Organisation du travail/1847/Partie 1/2

Organisation du travail
revue, corrigée et augmentée d’une polémique entre M. Michel Chevalier et l’auteur, ainsi que d’un appendice indiquant ce qui pourrait être tenté dès à présent
Bureau de la société de l’industrie fraternelle (p. 28-75).
PREMIÈRE PARTIE


II


la concurrence est pour le peuple un système d’extermination.


Le pauvre est-il un membre ou un ennemi de la société ? Qu’on réponde.

Il trouve tout autour de lui le sol occupé.

Peut-il semer la terre pour son propre compte ? Non, parce que le droit de premier occupant est devenu droit de propriété.

Peut-il cueillir les fruits que la main de Dieu a fait mûrir sur le passage des hommes ? Non, parce que, de même que le sol, les fruits ont été appropriés.

Peut-il se livrer à la chasse ou à la pêche ? Non, parce que cela constitue un droit que le gouvernement afferme.

Peut-il puiser de l’eau à une fontaine enclavée dans un champ ? Non, parce que le propriétaire du champ est, en vertu du droit d’accession, propriétaire de la fontaine.

Peut-il, mourant de faim et de soif, tendre la main à la pitié de ses semblables ? Non, parce qu’il y a des lois contre la mendicité.

Peut-il, épuisé de fatigue et manquant d’asile, s’endormir sur le pavé des rues ? Non, parce qu’il y a des lois contre le vagabondage.

Peut-il, fuyant cette patrie homicide où tout lui est refusé, aller demander les moyens de vivre, loin des lieux où la vie lui a été donnée ? Non, parce qu’il n’est permis de changer de contrée qu’à de certaines conditions, impossibles à remplir pour lui.

Que fera donc ce malheureux ? Il vous dira : « J’ai des bras, j’ai une intelligence, j’ai de la force, j’ai de la jeunesse ; prenez tout cela, et en échange donnez-moi un peu de pain. » C’est ce que font et disent aujourd’hui les prolétaires. Mais ici même vous pouvez répondre au pauvre : « Je n’ai pas de travail à vous donner. » Que voulez-vous qu’il fasse alors ?

La conséquence de ceci est très simple. Assurez du travail au pauvre. Vous aurez encore peu fait pour la justice, et il y aura loin de là au règne de la fraternité ; mais, du moins, vous aurez conjuré d’affreux périls et coupé court aux révoltes ? Y a-t-on bien songé ? Lorsqu’un homme qui demande à vivre en servant la société en est fatalement réduit à l’attaquer sous peine de mourir, il se trouve, dans son apparente agression, en état de légitime défense, et la société qui le frappe ne juge pas : elle assassine.

La question est donc celle-ci : la concurrence est-elle un moyen d’assurer du travail au pauvre ? Mais poser la question de la sorte, c’est la résoudre. Qu’est-ce que la concurrence relativement aux travailleurs ? C’est le travail mis aux enchères. Un entrepreneur a besoin d’un ouvrier : trois se présentent. Combien pour votre travail ? — Trois francs : j’ai une femme et des enfants. — Bien. Et vous ? — Deux francs et demi : je n’ai pas d’enfants, mais j’ai une femme. — À merveille. Et vous ? — Deux francs me suffiront : je suis seul. — À vous donc la préférence. C’en est fait : le marché est conclu. Que deviendront les deux prolétaires exclus ? Ils se laisseront mourir de faim, il faut l’espérer. Mais s’ils allaient se faire voleurs ? Ne craignez rien, nous avons des gendarmes. Et assassins ? Nous avons le bourreau. Quant au plus heureux des trois, son triomphe n’est que provisoire. Vienne un quatrième travailleur assez robuste pour jeûner de deux jours l’un, la pente du rabais sera descendue jusqu’au bout : nouveau paria, nouvelle recrue pour le bagne, peut-être !

Dira-t-on que ces tristes résultats sont exagérés ; qu’ils ne sont possibles, dans tous les cas, que lorsque l’emploi ne suffit pas aux bras qui veulent être employés ? Je demanderai, à mon tour, si la concurrence porte par aventure en elle-même de quoi empêcher cette disproportion homicide ? Si telle industrie manque de bras, qui m’assure que, dans cette immense confusion créée par une compétition universelle, telle autre n’en regorgera pas ? Or, n’y eût-il, sur trente-quatre millions d’hommes, que vingt individus réduits à voler pour vivre, cela suffit pour la condamnation du principe.

Mais qui donc serait assez aveugle pour ne point voir que, sous l’empire de la concurrence illimitée, la baisse continue des salaires est un fait nécessairement général, et point du tout exceptionnel ? La population a-t-elle des limites qu’il ne lui soit jamais donné de franchir ? Nous est-il loisible de dire à l’industrie abandonnée aux caprices de l’égoïsme individuel, à cette industrie, mer si féconde en naufrages : « Tu n’iras pas plus loin ? » La population s’accroît sans cesse : ordonnez donc à la mère du pauvre de devenir stérile, et blasphémez Dieu qui l’a rendue féconde ; car, si vous ne le faites, la lice sera bientôt trop étroite pour les combattants. Une machine est inventée : ordonnez qu’on la brise, et criez anathème à la science ; car, si vous ne le faites, les mille ouvriers que la machine nouvelle chasse de leur atelier iront frapper à la porte de l’atelier voisin et faire baisser le salaire de leurs compagnons. Baisse systématique des salaires, aboutissant à la suppression d’un certain nombre d’ouvriers, voilà l’inévitable effet de la concurrence illimitée. Elle n’est donc qu’un procédé industriel au moyen duquel les prolétaires sont forcés de s’exterminer les uns les autres.

Au reste, pour que les esprits exacts ne nous accusent pas d’avoir chargé les couleurs du tableau, voici quelle est, formulée en chiffres, la condition de la classe ouvrière à Paris.

On y verra qu’il y a des femmes qui ne gagnent pas plus de soixante-quinze centimes par jour, et cela pendant neuf mois de l’année seulement, ce qui veut dire que pendant trois mois elles ne gagnent absolument rien, ou si l’on veut, que leur salaire, réparti sur toute l’année, se réduit à environ 57 centimes par jour[1].

TRAVAIL DES FEMMES
Noms des métiers Prix par jour Mortes saisons Observations
f. c.
Blanchisseuse 2 4 mois État malsain
Bordeuses de souliers 75 3
Brocheuses 1 50 3
Brodeuse en tout genre 1 50 4-5
Bruniseuse sur métaux 2 25 5
Bruniseuse sur porcelaine 1 75 5
Cartières 1 50 3
Cartonnières 1 50 3
Casquetières 1 25 4
Chandelières 1 25 4-5
Chaussonnières 1
Coloristes 1 25 4-5 Journée de 13 h.
Couseuses de chap. de paille 2 6
Couturières en robes 1 25 6
Couverturières 1 25 4 Journée de 14 h.
Découpeuses pour voiles 90 5
Doreuses sur bois 1 25 5
Encarteuses 1 25 5
Faiseuses de boutons 1 25 4
Fleuristes 1 75 5
Frangières 75 3
Gantières 1 25 4
Giletières et culottières 1 50 4
Lingère pour les boutiques 1
Modistes pour la parure 2 4
Modistes apprêteuses 1 50 4
Passemantières 1 50 4
Peloteuses de coton 1 3
Piqueuses en or 2 50 6
Piqueuses de bottes 1 50 4
Plumassières 1 50 4
Polisseuses pour compas 2 4
Polisseuses argent et émail 2 25 6
Rattacheuses de coton 90 3
Ravaudeuses 1 25 3
Repasseuses 2 3 État malsain
Teinturières 2 25
Vermicelière 1 50 4


TRAVAIL DES HOMMES
Noms des métiers Prix par jour Mortes saisons Observations
f. c.
Apprêteurs de chap. de paille 4 7
Argenteurs 3 3
Armuriers. 4 4
Batteurs d’or. 3 50 3
Bijoutiers en or 3 5 5
Bouchers (garçons) 3 3
Boulangers 3 75 3
Bourreliers 2 25 3
Boutonniers 2 75 3
Chapeliers 3 50 5
Charcutiers 1 4 Nourris
Charpentiers 4 50 4 État dangereux
Charrons 3 5
Ciseleurs 3 50 4
Compositeurs 3 50 3
Confiseurs 3 50 5
Cordonniers 2 75 3
Corroyeurs 4 4
Couteliers 3 3 Journée de 13 h
Couvreurs 4 50 4 État dangereux
Doreurs sur bois 3 3 Journées 16h
Doreurs sur métaux 3 75 4 Danger. à cause du mercure
Ébénistes 3 3
Estampeurs 3 50 4
Fabricants de compas 4 4
Fabricants de lunettes écaille 3 6
Fabricants de parapluies 3 4
Facteurs de pianos 4 3
Ferblantiers 3 25 3
Fondeurs en caractères 3 50 4
Fondeurs en cuivre 4 25 3 État dangereux
Fondeurs en fonte[2] 4 3 État dangereux
Forgerons 4 3 Les limeurs ont 2 f. 50
Fumistes 4 6
Gantiers 3 50
Horlogers 4 4
Imprimeurs en caractères 4 4
Imprimeurs en étoffes 4 25 4
Imprimeurs en lithographie 3 25 4


TRAVAIL DES HOMMES
Noms des métiers Prix par jour Mortes saisons Observations
f. c.
Imprimeurs en papiers peints 3 50 4-5
Imprimeurs en taille-douce 4 4 1 fr. 25 c. de fournitures par semaine.
Imprimeurs en musique 3 25 4
Lampistes. 3 4
Layetiers. 3 4
Maçons, compagnons[3] 4 4
Marbriers en bâtiments 4 4
Marbriers en pendules 4 25 3
Maréchale ferrant. 2 75 3
Menuisiers bâtiments 3 4
Menuisiers en fauteuils 3 50 3
Opticiens 3 6
Orfèvres 3 6
Passementiers 3 4
Paveurs 4 4 Manœuvres, 2 f. 25.
Peintres en bâtiments 3 50 5
Peintres voitures 2 75 5
Perruquiers 85 0 Mal nourris, mal couchés.
Plombiers 4 50 4
Porcelainiers 3 75
Relieurs 3 3
Selliers 2 75 5
Serruriers en bâtiments 3 50 4
Souffleurs de verres 4 25 3 État dangereux.
Stéréotypeurs 4 3
Tailleurs d’habits 3 5
Tailleurs de pierre 4 25 4
Tanneurs 3 50 4
Tapissiers 4 4
Teinturiers dégraisseurs 3 4
Teinturiers soie 3 50
Tôliers 3 50 3
Tonneliers 3 3
Tourneurs bois 3 50 4
Tourneurs en chaises 3 50 4
Tourneurs en cuivre 3 75 4
Vernisseurs 4 25 4

Que de larmes représente chacun de ces chiffres ! Que de cris d’angoisse ! Que de malédictions violemment refoulées dans les abîmes du cœur ! Voilà pourtant la condition du peuple à Paris, la ville de la science, la ville des arts, la rayonnante capitale du monde civilisé ; ville, du reste, dont la physionomie ne reproduit que trop fidèlement tous les hideux contrastes d’une civilisation tant vantée : les promenades superbes et les rues fangeuses, les boutiques étincelantes et les ateliers sombres, les théâtres où l’on chante et les réduits obscurs où l’on pleure, des monuments pour les triomphateurs et des salles pour les noyés, l’arc de l’étoile et la morgue !

C’est assurément une chose bien remarquable que la puissance d’attraction qu’exercent sur les campagnes ces grandes villes où l’opulence des uns insulte à tout moment à la misère des autres. Le fait existe pourtant, et il est trop vrai que l’industrie fait concurrence à l’agriculture. Un journal dévoué à l’ordre social actuel reproduisait naguère ces tristes lignes tombées de la plume d’un prélat, l’évêque de Strasbourg : « autrefois, me disait le maire d’une petite ville, avec trois cents francs je payais mes ouvriers ; maintenant mille francs me suffisent à peine. Si nous n’élevons très haut le prix de leurs journées, ils nous menacent de nous quitter pour travailler dans les fabriques. Et cependant, combien l’agriculture, la véritable richesse de l’État, ne doit-elle pas souffrir d’un pareil ordre de choses ! Et remarquons que, si le crédit industriel s’ébranle, si une de ces maisons de commerce vient à crouler, trois ou quatre mille ouvriers languissent tout à coup sans travail, sans pain, et demeurent à la charge du pays. Car ces malheureux ne savent point économiser pour l’avenir : chaque semaine voit disparaître le fruit de leur travail. Et dans les temps de révolutions, qui sont précisément ceux où les banqueroutes deviennent plus nombreuses, combien n’est pas funeste à la tranquillité publique cette population d’ouvriers affamés qui passent tout à coup de l’intempérance à l’indigence ! Ils n’ont pas même la ressource de vendre leurs bras aux cultivateurs ; n’étant plus accoutumés aux rudes travaux des champs, ces bras énervés n’auraient plus de puissance. »

Ce n’est donc pas assez que les grandes villes soient les foyers de l’extrême misère, il faut encore que la population des campagnes soit invinciblement attirée vers ces foyers qui doivent la dévorer. Et, comme pour aider à ce mouvement funeste, ne voilà-t-il pas qu’on va créer partout des chemins de fer ? Car les chemins de fer, qui, dans une société sagement organisée, constituent un progrès immense, ne sont dans la nôtre qu’une calamité nouvelle. Ils tendent à rendre solitaires les lieux où les bras manquent, et à entasser les hommes là où beaucoup demandent en vain qu’on leur fasse une petite place au soleil ; ils tendent à compliquer le désordre affreux qui s’est introduit dans le classement des travailleurs, dans la distribution des travaux, dans la répartition des produits.

Passons aux villes de second ordre.

Le docteur Guépin a écrit dans un petit almanach, indigne, je suppose, de tenir sa place dans la bibliothèque de nos hommes d’État, les lignes suivantes :

« Nantes étant un terme moyen entre les villes de grand commerce et de grande industrie, telles que Lyon, Paris, Marseille, Bordeaux, et les places de troisième ordre, les habitudes des ouvriers y étant meilleures peut-être que partout ailleurs, nous ne croyons pouvoir mieux choisir pour mettre en évidence les résultats auxquels nous devons arriver, et leur donner un caractère de certitude absolue.

« À moins d’avoir étouffé tout sentiment de justice, il n’est personne qui n’ait dû être affligé en voyant l’énorme disproportion qui existe, chez les ouvriers pauvres, entre les joies et les peines ; vivre, pour eux, c’est uniquement ne pas mourir.

« Au delà du morceau de pain dont il a besoin pour lui et pour sa famille, au-delà de la bouteille de vin qui doit lui ôter un instant la conscience de ses douleurs, l’ouvrier ne voit plus rien et n’aspire à rien.

« Si vous voulez savoir comment il se loge, entrez dans une de ces rues où il se trouve parqué par la misère, comme les juifs l’étaient au moyen-âge par les préjugés populaires dans les quartiers qui leur étaient assignés. — Entrez en baissant la tête dans un de ces cloaques ouverts sur la rue et situés au-dessous de son niveau : l’air y est froid et humide comme dans une cave ; les pieds glissent sur le sol malpropre, et l’on craint de tomber dans la fange. De chaque côté de l’allée, qui est en pente, et par suite au-dessous du sol, il y a une chambre sombre, grande, glacée, dont les murs suintent une eau sale, et qui ne reçoit l’air que par une méchante fenêtre trop petite pour donner passage à la lumière, et trop mauvaise pour bien clore. Poussez la porte et entrez plus avant, si l’air fétide ne vous fait pas reculer ; mais prenez garde, car le sol inégal n’est ni pavé ni carrelé, ou au moins les carreaux sont recouverts d’une si grande épaisseur de crasse, qu’il est impossible de les voir. Ici deux ou trois lits raccommodés avec de la ficelle qui n’a pas bien résisté : ils sont vermoulus et penchés sur leurs supports ; une paillasse, une couverture formée de lambeaux frangés, rarement lavée parce qu’elle est seule, quelquefois des draps et un oreiller : voilà le dedans du lit. Quant aux armoires, on n’en a pas besoin dans ces maisons. Souvent un rouet et un métier de tisserand complètent l’ameublement.

« Aux autres étages, les chambres plus sèches, un peu plus éclairées, sont également sales et misérables. — C’est là, souvent sans feu, l’hiver, à la clarté d’une chandelle de résine, le soir, que des hommes travaillent quatorze heures par jour pour un salaire de quinze à vingt sous.

« Les enfants de cette classe, jusqu’au moment où ils peuvent, moyennant un travail pénible et abrutissant, augmenter de quelques liards la richesse de leurs familles, passent leur vie dans la boue des ruisseaux ; — pâles, bouffis, étiolés, les yeux rouges et chassieux, rongés par des ophtalmies scrofuleuses, ils font peine à voir ; on les dirait d’une autre nature que les enfants des riches. Entre les hommes des faubourgs et ceux des quartiers riches, la différence n’est pas si grande ; mais il s’est fait une terrible épuration : les fruits les plus vivaces se sont développés, mais beaucoup sont tombés de l’arbre. Après vingt ans, l’on est vigoureux ou l’on est mort. Quoi que nous puissions ajouter sur ce sujet, le détail des dépenses de cette fraction de la société parlera plus haut.

Loyer pour une famille 25 fr.
Blanchissage 12
Combustible 35

Réparation des meubles 3 fr.
Déménagement (au moins une fois chaque année) 2
Chaussure 12
Habits (ils portent de vieux habits qu’on leur donne.) 0
Médecin gratuit
Pharmacien gratuit

« Il faut que 196 fr, complétant les 300 fr gagnés annuellement par une famille, suffisent à la nourriture de quatre ou cinq personnes, qui doivent consommer, au minimum, en se privant beaucoup, pour 150 fr de pain. Ainsi, il leur reste 46 fr pour acheter le sel, le beurre, les choux et les pommes de terre ; nous ne parlerons pas de la viande, dont ils ne font pas usage. Si l’on songe maintenant que le cabaret absorbe encore une certaine somme, on comprendra que, malgré les quelques livres de pain fournies de temps en temps par la charité, l’existence de ces familles est affreuse. »

Nous avons eu occasion d’étudier par nous-mêmes à Troyes l’influence du régime social actuel sur le sort de la classe ouvrière ; et nous avons eu sous les yeux des spectacles navrants. Mais, pour qu’on ne nous accuse pas d’exagération, nous laisserons parler les chiffres que nous a fournis une enquête personnelle :

STATISTIQUE DE L’INDUSTRIE À TROYES.

Bonnetiers : 400 maîtres, payant patente et employant environ 300 ouvriers, dont la moitié gagnent par jour de 1 fr. à 1 fr. 25 ; le quart, de 1 fr. 15 à 1 fr. 50 ; et l’autre quart 1 fr.

Charpentiers : 25 maîtres, occupant 250 ouvriers. Les prix de la journée de travail sont de 1 fr. 75, 2 fr. et 2 fr. 25.

Cordonniers : 200 maîtres, et de 300 à 400 ouvriers, lesquels gagnent de 1 fr. 25 à 1 fr. 75. Quelques-uns, les bottiers, gagnent de 2 fr. à 2 fr. 50.

Maçons : 20 maîtres, occupant à peu près 150 ouvriers. Prix de la journée : de 1 fr. 75 à 2 fr 50, comme pour les couvreurs.

Menuisiers : 150 maîtres, occupant environ 700 ouvriers. Prix moyen de la journée 2 fr.

Plafonniers et peintres en bâtiments : 100 maîtres et 300 ouvriers. Le prix de la journée varie de 1 fr. 50 à 2 fr.

Serruriers : 80 maîtres et 250 ouvriers environ. Prix de la journée : de 1 fr. 75 à 2 fr. 25.

Tailleurs d’habits : 120 maîtres et 200 à 250 ouvriers, gagnant par jour de 1 fr. 25 à 2 fr. 50. Les plus habiles et les mieux placés gagnent jusqu’à 3 fr 50. Mais de ceux-là le nombre est fort petit.

Tanneurs et corroyeurs : 25 ateliers occupant de 50 à 60 ouvriers qui gagnent de 2 à 3 fr. Ils ne travaillent que onze heures par jour.

Tisserands : ils sont au nombre de 500 à 600. Ils gagnent journellement de 75 c à 1 fr 50. Quelques-uns vont jusqu’à 2 fr ; mais en travaillant treize et même quatorze heures par jour.

Nous n’avons pas fait entrer dans ce tableau les professions qui n’occupent qu’un très petit nombre d’ouvriers.

Veut-on des chiffres d’un caractère plus général et d’une portée plus sinistre ?

Il résulte d’un rapport officiel, publié en 1837, par M. Gasparin, que le nombre des indigents secourus dans les 1329 hôpitaux et hospices du royaume ne s’élevait pas, en 1833, à moins de 425, 049. En ajoutant à ce nombre accusateur celui des indigents secourus à domicile par les bureaux de bienfaisance, l’auteur du beau livre sur la misère des classes laborieuses, M. Buret, constate, comme résultat certain des dernières investigations administratives, qu’en France il y a plus d’un million d’hommes qui souffrent, littéralement, de la faim et ne vivent que des miettes tombées de la table des riches. Encore ne parlons-nous ici que des indigents qui sont officiels : que serait-ce donc si nous pouvions faire le compte exact de ceux qui ne le sont pas ? En supposant qu’un indigent officiel en représente au moins trois, supposition admise par M. Buret, et qui n’a sûrement rien d’exagéré, on est conduit à reconnaître que la masse de la population souffrante est à la population totale, à peu près dans le rapport de 1 à 9. La neuvième partie de la population réduite à la misère ! N’est-ce donc pas assez pour que nous proclamions vos institutions cruelles et le principe de ces institutions à jamais impie ?

Nous venons de montrer par des chiffres à quel excès de misère l’application du lâche et brutal principe de la concurrence a poussé le peuple. Mais tout n’est pas dit encore. La misère engendre d’effroyables conséquences : allons jusqu’au cœur de ce triste sujet.

Malesuada fames, disaient les anciens, la faim mauvaise conseillère. Mot terrible et profond ! Suivant les calculs de M Frégier, chef de bureau à la préfecture de police[4], il existe à Paris 235 000 ouvriers de tout sexe et de tout âge à l’époque du ralentissement des travaux, et 265 000 pendant la période de pleine activité. Sur ce nombre, et toujours d’après les mêmes calculs, il y a 33 000 individus qui, précipités dans les bas-fonds du vice par la misère et l’ignorance, s’agitent et pourrissent dans un désespoir forcené. Quant aux misérables qui ne demandent les moyens de vivre qu’à une criminelle industrie, comme les voleurs, les fraudeurs, les escrocs, les recéleurs, les filles publiques et leurs amants, ils forment un total de 30 072, chiffre formidable, qui, ajouté à celui de 33 000, fait monter à plus de 63 000 individus de tout âge et de tout sexe cette armée du mal que Paris contient et alimente.

Parlerons-nous des repaires où se vautre la population des malfaiteurs que la police connaît sans avoir des motifs suffisants pour les saisir ? Au cœur de la capitale du monde civilisé, dans des quartiers infects, dans des rues pleines de sanglants mystères, il est des demeures où l’on vend pour deux sous le repos de la nuit. L’auteur du livre sur les classes dangereuses dit, — t. 1er, p. 52, — que le nombre des garnis les plus infimes s’élevait, en 1836, à 243 ; qu’ils contenaient ensemble une population de 6 000 locataires, dans laquelle entraient pour un tiers des femmes se livrant à la prostitution ou au vol.

Là, en effet, viennent s’entasser, dans un abominable pêle-mêle, les lépreux de notre monde moral, et, perdues dans leur foule hideuse, quelques pauvres créatures auxquelles l’excès de la misère tient lieu de vice ! Là se passent des scènes à faire frémir. Les visages qu’on y rencontre n’ont rien que de farouche et de bestial. La langue qu’on y parle est une langue funeste, inventée pour couvrir la pensée. On y exagère jusqu’à l’orgie, et il arrive chaque jour aux habitués de mêler le sang de leurs querelles au vin bleu où leur abrutissement se ravive et s’épuise. Aussi est-ce de là que sortent quelquefois ceux qui, au travers de la société qu’ils remplissent d’horreur et d’épouvante, font route vers le bagne ou vers l’échafaud.

Et, ce qu’il y a d’affreux à dire, c’est que beaucoup de malfaiteurs occupent à Paris une sorte de position officielle. La police les connait, elle a leur nom et leur adresse, elle tient registre de leur corruption ; elle les suit pas à pas, pour parvenir à les prendre en flagrant délit. Eux, de leur côté, ils marchent la tête haute, tant qu’il n’y a pas preuve juridique de leurs excès, et ils se tiennent audacieusement à l’affût de l’occasion. De sorte que la répression et le mal constituent, au sein de notre société, deux puissances ennemies qui se fortifient à loisir, s’observent continuellement et avec scandale, se mesurent des yeux, luttent de ruse, et nous condamnent à assister sans fin ni trêve aux péripéties de leur combat éternel.

C’est peu. Longtemps le crime ne se rapporta qu’à des inspirations brutales, solitaires, personnelles : aujourd’hui, les meurtriers et les voleurs s’enrégimentent ; ils obéissent à des règles disciplinaires ; ils se sont donné un code, une morale ; ils agissent par bandes, et en vertu de combinaisons savantes. La cour d’assises, dans ces derniers temps, a fait successivement passer sous nos yeux, et la bande Charpentier, qui avait déclaré la guerre aux fortunes moyennes ; et la bande Courvoisier, qui avait systématisé le pillage du faubourg Saint-Germain ; et la bande Gauthier Pérez, qui s’attaquait à l’épargne des ouvriers ; et les bandes des Auvergnats, des Endormeurs, des Étrangleurs. La force, qu’on refuse d’admettre dans le domaine du travail, passe dans le camp du crime. De fort honnêtes gens affirment qu’on ne peut avec ensemble produire devant des scélérats qui mettent de l’ensemble dans leurs égorgements. Et, en attendant qu’on se décide à organiser l’association des travailleurs, nous voyons s’organiser celle des assassins.

Un tel désordre est intolérable : il y faut un terme. Mais si les résultats nous glacent d’effroi, c’est bien le moins que nous prenions la peine de remonter aux causes. À proprement parler, il n’y en a qu’une, et elle se nomme la misère.

Car, que des hommes naissent nécessairement pervers, nous ne l’oserions prétendre, de peur de blasphémer Dieu. Il nous plaît davantage de croire que l’œuvre de Dieu est bonne, qu’elle est sainte. Ne soyons pas impies, pour nous absoudre de l’avoir gâtée. Si la liberté humaine existe dans la rigoureuse acception du mot, de grands philosophes l’ont mis en doute : toujours est-il que chez le pauvre elle se trouve étrangement modifiée et comprimée. Je connais une tyrannie bien plus inexorable, bien plus difficile à éluder ou à secouer que celle d’un Tibère et d’un Néron, c’est la tyrannie des choses. Elle naît d’un ordre social corrompu ; elle se compose de l’ignorance, de l’indigence, de l’abandon, des mauvais exemples, des douleurs de l’âme qui attendent en vain un consolateur, des souffrances du corps qui ne trouvent pas de soulagement ; elle a pour victime quiconque est en peine de sa nourriture, de son vêtement et de son gîte, dans un pays qui a des moissons abondantes, des magasins encombrés d’étoffes précieuses et des palais vides.

Voici un malheureux qui a pris naissance dans la boue de nos villes. Aucune notion de morale ne lui a été donnée. Il a grandi au milieu des enseignements et des images du vice. Son intelligence est restée dans les ténèbres. La faim lui a soufflé ses ordinaires tentations. La main d’un ami n’a jamais pressé sa main. Pas de voix douce qui ait éveillé dans son cœur flétri les échos de la tendresse et de l’amour. Maintenant, s’il devient coupable, criez à votre justice d’intervenir : notre sécurité l’exige ! Mais n’oubliez pas que votre ordre social n’a pas étendu sur cet infortuné la protection due à ses douleurs. N’oubliez pas que son libre arbitre a été perverti dès le berceau ; qu’une fatalité écrasante et injuste a pesé sur son vouloir ; qu’il a eu faim ; qu’il a eu froid ; qu’il n’a pas su, qu’il n’a pas appris la bonté…, bien qu’il soit votre frère, et que votre Dieu soit aussi celui des pauvres, des faibles, des ignorants, de toutes les créatures souffrantes et immortelles.

Quand on livre, aujourd’hui, un homme au bourreau, si vous demandez pourquoi ? On répond : « parce que cet homme a commis un crime. » Et si vous demandez ensuite pourquoi cet homme a commis un crime, on ne répond rien !

Un jour, le 4 novembre 1844, je lisais la Gazette des Tribunaux : elle contenait, sur un meurtre récemment commis, des détails d’une signification poignante :

« Le 12 juillet dernier, porte l’acte d’accusation, dressé par M le procureur général Hébert, Chevreuil se présenta au poste du conservatoire des arts et métiers, s’accusant d’avoir tué sa femme, et donnant aussitôt les détails du crime dont il se déclarait coupable ; il fit connaître que sa victime, nommée Cœlina-Annette Bronn, était une concubine avec laquelle il vivait depuis un mois ; que, malheureux et fatigués de la vie que la misère leur rendait désormais insupportable, ils avaient d’un commun accord résolu de mourir ensemble ; que pour arriver à l’exécution de ce funeste projet, ils avaient bu de l’eau-de-vie, fermé et calfeutré la fenêtre de leur chambre, et préparé le charbon qui devait les asphyxier. La fille Cœlina Bronn s’était mise au lit : « Nous allons bientôt mourir ! Lui aurait dit Chevreuil. — oui, oui, » aurait-elle répondu, en balbutiant ces mots : « pas encore, attends ! » ces paroles furent suivies d’attaques de nerfs, que l’accusé dit avoir calmées avec un verre d’eau sucrée. La fille Bronn, un peu remise, reprit : « tu vas mourir, mon bon Julien, tu as allumé le charbon, endormons-nous. » elle s’endormit en effet. Cependant le charbon n’était pas allumé ; à en croire l’accusé, il avait craint que, dans ses attaques, la fille Bronn ne tombât sur le brasier et ne se brûlât. C’est dans cet instant, dit-il, qu’il conçut la pensée d’étouffer cette malheureuse, et qu’ayant de nouveau bu de l’eau-de-vie pour s’enhardir, il fit fondre de la poix, l’étendit sur une toile, et l’appliqua sur le visage, de façon que la bouche et les narines fussent entièrement couvertes. Annette Bronn mourut en peu d’instants ; Chevreuil prétend qu’il n’a plus eu le courage d’allumer le charbon, ni de se donner la mort d’une autre manière ; mais qu’il s’est hâté de descendre au poste pour se livrer à la justice. »

Cette pauvre fille que son amant vient d’étouffer sous un masque de poix n’était pas une nature vulgaire, s’il en faut juger par les circonstances du procès. « Je vais te conter de mes idées, disait-elle un jour à son amant. Étant plus jeune, je travaillais à Saint-Maur ; et, le soir, quand il faisait beau, je m’en allais seule dans les champs, près de la voûte Saint-Maur, dans un lieu charmant, où j’étais entourée de verdure et de fleurs. J’y ai pleuré bien des fois, pour des chimères que je me créais. Une pièce intitulée Kettli, que j’avais vue au gymnase, m’avait troublée. Il y a dans cette pièce une femme qui aime bien ; et moi, dans ma solitude, j’aimais, comme cette femme, un être surnaturel que je ne connaissais pas, que je ne voyais même pas. Je lui parlais, cependant ; je croyais le voir près de moi ; il dormait à mes côtés. Puis, j’allais chercher des fleurs, que je répandais autour de lui, et je disais bien bas : il est là, il m’est fidèle ! Oh oui, j’aimais bien, et je pleurais ; et j’étais heureuse par ces idées que je me faisais, car j’allais dans cet endroit là tous les jours. »

Quelle profondeur de sentiment ! Que d’idéal ! Quel touchant mélange de passion et de rêverie ! Quel fonds de douce tristesse ! Mais Cœlina Bronn était vouée à la misère : son âme s’y est bientôt avilie et consumée. Elle a cherché dans l’ivresse de honteux étourdissements, un fatal délire ; et enfin, trouvant la vie trop pesante, elle a dit à son amant :

« Tu vas mourir, mon bon Julien ? Endormons-nous !  »

Ainsi, comme pour varier ses funèbres leçons, la misère se montre à nous sous les aspects les plus divers : navrante chez les uns, menaçante et hideuse chez les autres ; tantôt précédant le suicide, tantôt conseillant le meurtre. En faut-il davantage pour que les gouvernements se décident enfin à étudier les remèdes possibles ?

Il y a quelques années, M Boucly, procureur du roi, reconnaissait dans son discours de rentrée, que l’ordre social actuel présente des plaies sans nom ; que la discorde y veille au seuil des familles, toujours prête à les envahir ; qu’on y tient école ouverte de cupidité ou d’avarice ; qu’on y marche continuellement entre les fourneaux allumés des recéleurs et les poignards des rôdeurs de nuit ; que c’est à Paris, foyer de la civilisation moderne, centre de nos sciences et de nos arts, que le crime fait de préférence élection de domicile ; que c’est des flancs mystérieux et redoutables de Paris que s’échappent les Lacenaire et les Poulmann, scélérats systématiques, exécrables héros d’un monde inconnu ; que sous cette couche de richesse, d’élégance, de bon ton, de folle gaîté, il se déroule des drames à faire dresser les cheveux sur la tête ; qu’à quelques pas de nous, il y a de fabuleux déréglements, des prodiges de débauche, d’invraisemblables raffinements d’infamie, des enfants tués à petit feu par leurs mères ! Oui, voilà ce que les agents les plus graves du pouvoir sont forcés de reconnaître. Et la seule conclusion qu’ils en tirent, c’est qu’il est urgent de multiplier, d’aiguiser les glaives de la justice ! Et ils n’ont pas un mot à dire sur la nécessité de tarir la source de tant de forfaits et d’horreurs ! Cependant, mieux vaudrait, ce semble, prévenir que réprimer. Il résulte de renseignements pris par M. Léon Faucher que le nombre des individus arrêtés et interrogés au petit parquet de la Seine était :

En 1832, de 
 9 047
Et en 1842, de 
 11 574

Ce qui représente, de 1832 à 1842, — et pour parler le langage exquis de notre époque — un accroissement dans le mal de 28 p.%. Pourtant, la ville de Paris est protégée par une garde nationale nombreuse, par 15, 000 hommes de garnison, par 3, 000 gardes municipaux, par 830 sapeurs-pompiers, par des nuées de commissaires, d’inspecteurs, de sergents de ville, d’agents secrets ; et l’on ne cesse d’ajouter aux ressources de la force publique. Mais la répression a beau grandir, le mal grandit plus vite encore. Attendrons-nous qu’il devienne invincible, qu’il nous étreigne, qu’il nous étouffe ?

Donc, s’il y a ici une question de charité, en ce qui concerne le pauvre, il y a une question de sécurité, en ce qui concerne le riche. Tyrannie infatigable pour l’un, la concurrence, mère de la pauvreté, est pour l’autre une perpétuelle menace. Personne n’ignore que la plupart des malfaiteurs sortent des grands centres d’industrie, et que les départements manufacturiers fournissent aux cours d’assises un nombre d’accusés double de celui que donnent les départements agricoles : ce seul rapprochement dit assez ce qu’on doit penser de l’organisation actuelle du travail, des conditions qui lui sont imposées et des lois qui le régissent.

Après cela, imaginez quelque beau système pénitentiaire, ô philanthropes ! Quand vous aurez fait de la peine un moyen d’éducation pour le criminel, la misère qui l’attend au sortir de vos prisons l’y repoussera sans pitié. Médecins clairvoyants, laissez, croyez-moi, ce pestiféré dans son hôpital : en le rendant à la liberté, vous le rendez à la peste.

Aussi bien, le contact du scélérat incorrigible est mortel pour l’homme faible qui serait susceptible de guérison, le vice ayant comme la vertu sa contagion et son point d’honneur.

C’est ce qui a été amèrement compris par nos hommes d’État, et c’est ce qui a donné naissance à la loi sur les prisons, telle qu’en mai 1844 la chambre des députés l’a votée. Cette loi a pour but d’éviter les dangers du pêle-mêle immonde qui rive, dans les prisons, les novices du crime à ceux qui en ont depuis longtemps contracté la gangrène. Cette loi introduit en France, non pas même le système d’Auburn, qui consacre l’isolement de nuit, mais le système de Philadelphie, qui consacre l’isolement de nuit et de jour. De sorte que pour sauver la société des fureurs du coupable que les prisons lui renvoient plus perverti, plus hideusement expérimenté, plus terrible, il a fallu en venir au système cellulaire, lequel n’est autre chose que l’ensevelissement avec la durée : peine effroyable qui aboutit à l’hébêtement, au suicide ou à la folie ! À Rome, quand une vestale avait succombé à l’amour, on l’enterrait vive, et l’on plaçait à côté d’elle une cruche d’eau et un pain ; mais, ainsi que nous le disait un jour l’illustre Lamennais, à Rome on avait l’humanité de ne pas renouveler le pain de la vestale ensevelie, de ne pas renouveler sa cruche d’eau. Dans la patrie du système qui vient de nous envahir, l’État de Rhode-Island a renoncé à l’emprisonnement solitaire depuis le 1er janvier 1843, parce que sur 37 individus, 6 étaient devenus fous. « La solitude, dit Silvio Pellico, est un si cruel tourment, que je ne résisterai jamais au besoin de tirer quelques paroles de mon cœur et d’inviter mon voisin à me répondre. Et s’il se taisait, je parlerais aux barreaux de ma fenêtre, aux collines qui sont en face, aux oiseaux qui volent. »

Non, rien n’est comparable à la cruauté de l’emprisonnement cellulaire. Une fois plongé vivant dans ce tombeau qu’on appelle une cellule, le condamné ne tient plus à l’humanité que par son désespoir. Pas de témoins pour son martyre, d’écho pour ses gémissements. Sa solitude, quatre murs glacés la contiennent et la resserrent. Tout lui manque à la fois : la vue des hommes et le spectacle des vastes cieux, les bruits de la terre et les harmonies de la nature. L’éternité du silence pèse sur lui. L’oubli l’enveloppe. Il respire et s’agite dans la mort.

Que la dernière loi votée ait adouci ce qu’aurait de barbare la logique d’un semblable châtiment, nous sommes heureux de le reconnaître, et nous bénissons du fond de l’âme les dispositions qui ménagent au condamné l’espérance de voir passer quelquefois devant lui un visage humain. Et cependant, combien est dure la loi, même ainsi conçue !

Mais nos législateurs ont eu foi, chose inconcevable ! dans le caractère moralisateur de l’emprisonnement cellulaire, et c’est ce qui, à leurs yeux, en a masqué l’horreur. Ils ont cru, par un aveuglement dont il y a peu d’exemples, que l’homme pouvait s’élever au sentiment de ses devoirs envers ses semblables, à force de vivre séparé d’eux ; qu’il était possible de réformer et d’éclairer les instincts de la sociabilité dans le coupable, en les refoulant avec violence, en les atrophiant par le défaut d’exercice et l’inertie de la volonté ; qu’en un mot, pour relever l’être déchu, il n’y avait qu’à le mettre en tête à tête avec ses crimes !

C’en est assez sur ce sujet : il demanderait à être approfondi, et nous l’avons abordé uniquement pour montrer que, dans un ordre social mauvais par la base, tout système pénitentiaire aura des inconvénients immenses, inévitables. Le meilleur, celui qui moraliserait en effet le condamné au lieu de le torturer, serait lui-même un danger manifeste et un scandale. Car, de quel droit laisserait-on de pauvres enfants sucer le venin du vice dans la misère, à deux pas du pénitencier où l’on s’évertuerait à catéchiser des scélérats en cheveux blancs ? Et ne serait-ce pas le comble de l’imprudence que de convier l’homme abandonné, ignorant, abruti, affamé, désespéré, à chercher dans un crime ses titres au patronage social, et à se frayer la route de l’éducation à coups de poignard ?

Concluons de là qu’il n’est qu’un système pénitentiaire qui soit efficace et raisonnable : une saine organisation du travail. Nous avons au milieu de nous une grande école de perversité incessamment ouverte, et qu’il est urgent de fermer : c’est la misère.

Tant qu’on ne se sera point attaqué au principe du mal, on s’épuisera en efforts stériles contre la fatalité des conséquences. Voilé sans être détruit, le mal germera, il grandira sous les apparences du bien, mêlant une déception à chaque progrès, et sous chaque bienfait cachant un piége.

On sait si l’institution de la Caisse-d’Épargne a manqué de panégyristes et d’admirateurs.

Des publicistes sincères y ont vu pour le peuple un moyen de s’affranchir en s’élevant peu à peu à la richesse par la prévoyance : illusion profonde, dans une société qui mesure au peuple, d’une main si avare, non pas seulement le plaisir, mais la vie ! Le salaire des ouvriers ne suffit pas toujours à leur existence : comment suffirait-il à leurs économies ? La maladie, le chômage, attendent pour l’absorber le petit pécule des moins malheureux : comment ce pécule servirait-il à composer le capital du futur affranchissement des prolétaires ?

Aussi la Caisse-d’Épargne n’est-elle alimentée qu’en partie par les bénéfices du travail honnête. Recéleuse aveugle et autorisée d’une foule de profits illégitimes, elle accueille, après les avoir à son insu encouragés, tous ceux qui se présentent, depuis le domestique qui a volé son maître, jusqu’à la courtisane qui a vendu sa beauté.

On conseille au prolétaire d’amasser pour l’avenir : c’est lui dire de transiger avec la faim, d’étouffer en lui le germe impérissable du désir d’ajouter par sa volonté aux misères de sa condition. Et pourquoi ? Pour arriver à la possession d’un mince capital, proie réservée à la concurrence, après dix ans de privations et d’angoisses, quand le cœur vieilli ne bat plus pour le bonheur, quand l’homme a passé l’âge des fleurs et du soleil.

Mais la question a une portée plus haute. Il n’est pas sans danger dans une civilisation fausse et inique, de placer le peuple sous la dépendance de qui le gouverne. Lié par un intérêt étroit et factice au maintien des oppressions qui pèsent sur lui, ne pourrait-il pas se trouver enchaîné à son sort par la crainte de voir s’engloutir dans les hasards d’un changement social les quelques oboles, si douloureusement amassées. Et que n’oserait point contre les hommes du peuple un pouvoir devenu tyrannique, lorsqu’il disposerait de leur épargne, lorsqu’il tiendrait suspendu sur eux la menace d’une banqueroute, lorsqu’il lui serait loisible de les traîner à sa suite, esclaves de ses périls et complices des excès mêmes dont on les rendrait victimes ?

En soi, l’épargne est chose excellente : il n’y aurait à le nier qu’affectation puérile et folle. Mais — qu’on le remarque bien — combinée avec l’individualisme, l’épargne engendre l’égoïsme, elle fait concurrence à l’aumône, elle tarit imperceptiblement dans les meilleures natures les sources de la charité, elle remplace par une satisfaction avide la sainte poésie du bienfait. Combinée avec l’association, au contraire, l’épargne acquiert un caractère respectable, une importance sacrée. N’épargner que pour soi, c’est faire acte de défiance à l’égard de ses semblables et de l’avenir ; mais épargner pour autrui en même temps que pour soi, ce serait pratiquer la grande prudence, ce serait donner à la sagesse les proportions du dévouement.

Certains moralistes ont vanté dans l’institution actuelle de la caisse-d’épargne un puissant moyen de combattre le penchant des classes pauvres pour les tristes plaisirs de l’ivresse. Il nous semble que le remède est ailleurs. C’est parce que la réalité lui est trop dure, que l’ouvrier cherche si volontiers une issue vers le pays des songes. Cette coupe grossière qu’on veut, dans son intérêt, lui briser entre les mains, ce qui la lui fait aimer c’est qu’elle renferme les heures d’oubli. Combien qui ont besoin, pour supporter l’existence, d’en perdre à moitié le sentiment ! Et à qui la faute, sinon à la société, quand elle fait entre ses membres une répartition si injuste des travaux et des jouissances ? L’oisif s’enivre à force de s’ennuyer, le pauvre qui travaille s’enivre à force de souffrir. La sagesse naîtrait, pour tous, d’une convenable alternative d’exercice et de repos, de labeurs et de plaisirs. De sorte que nous sommes ramenés encore, toujours ramenés au problème fondamental : la suppression de la misère par l’anéantissement de sa cause originelle.

De l’individualisme, avons-nous dit, sort la concurrence ; de la concurrence, la mobilité des salaires, leur insuffisance… arrivés à ce point, ce que nous trouvons, c’est la dissolution de la famille. Tout mariage est un accroissement de charges : pourquoi la pauvreté s’accouplerait-elle avec la pauvreté ? Voilà donc la famille faisant place au concubinage. Des enfants naissent aux pauvres : comment les nourrir ? De là tant de malheureuses créatures trouvées mortes au coin des bornes, sur les marches de quelques églises solitaires, et jusque sous le péristyle du palais où se font les lois. Et pour que nul doute ne nous reste sur la cause des infanticides, la statistique vient encore ici nous apprendre que le chiffre des infanticides fourni par nos quatorze départements les plus industriels est à celui fourni par la France entière dans le rapport de quarante-et-un à cent vingt-et-un[5]. Toujours les plus grands maux là où l’industrie a choisi son théâtre ! Il a bien fallu que l’état en vînt à dire à toute mère indigente : « Je me charge de vos enfants. J’ouvre des hospices. » C’était trop peu. Il fallait aller plus loin et faire disparaître les obstacles qui auraient pu frapper le système d’impuissance. Les tours sont établis ; le bénéfice du mystère est accordé à la maternité qui s’abdique. Mais qui donc arrêtera les progrès du concubinage, maintenant que les séductions du plaisir sont dégagées de la crainte des charges qu’il impose ? C’est ce qu’ont crié aussitôt les moralistes. Puis sont venus les calculateurs sans entrailles, et leur plainte a été plus vive encore. « Supprimez les tours, supprimez les tours, ou bien attendez-vous à voir le chiffre des enfants trouvés grossir de telle sorte, que tous nos budgets réunis ne suffiront pas à les nourrir.  » De fait, la progression en France a été remarquable depuis l’établissement des tours. Au 1er janvier 1784, le nombre des enfants trouvés était de 40 000 ; il était de 102 103 en 1820 ; de 122 981 en 1831. Il est à peu près aujourd’hui de 133 000[6]. Le rapport des enfants trouvés à la population a presque triplé dans l’espace de quarante ans. Quelle borne poser à cette grande invasion de la misère ? Et comment échapper au fardeau toujours croissant des centimes additionnels ? Je sais bien que les chances de mortalité sont grandes dans les ateliers de la charité moderne ; je sais bien que, parmi ces enfants voués à la publique bienfaisance, il en est beaucoup que tue, au sortir du taudis natal, l’air vif de la rue ou l’épaisse atmosphère de l’hospice ; je sais qu’il en est d’autres qu’une nourriture avare consume lentement, car, sur les 9 727 nourrices des enfants-trouvés de Paris, 6 264 seulement ont une vache ou une chèvre ; je sais enfin qu’il en est qui, réunis chez la même nourrice, meurent du lait que leurs compagnons, nés de la débauche, ont empoisonné[7]. Eh bien, cette mortalité même ne constitue pas, hélas ! Une économie suffisante.

Et puisqu’il s’agit de centimes additionnels et de chiffres, les dépenses, de 1815 à 1831, se sont élevées : dans la Charente, de 45 232 fr, à 92 454 ; — dans les Landes, de 38 881 à 74 553 fr ; — dans le Lot-Et-Garonne, de 66 579 fr à 116 986 ; — dans la Loire, de 50 079 à 83 492 fr. — ainsi du reste de la France. En 1825, les conseils généraux votent pour 5 915 744 fr d’allocations, et à la fin de l’année, le déficit constaté est de 230 418 francs. Pour comble de malheur, le régime hygiénique des hospices s’améliore de jour en jour ! Les progrès de l’hygiène devenant une calamité ! Quel état social, grand dieu ! Que faire donc, encore une fois ? On a imaginé de réduire toute mère qui irait déposer son enfant dans l’hospice à l’humiliante obligation de prendre un commissaire de police pour confesseur. Belle invention, vraiment ! Que peut donc gagner la société à ce que les femmes s’accoutument à ne plus rougir ! Quand toute imprudence de jeunesse aura obtenu son visa, ou que tout acte de libertinage aura pris son passavant, qu’arrivera-t-il ? Que le frein établi par la nécessité de cette confession douloureuse sera bientôt brisé par l’habitude ; que les femmes feront ainsi leur éducation d’effronterie, et qu’après avoir consacré l’oubli de la chasteté, l’autorité publique aura scellé de son sceau la violation de toutes les lois de la pudeur ! Mieux vaudrait presque supprimer les tours ; c’est ce que beaucoup osent demander. Vœu impie ! Ah ! Vous trouvez que le chiffre des centimes additionnels grossit, c’est possible ; mais nous ne voulons pas, nous, que le nombre des infanticides augmente. La charge qui pèse sur vos budgets vous épouvante ! Mais nous disons, nous, que puisque les filles du peuple ne trouvent pas dans leur salaire de quoi vivre, il est juste que ce que vous gagnez d’un côté, vous le perdiez fatalement de l’autre. Mais la famille s’en va de la sorte ? Eh ! Sans doute. Avisez donc à ce que le travail soit réorganisé. Car : avec la concurrence, l’extrême misère ; avec l’extrême misère, la dissolution de la famille. Chose singulière ! Les partisans de ce régime tremblent devant l’ombre d’une innovation, et ils ne s’aperçoivent pas que le maintien de ce régime les pousse par une pente naturelle et irrésistible à la plus audacieuse des innovations modernes, au saint-simonisme !

Un des résultats les plus hideux du système industriel que nous combattons est l’entassement des enfants dans les fabriques. En France, lisons-nous dans une pétition adressée aux chambres par des philanthropes de Mulhouse, on admet dans les filatures de coton et dans les autres établissements industriels des enfants de tout âge ; nous y avons vu des enfants de cinq et de six ans. Le nombre d’heures de travail est le même pour tous, grands et petits ; on ne travaille jamais moins de treize heures et demie par jour dans les filatures, sauf les cas de crise commerciale.

« Traversez une ville d’industrie à cinq heures du matin et regardez la population qui se presse à l’entrée des filatures ! Vous verrez de malheureux enfants, pâles, chétifs, rabougris, à l’œil terne, aux joues livides, ayant peine à respirer, marchant le dos voûté comme des vieillards. Écoutez les entretiens de ces enfants : leur voix est rauque, sourde et comme voilée par les miasmes impurs qu’ils respirent dans les établissements cotonniers. »

Plût à dieu que cette description fût exagérée ! Mais les faits qu’elle signale s’appuient sur des observations consignées dans des pièces officielles et recueillies par des hommes graves. Les preuves, d’ailleurs, ne sont que trop convaincantes, M Charles Dupin disait dernièrement à la chambre des pairs que, sur 10 000 jeunes gens appelés à supporter les fatigues de la guerre, les dix départements les plus manufacturiers de France en présentaient 8 980 infirmes ou difformes, tandis que les départements agricoles n’en présentaient que 4 029. En 1837, pour avoir 100 hommes valides, il fallut en repousser 170 à Rouen, 157 à Nîmes, 168 à Elbeuf, 100 à Mulhouse[8]. Et ce sont bien là les effets naturels de la concurrence. En appauvrissant outre mesure l’ouvrier, elle le force à chercher dans la paternité un supplément de salaire. Aussi, partout où la concurrence a régné, elle a rendu nécessaire l’emploi des enfants dans les manufactures. En Angleterre, par exemple, les ateliers se composent en grande partie d’enfants : le Monthly Review, cité par M D’Haussez, porte à 1078 le nombre des travailleurs qui, dans les manufactures de Dundée, n’ont pas atteint leur 18e année ; la majorité est au-dessous de 14 ans ; une grande partie au-dessous de 12 ; quelques-uns au-dessous de 9 ; il y en a enfin qui n’ont que 6 ou 7 ans. Or, on peut juger d’après l’Ausland, cité par M Edelestand Duméril, des effets de cet affreux système d’impôt établi sur l’enfance : parmi 700 enfants des deux sexes, pris au hasard à Manchester, on a trouvé :

Sur les 350 qui n’étaient pas employés dans les fabriques, 21 malades, 88 d’une santé faible, 241 parfaitement bien portants.

Sur les 350 qui y étaient employés, 75 malades, 154 d’une santé faible, 143 seulement d’une bonne santé.

C’est donc un régime homicide que celui qui force les pères à exploiter leurs propres enfants. Et au point de vue moral, qu’imaginer de plus désastreux que cet accouplement des sexes dans les fabriques ? C’est l’inoculation du vice à l’enfance. Comment lire sans horreur ce que dit le docteur Cumins de ces malades de onze ans qu’il a traités dans un hôpital de maladies syphilitiques ? Et quelle conclusion tirer de ce fait qu’en Angleterre l’âge moyen dans les maisons de refuge est dix-huit ans ?

M. Lorain, professeur au collége Louis-Le-Grand, a composé un rapport tristement curieux sur l’état de toutes les écoles primaires du royaume. Après avoir longuement énuméré les odieuses victoires de l’industrie sur l’éducation et leur influence sur la moralité des enfants, il ajoute que la France commence à être infectée des mêmes usages qui ont pris racine en Angleterre, où il a été constaté, par un tableau du Journal Of Education, qu’en quatre jours, quatorze cent quatorze enfants avaient fréquenté quatorze boutiques de rogomistes. Et comment, sans une réorganisation du travail, arrêter ce dépérissement rapide du peuple ? Par les lois qui règlent l’emploi des enfants dans les manufactures ? C’est ce que l’on a tenté. Oui, telle est en France la philanthropie du législateur, que la chambre des pairs a, un jour, fixé à huit ans l’âge où l’enfant pourrait être dépersonnalisé par le service d’une machine. Suivant cette loi d’amour et de charité, l’enfant de huit ans ne serait plus astreint par jour qu’à un travail de douze heures. Ceci n’est qu’un plagiat du factory’s bill. Quel plagiat ! Mais, après tout, il faudra l’appliquer, cette loi : est-elle, applicable ? Que répondra le législateur au malheureux père de famille qui lui dira : « J’ai des enfants de huit, de neuf ans : si vous abrégez leur travail, vous diminuez leur salaire. J’ai des enfants de six, de sept ans ; le pain me manque pour les nourrir : si vous me défendez de les employer, vous voulez donc que je les laisse mourir de faim ? » Les pères ne voudront pas, s’est-ou écrié. Les forcer à vouloir, est-ce possible ! et sur quel droit, sur quel principe de justice s’appuierait cette violence faite à la pauvreté ? On ne peut, sous ce régime-ci, respecter l’humanité dans l’enfant sans l’outrager audacieusement dans le père.

Ainsi, sans une réforme sociale, il n’y a pas ici de remède possible. Ainsi, le travail, sous l’empire du principe de concurrence, prépare à l’avenir une génération décrépite, estropiée, gangrenée, pourrie. Ô riches ! Qui donc ira mourir pour vous sur la frontière ? Il vous faut des soldats, pourtant !

Mais à cet anéantissement des facultés physiques et morales des fils du pauvre vient s’ajouter l’anéantissement de leurs facultés intellectuelles. Grâce aux termes impératifs de la loi, il y a bien un instituteur primaire dans chaque localité, mais les fonds nécessaires pour son entretien ont été partout votés avec une lésinerie honteuse. Ce n’est pas tout ; nous avons parcouru il n’y a pas longtemps les deux provinces les plus civilisées de France, et toutes les fois qu’il nous est arrivé de demander à un ouvrier pourquoi il n’envoyait pas ses enfants à l’école, il nous a répondu qu’il les envoyait à la fabrique. De sorte que nous avons pu vérifier par une expérience personnelle ce qui résulte de tous les témoignages, et ce que nous avions lu dans le rapport officiel d’un membre de l’Université, M. Lorain, dont voici les propres expressions : « Qu’une fabrique, une filature, une usine, viennent à s’ouvrir, vous pouvez fermer l’école. » Qu’est-ce donc qu’un ordre social où l’industrie est prise en flagrant délit de lutte contre l’éducation ? Et quelle peut être l’importance de l’école dans un tel ordre social ? Visitez les communes : ici ce sont des forçats libérés, des vagabonds, des aventuriers, qui s’érigent en instituteurs ; là ce sont des instituteurs affamés qui quittent la chaire pour la charrue, et n’enseignent que lorsqu’ils n’ont rien de mieux à faire ; presque partout les enfants sont entassés dans des salles humides, malsaines, et même dans des écuries, où ils profitent pendant l’hiver de la chaleur que leur communique le bétail. Il est des communes où le maître d’école fait sa classe dans une salle qui lui sert à la fois de cuisine, de salle à manger et de chambre à coucher. Quand les fils du pauvre reçoivent une éducation, telle est celle qu’ils reçoivent : ce sont les plus favorisés, ceux-là. Et ces détails, encore une fois, ce sont des rapports officiels qui les donnent. À quoi songent donc les publicistes qui prétendent qu’il faut instruire le peuple, que sans cela rien n’est possible en fait d’améliorations, que c’est par là qu’il faut commencer ? La réponse est bien simple : quand le pauvre est appelé à se décider entre l’école et la fabrique, son choix ne saurait être un instant douteux. La fabrique a, pour obtenir la préférence, un moyen décisif : dans l’école on instruit l’enfant, mais dans la fabrique on le paie. Donc, sous le régime de la concurrence, après avoir pris les fils du pauvre à quelques pas de leur berceau, on étouffe leur intelligence en même temps qu’on déprave leur cœur, en même temps qu’on détruit leur corps. Triple impiété ! Triple homicide !

Encore un peu de patience, lecteur ! Je touche au terme de cette démonstration lamentable. S’il est un fait incontestable, c’est que l’accroissement de la population est beaucoup plus rapide dans la classe pauvre que dans la classe riche. D’après la Statistique de la civilisation européenne, les naissances, à Paris, ne sont que du 1/32e de la population dans les quartiers les plus aisés ; dans les autres, elles s’élèvent au 1/26e. Cette disproportion est un fait général, et M. De Sismondi, dans son ouvrage sur l’économie politique, l’a très bien expliqué en l’attribuant à l’impossibilité où les journaliers se trouvent d’espérer et de prévoir. Celui-là seul peut mesurer le nombre de ses enfants à la quotité de son revenu qui se sent maître du lendemain ; mais quiconque vit au jour le jour, subit le joug d’une fatalité mystérieuse à laquelle il voue sa race, parce qu’il y a été voué lui-même. Les hospices sont là, d’ailleurs, menaçant la société d’une véritable inondation de mendiants. Quel moyen d’échapper à un tel fléau ?

Encore si les pestes étaient plus fréquentes ! Ou si la paix durait moins longtemps ! Car, dans l’ordre social actuel, la destruction dispense des autres remèdes ! Mais les guerres tendent à devenir de plus en plus rares ; le choléra se fait désirer : que devenir ? Et, après un temps donné, que ferons-nous de nos pauvres ? Il est clair, cependant, que toute société où la quantité des subsistances croît moins vite que le nombre des hommes est une société penchée sur l’abîme. Or, cette situation est celle de la France. M Rubichon, dans son livre intitulé : Mécanisme social, a prouvé jusqu’à l’évidence cette effrayante vérité.

Il est vrai que la pauvreté tue. D’après le docteur Villermé, sur vingt mille individus nés à la même époque, dix mille dans les départements riches, dix mille dans les départements pauvres, la mort, avant quarante ans, frappe cinquante-quatre individus sur cent dans les premiers, soixante-deux sur cent dans les seconds. À quatre-vingt-dix ans, le nombre de ceux qui vivent encore est, sur dix mille, de quatre-vingt-deux dans les départements riches, et dans les départements pauvres, de cinquante-trois seulement.

Vain remède que ce remède affreux de la mortalité ! Toute proportion gardée, la misère fait naître beaucoup plus de malheureux qu’elle n’en moissonne. Encore une fois, quel parti prendre ! Les spartiates tuaient leurs esclaves. Galère fit noyer les mendiants. En France, diverses ordonnances rendues dans le cours du XVIe siècle ont porté contre eux la peine de la potence[9]. Entre ces divers genres de châtiments équitables, on peut choisir.

Pourquoi n’adopterions-nous pas les doctrines de Malthus ? Mais non, Malthus a manqué de logique : il n’a pas poussé jusqu’au bout son système.

Nous en tiendrons nous aux théories du Livre du meurtre, publié en Angleterre au mois de février 1839, ou bien à cet écrit de Marcus, où l’on propose d’asphyxier tous les enfants des classes ouvrières, passé le troisième, sauf à récompenser les mères de cet acte de patriotisme ? Vous riez ? Mais le livre a été écrit sérieusement par un publiciste-philosophe ; il a été commenté, discuté par les plus graves écrivains de l’Angleterre ; il a été enfin repoussé avec indignation comme une chose atroce et pas du tout risible. Le fait est qu’elle n’avait pas le droit de rire de ces sanguinaires folies, cette Angleterre qui s’est vue acculée par le principe de concurrence à la taxe des pauvres, autre colossale extravagance.

Nous livrons à la méditation de nos lecteurs les chiffres suivants, extraits de l’ouvrage de E Bulwer : England And The English :

Le journalier indépendant ne peut se procurer avec son salaire que 122 onces de nourriture par semaine, dont 13 onces de viande.

Le pauvre valide, à la charge de la paroisse, reçoit 151 onces de nourriture par semaine, dont 21 onces de viande.

Le criminel reçoit 239 onces de nourriture par semaine, dont 38 onces de viande.

Ce qui veut dire qu’en Angleterre la condition matérielle du criminel est meilleure que celle du pauvre nourri par la paroisse, et celle du pauvre, nourri par la paroisse, meilleure que celle de l’honnête homme qui travaille. Cela est monstrueux, n’est-ce pas ? Eh bien, cela est nécessaire. L’Angleterre a des travailleurs, mais moins de travailleurs que d’habitants. Or, comme entre nourrir les pauvres et les tuer il n’y a pas de milieu, les législateurs anglais ont pris le premier de ces deux partis ; ils n’ont pas eu autant de courage que l’empereur Galère : voilà tout. Reste à savoir si les législateurs français envisagent de sang-froid ces abominables conséquences du régime industriel qu’ils ont emprunté à l’Angleterre !

La concurrence produit la misère : c’est un fait prouvé par des chiffres.

La misère est horriblement prolifique : c’est un fait prouvé par des chiffres.

La fécondité du pauvre jette dans la société des malheureux qui ont besoin de travailler et ne trouvent pas de travail : c’est un fait prouvé par des chiffres.

Arrivée là, une société n’a plus qu’à choisir entre tuer les pauvres ou les nourrir gratuitement : atrocité ou folie.


  1. Nous devons les renseignements suivants, que nous avons mis beaucoup de soin à recueillir et que personne ne sera tenté d’accuser d’exagération, à plus de 1500 ouvriers et ouvrières faisant partie du personnel de 830 ateliers situés dans Paris. Il va sans dire que pour chaque profession nous avons pris la moyenne des chiffres qui nous ont été données.
  2. Pour chaque ouvrier 4 hommes de peine qui ont 2 fr. 50 c.
  3. Manœuvres, 2 fr. 50 c. — Garçons, 2 40 c. pour six mois ; 2 fr. 10 c. pour deux mois
  4. Des Classes dangereuses de la population, t. Ier, p. 27 et suiv.
  5. Voir la statistique publiée par le Constitutionnel du 15 juillet 1840.
  6. Voir les ouvrages de MM. Huerne de Pommeuse, Duchâtel, Benoiston de Châteauneuf.
  7. Philosophie du Budget, par M. Edelestand Duméril.
  8. Voir la statistique précitée.
  9. Voir les auteurs cités par M. Edestand Duméril, dans sa Philosophie du Budget, t. Ier, p. 11.