, assez satisfaisantes. Mr. Collins n’étoit assurément pas fort aimable, sa société étoit fatigante et son amour imaginaire, mais enfin il seroit son mari, et sans avoir une bien haute idée, ni des hommes, ni du lien conjugal, le mariage avoit toujours été le but des désirs de Charlotte ; elle pensoit que c’étoit le seul établissement honorable pour une jeune personne bien élevée qui avoit peu de fortune ; quoiqu’il ne lui parût pas certain qu’il procurât le bonheur, c’étoit cependant le préservatif le plus agréable contre la pauvreté. Elle venoit de s’assurer un sort, et à l’âge de vingt-sept ans, n’étant point jolie, elle en sentoit tout le prix. Le côté le moins agréable de toute l’affaire étoit la surprise qu’elle causeroit à Elisabeth Bennet, dont elle prisoit l’amitié au-dessus de celle de toute autre personne. Elisabeth seroit fort étonnée et la blâmeroit probablement ; quoique sa résolution ne pût pas seulement en être ébranlée, elle étoit cependant chagrine de la seule idée de cette désapprobation ; elle se détermina à lui communiquer elle-même son mariage ; en conséquence elle pria Mr. Collins, lorsqu’il retourna à Longbourn, de ne rien laisser soupçonner de ce qui s’étoit passé. — Il lui promit donc de rapporter son secret ; mais ce ne fut pas sans peine, la curiosité qu’avoit excitée sa longue absence perçoit dans toutes les questions qu’on lui fit à son retour ; il ne lui étoit pas facile de garder le silence, car il se réjouissoit beaucoup de publier et son nouvel amour et son mariage.

Comme il devoit partir de trop bonne heure le lendemain, pour voir aucun des membres de la famille, la cérémonie des adieux se fit lorsque les dames se levèrent pour se retirer, et Mistriss Bennet lui dit alors avec beaucoup de politesse et de cordialité qu’elle seroit fort heureuse de le recevoir encore à Longbourn si ses occupations lui permettoient de revenir.

— Ma chère Madame, répondit Mr. Collins, cette invitation m’est d’autant plus agréable que j’avois bien espéré la recevoir, et vous pouvez compter que j’en profiterai le plutôt qu’il me sera possible.

Ils furent tous fort étonnés de cette réponse, et Mr. Bennet qui ne souhaitoit, en aucune manière, un si prompt retour, se hâta d’ajouter :

Mais, mon cher Monsieur, ne craindriez-vous point d’encourir le blâme de Lady Catherine par de si fréquentes absences ? Il vaudroit bien mieux négliger vos parens que de risquer d’offenser votre protectrice !

— Je vous suis très-obligé de cet avis amical, mon cher Monsieur, et vous pouvez compter que je ne ferai jamais une pareille démarche, sans le consentement de sa seigneurie.

— Vous ne sauriez être trop sur vos gardes, reprit Mr. Bennet ; il faut tout abandonner plutôt que de lui déplaire, et si vous voyez qu’elle désapprouve le moins du monde votre retour vers nous, ce que je crois extrêmement probable, restez chez vous, et soyez persuadé que nous ne nous en offenserons point.

— Croyez moi, mon cher Monsieur, dit Mr. Collins, ma reconnoissance est vivement excitée par de si grandes preuves d’attachement. Vous recevrez de moi très-promptement une lettre de remercîmens pour toutes les marques d’amitié dont vous m’avez comblé, pendant mon séjour dans le Hertfordshire. Quant à mes belles cousines quoique mon absence ne doive pas être assez longue pour rendre mes vœux nécessaires, je prends la liberté de leur souhaiter joie et bonheur, sans en excepter ma cousine Elisabeth.

Les dames se retirèrent avec tous les témoignages de civilités convenables, elles étoient toutes également surprises de voir qu’il avoit l’intention de revenir si vite. Mistriss Bennet vouloit entendre par-là qu’il pensoit à adresser ses vœux à l’une de ses filles cadettes, et on auroit pu engager Mary à l’accepter, car elle avoit une plus haute opinion de ses moyens que les autres. Il y avoit une solidité dans ses réflexions, disoit-elle, qui l’avoit souvent frappée ; et quoiqu’il ne fût pas aussi profond qu’elle, elle pensoit cependant que, si son exemple pouvoit l’engager à lire et à s’instruire, il deviendroit un homme aimable. Mais dès le lendemain toute espérance de cette espèce fut détruite. Miss Lucas vint faire visite peu de momens après le déjeuner, et dans un entretien particulier raconta à Elisabeth les événemens de la veille.

L’idée que peut-être Mr. Collins se croyoit amoureux de son amie, s’étoit présentée à Elisabeth depuis les deux derniers jours, mais il ne lui paroissoit pas possible que Charlotte pût l’encourager plus qu’elle ne l’avoit fait elle-même ; son étonnement fut si grand qu’il lui fit passer les bornes des convenances ; elle ne put s’empêcher de s’écrier : Promise à Mr. Collins ! c’est impossible ! L’assurance que Charlotte s’étoit efforcée de prendre pour lui raconter tout cela, fut ébranlée par un reproche aussi direct et bien plus positif qu’elle ne s’y étoit attendue ; cependant elle se remit bientôt, et lui répondit avec calme : Pourquoi tant de surprise, ma chère Elisa ? pensiez-vous que Mr. Collins ne pût obtenir l’estime d’aucune femme, parce qu’il n’a pas eu le bonheur de réussir auprès de vous ?

Elisabeth avoit eu le tems de se remettre de son étonnement, et faisant un effort sur elle-même, elle parvint à lui dire que la perspective de devenir sa parente lui étoit fort agréable, et qu’elle lui souhaitoit tout le bonheur imaginable.

— Je vois ce que vous pensez, dit Charlotte, vous devez être étonnée, Monsieur Collins, ayant souhaité si récemment vous épouser ; mais lorsque vous aurez eu le tems de réfléchir que tout étoit absolument fini entre vous, qu’il y avoit renoncé, j’espère que vous approuverez ce que j’ai fait. Je ne suis pas romanesque, vous le savez, je ne l’ai jamais été ; tout ce que je désire, c’est d’avoir un chez moi, une position aisée et plus d’inquiétude pour l’avenir ; en réfléchissant sur le caractère de Mr. Collins, ses relations, sa position, je me suis convaincue que la chance de bonheur que j’ai avec lui, est aussi grande que celles de la plupart des gens qui se marient.

— Sans doute, lui répondit Elisabeth ; et après un moment de silence, pendant lequel elles furent toutes deux assez embarrassées, elles rejoignirent le reste de la famille ; Charlotte ne fit pas une longue visite, et Elisabeth eut le temps de réfléchir à tout ce qui s’étoit passé ; elle fut quelque temps avant de pouvoir se réconcilier avec l’idée d’une union qui lui paroissoit si mal assortie : que M. Collins eût pu demander en mariage deux femmes en trois jours, cela l’étonnoit bien moins que la détermination de Charlotte. Elle savoit que l’opinion de son amie sur ce sujet étoit différente de la sienne ; mais elle n’auroit jamais imaginé qu’appelée à se décider, elle eut tout sacrifié à des avantages mondains. L’idée de la voir devenir la femme de Mr. Collins, étoit pour elle affligeante, et le chagrin que son amie eût pu s’humilier à ce point, et décheoir dans son opinion, ajoutoit encore à sa triste conviction qu’il étoit impossible qu’elle fût heureuse dans le choix qu’elle avoit fait.