Organisation du travail/1847/Partie 1/1

Organisation du travail
revue, corrigée et augmentée d’une polémique entre M. Michel Chevalier et l’auteur, ainsi que d’un appendice indiquant ce qui pourrait être tenté dès à présent
Bureau de la société de l’industrie fraternelle (p. 23-27).
PREMIÈRE PARTIE


I



N’ayant plus que quelques jours à vivre, Louis XI fut tout à coup saisi d’un immense effroi. Ses courtisans n’osaient plus prononcer devant lui ce mot terrible, ce mot inévitable : la mort. Lui-même, comme si pour éloigner la mort, il eût suffi d’en nier les approches, il s’étudiait misérablement à faire briller dans son regard éteint les éclairs d’une joie factice. Il dissimulait sa pâleur. Il ne voulait point chanceler en marchant. Il disait à son médecin : « Mais voyez donc ! Jamais je ne me suis mieux porté. »

Ainsi fait la société d’aujourd’hui. Elle se sent mourir et elle nie sa décadence. S’entourant de tous les mensonges de sa richesse, de toutes les pompes vaines d’une puissance qui s’en va, elle affirme puérilement sa force, et, dans l’excès même de son trouble, elle se vante ! Les privilégiés de la civilisation moderne ressemblent à cet enfant spartiate qui souriait, en tenant caché sous sa robe le renard qui lui rongeait les entrailles. Ils montrent, eux aussi, un visage riant ; ils s’efforcent d’être heureux. Mais l’inquiétude habite dans leur cœur et le ronge. Le fantôme des révolutions est de toutes leurs fêtes.

La misère a beau ne frapper, loin de leurs demeures, que des coups mesurés et silencieux, l’indigent a beau s’écarter du chemin de leurs joies ; ils souffrent de ce qu’ils soupçonnent ou devinent. Si le peuple reste immobile, ils se préoccupent amèrement de l’heure qui suivra. Et lorsque le bruit de la révolte est tombé, ils en sont réduits à prêter l’oreille au silence des complots.

Je demande qui est réellement intéressé au maintien de l’ordre social, tel qu’il existe aujourd’hui. Personne ; non, personne. Pour moi, je me persuade volontiers que les douleurs que crée une civilisation imparfaite se répandent, en des formes diverses, sur la société tout entière. Entrez dans l’existence de ce riche : elle est remplie d’amertume. Pourquoi donc ? Est-ce qu’il n’a pas la santé, la jeunesse, et des flatteurs ? Est-ce qu’il ne croit pas avoir des amis ? Mais il est à bout de jouissances, voilà sa misère ; il a épuisé le désir, voilà son mal. L’impuissance dans la satiété, c’est la pauvreté des riches ; la pauvreté moins l’espérance ! Parmi ceux que nous appelons les heureux, combien qui se battent en duel par besoin d’émotion ! Combien qui affrontent les fatigues et les périls de la chasse pour échapper aux tortures de leur repos ! Combien qui, malades dans leur sensibilité, succombent lentement à de mystérieuses blessures, et fléchissent peu à peu, au sein même d’un bonheur apparent, sous le niveau de la commune souffrance ! À côté de ceux qui rejettent la vie comme un fruit amer, voici ceux qui la rejettent comme une orange desséchée : quel désordre social ne révèle pas ce désordre moral immense ! Et quelle rude leçon donnée à l’égoïsme, à l’orgueil, à toutes les tyrannies, que cette inégalité dans les moyens de jouir aboutissant à l’égalité dans la douleur !

Et puis, pour chaque indigent qui pâlit de faim, il y a un riche qui pâlit de peur. — « je ne sais, dit Miss Wardour, au vieux mendiant qui l’avait sauvée, ce que mon père a dessein de faire pour notre libérateur, mais bien certainement il vous mettra à l’abri du besoin pour le reste de votre vie. En attendant, prenez cette bagatelle. — pour que je sois volé et assassiné quelque nuit en allant d’un village à l’autre, répondit le mendiant, ou pour que je sois toujours dans la crainte de l’être, ce qui ne vaut guère mieux ! Eh ! Si l’on me voyait changer un billet de banque, qui serait ensuite assez fou pour me faire l’aumône ? »

Admirable dialogue ! Walter Scott ici n’est plus un romancier : c’est un philosophe, c’est un publiciste. Nous connaissons un homme plus malheureux que l’aveugle qui entend retentir dans la sébile de son chien l’obole implorée ; c’est le puissant roi qui gémit sur la dotation refusée à son fils.

Mais ce qui est vrai dans l’ordre des idées philosophiques l’est-il moins dans l’ordre des idées économiques ? Ah ! Dieu merci, il n’est pour les sociétés ni progrès partiel ni partielle déchéance. Toute la société s’élève ou toute la société s’abaisse. Les lois de la justice sont-elles mieux comprises ? toutes les conditions en profitent. Les notions du juste viennent-elles à s’obscurcir ? toutes les conditions en souffrent. Une nation dans laquelle une classe est opprimée, ressemble à un homme qui a une blessure à la jambe : la jambe malade interdit tout exercice à la jambe saine. Ainsi, quelque paradoxale que cette proposition puisse paraître, oppresseurs et opprimés gagnent également à ce que l’oppression soit détruite ; ils perdent également à ce qu’elle soit maintenue. En veut-on une preuve bien frappante ? La bourgeoisie a établi sa domination sur la concurrence illimitée, principe de tyrannie : eh bien ! C’est par la concurrence illimitée que nous voyons aujourd’hui la bourgeoisie périr. J’ai deux millions, dites-vous ; mon rival n’en a qu’un : dans le champ-clos de l’industrie, et avec l’arme du bon marché, je le ruinerai à coup sûr. Homme lâche et insensé ! Ne comprenez-vous pas que demain, s’armant contre vous de vos propres armes, quelque impitoyable Rothschild vous ruinera ? Aurez-vous alors le front de vous en plaindre ? Dans cet abominable système de luttes quotidiennes, l’industrie moyenne a dévoré la petite industrie. Victoires de Pyrrhus ! Car voilà qu’elle est dévorée à son tour par l’industrie en grand, qui, elle-même, forcée de poursuivre aux extrémités du monde des consommateurs inconnus, ne sera bientôt plus qu’un jeu de hasard qui, comme tous les jeux de hasard, finira pour les uns par la friponnerie, pour les autres par le suicide. La tyrannie n’est pas seulement odieuse, elle est aveugle. Pas d’intelligence où il n’y a pas d’entrailles.

Prouvons donc :

1o que la concurrence est pour le peuple un système d’extermination ;

2o que la concurrence est pour la bourgeoisie une cause sans cesse agissante d’appauvrissement et de ruine.

Cette démonstration faite, il en résultera clairement que tous les intérêts sont solidaires, et qu’une réforme sociale est pour tous les membres de la société, sans exception, un moyen de salut.