Onze jours de siège : comédie en 3 actes en prose
Michel Lévy Frères (p. 25-52).
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ACTE deuxième

Même décor.



Scène première

Laurence, Roquefeuille.
Laurence

Ainsi, même si j’avais eu des enfants, le mariage était nul ?

Roquefeuille

À coup sûr, leur présence n’y eût rien fait ; seulement, la loi, qui est sévère sans être injuste, leur eût reconnu les droits d’enfants légitimes.

Laurence

C’est cependant le mariage qui fait les enfants légitimes !

Roquefeuille, riant.

Oui, plus souvent que le mari !

Laurence

Et il n’y avait pas mariage ?

Roquefeuille

Pardonnez-moi ; il y avait, mais il n’y a plus mariage.

Laurence

C’est vrai, vous m’avez expliqué… la bonne foi !… Savez-vous, mon pauvre Roquefeuille, que si vous ne m’aviez rien dit il y a huit jours, je serais encore mariée ?…

Roquefeuille

D’idée, oui ; mais de fait, non ! Et eussiez-vous préféré que Robert fît avant vous l’horrible découverte ?

Laurence

Oh ! non !

Roquefeuille

Et qu’à la première discussion un peu vive ?…

Laurence, se récriant.

Oh !

Roquefeuille

Eh ! mon Dieu ! il faut tout prévoir et tout craindre dans cette vie ! Et prévenus à temps, armés en guerre, avec l’avantage énorme de l’offensive, il ne tient plus qu’à nous d’écarter le péril avant même qu’on le soupçonne !

Laurence

C’est vrai ! Vous êtes un véritable ami, mon cher Roquefeuille ! Vous n’avez pas besoin d’autres papiers que ceux que je vous ai remis ?

{{Personnage|Roquefeuill e|c}}

Non !

Laurence

Les publications ?…

Roquefeuille

Sont faites.

Laurence

Vous n’avez pas d’autres recommandations à… ?

Roquefeuille

Vous avez supprimé les journaux ?

Laurence

Oui, mais sans trop savoir pourquoi.

Roquefeuille

J’ai mes raisons ; la presse est si indiscrète. Avez-vous vu hier l’homme de la mairie ?

Laurence

Non !

Roquefeuille

Ah ! Ainsi, personne ne se doute de rien ?

Laurence

Si, j’ai cru devoir tout écrire à Léonie.

Roquefeuille

Tant pis !

Laurence

Je suis sûre de sa discrétion.

Roquefeuille

J’en serais encore bien plus sûr si elle ne savait rien.

Laurence

C’était forcé, mon ami ! (Embarrassée.) J’avais des motifs, des raisons que je ne saurais vous expliquer.

Roquefeuille

C’est différent !

Laurence

Chut ! c’est elle !


Scène II

Les mêmes, Léonie.
Léonie

Ah ! ma chère Laurence, ma pauvre amie !

Laurence

Ah ! ma pauvre Léonie !

Léonie

Comment ! Je quitte hier une femme mariée, et je retrouve une jeune fille !

Roquefeuille

Une veuve, madame !… une déplorable veuve !

{{Personnage|Léon ie|c}}

N’est-ce pas une mystification de cet affreux notaire ? Il est capable de tout.

Laurence

Hélas ! non !

Léonie

Et voilà huit grands jours que cela dure ?

Laurence

Huit jours !

Léonie

Et ton mari ne sait rien ?

Laurence

Rien.

Léonie

Pourquoi ne lui avoir pas tout avoué ?

Roquefeuille

Je l’avais conseillé… mais…

Laurence

Je n’ai pas osé.

Léonie

Pourquoi ?

Laurence

Le soir où Roquefeuille m’apprit le fatal secret, Robert devait passer la nuit dehors. Je comptais donc avoir quelques heures pour réfléchir à mon étrange position et aux nouveaux devoirs qu’elle m’imposait, quand j’entendis la voix de mon mari ; ma première, ma seule idée alors fut de me précipiter dans ma chambre et de m’y barricader.

Léonie

Ah !

Roquefeuille, à part.

Et dire que Robert n’a pas enfoncé la porte !… Maladroit ! la violence avec sa femme, c’eût été délicieux !

Laurence

Mon Dieu ! après avoir frappé plusieurs fois, voyant que je ne répondais pas, il prit le parti de se retirer. Pour moi, je ne fermai pas l’œil de la nuit ; les idées les plus folles se succédèrent dans ma tête, et je n’avais pu encore voir clair dans ce chaos lorsque le jour vint. Je me levai ne sachant quel parti prendre, confiant presque ma destinée au hasard ou à l’inspiration du moment. Je rencontrai Robert, et déjà mon secret montait à mes lèvres, quand son air froid et sévère l’arrêta. M’avait-il gardé rancune de mes torts de la veille ? m’en voulait-il de ma porte fermée à son retour ? Je ne sais ; mais en le trouvant si froid, si sévère… je demeurai tremblante, mon cœur se serra… je ne vis que dangers à parler ! Je gardai mon secret, et, depuis ce moment, chaque jour augmente mon embarras et diminue mon courage !

Léonie

Mais que crains-tu ?

Laurence

Que sais-je ? Tu connais mon mari ; il n’est ni meilleur ni plus mauvais qu’un autre, bien qu’il ait des idées un peu créoles sur les choses de ce monde… Mais, dites à la plupart des maris, après trois ans de mariage : Vous êtes libres !

Roquefeuille

Ah ! quelle course ! Quel sauve-qui-peut !

Léonie

Monsieur exagère. Beaucoup reprendraient le chemin de la mairie.

Roquefeuille

Oui… avec d’autres femmes !…

Laurence, à Léonie.

Tu vois comme il est rassurant ! Et il a peut-être raison, ma chère. Robert m’aime, je le crois… il est homme d’honneur, j’en suis sûre ; mais, après trois ans, le mariage n’est-il pas comme un arbre qui a donné toutes ses fleurs, tous ses fruits… et que l’on voit tomber sans regrets ? Pourquoi risquer tout mon bonheur sur un mot ?

Léonie

Mais ce silence ne peut toujours durer. Quelle sera la fin de cette comédie ?

Roquefeuille

La fin de toutes les comédies, un mariage !

Laurence

Voici ce que Roquefeuille m’a conseillé… Taire mon secret pendant onze jours.

Léonie

Onze jours !… Le temps nécessaire…

Roquefeuille

Aux publications, oui… et, pendant ce temps, me laisser faire les démarches, fournir les papiers, afficher les bans, etc. Le maire de notre arrondissement est mon ami, ce qui simplifie bien les choses.

Léonie

Et le onzième jour ?…

Roquefeuille

Le onzième jour, conduire Robert à la mairie, sous un prétexte quelconque, toujours sans lui rien dire, et là… brusquement, lui apprendre la vérité.

Léonie

Comme cela, tout à coup ?

Roquefeuille

Vlan !

Léonie

Quel avantage ?

{{Personnage|Roquefeui lle|c}}

Immense ! C’est de ne pas lui laisser le temps de réfléchir.

Léonie

Mais, c’est…

Roquefeuille

C’est un guet-apens, je le sais bien ; mais il n’y a que ce moyen-là ! Car, si on lui laisse onze jours de réflexion… Oh !

Léonie

Quel monstre que ce notaire !

Roquefeuille

Oui, mais quel notaire que ce monstre !

Laurence

Bref ! tout est convenu de la sorte, et je ne regrette qu’une seule chose, c’est de n’avoir pas une mère, une sœur, chez laquelle je puisse me retirer pendant ce temps, sous le premier prétexte venu.

Léonie

Pourquoi ? N’es-tu pas bien ici ?

Roquefeuille

Oui !… Ce scrupule de jeune fille me semble un peu tardif !

Laurence

Cela ne vous regarde pas, mon cher Roquefeuille, ce sont des secrets de femme que vos oreilles ne peuvent entendre… et, si vous étiez bien aimable…

Roquefeuille

Très bien ! Serviteur, Roquefeuille !

Laurence

Oh ! mon ami !

Roquefeuille

Bon ! bon ! J’entre chez Robert.

Laurence

Merci !

Roquefeuille

Vous pouvez causer sans crainte. Vous savez, je n’oublie pas ma canne. (Il sort.)


Scène III

Laurence, Léonie, puis Baptiste.
Léonie

Eh bien, que voulais-tu dire ?

Laurence

Vois l’étrange position qui m’est faite : depuis que je sais la nullité de mon mariage, je ne suis plus de bonne foi, et je n’ai plus le droit de me considérer comme mariée…

Léonie

Eh bien ?

{{Personnage|Laur ence|c}}

Tandis que mon mari, à qui l’ignorance assure la bonne foi, se croit toujours…

Léonie

Comment, tu pousses le sérieux jusqu’à…

Laurence

Mais enfin, pense donc, je ne suis pas mariée !… et je ne sais pas ce qu’une autre femme ferait à ma place ; pour moi, au risque de te paraître bien ridicule, je t’avoue qu’un scrupule… bizarre peut-être… une délicatesse exagérée c’est possible… mais enfin… Non !… non !… non !…

Léonie

Et que dit ton mari ?

Laurence

II ne dit rien.

Léonie

Il est donc fâché tout de bon ?

Laurence

Je l’ai cru le premier jour, je te l’ai dit ; mais, le soir même, sa mauvaise humeur avait disparu, et si bien disparu, que ma situation est devenue très difficile…

Léonie

Comment ! depuis huit jours… tu te retires chaque soir dans tes retranchements ?

Laurence

Oui.

Léonie

Et M. Maubray dans son camp ?

Laurence

Oui.

Léonie

Et, passé le couvre-feu, toute communication est interrompue entre les deux places ?

Laurence

Oui.

Léonie

Ah ! mais, ah ! mais, voilà une situation délicate !

Laurence

D’autant plus délicate que, pendant le jour, je me fais aussi douce, aussi aimable, aussi prévenante que possible !

Léonie

Tu sors de tes retranchements ?

Laurence

Et le soir…

Léonie

Tu rentres dans tes lignes ?

Laurence

Tu l’as dit.

{{Personnage|Léoni e|c}}

Et l’assiégeant ?

Laurence, baissant les yeux.

Ah !… il est parfois de fort mauvaise humeur !

Léonie

Dame ! il est dans son droit !

Laurence

Mais voilà justement ce qui me fait peur ; et c’est précisément pour cela que j’ai besoin de ton aide !

Léonie

Parle ! (Baptiste entre, des journaux à la main.)

Laurence

Que voulez-vous ?

Baptiste

Ce sont les journaux que je porte à monsieur.

Laurence

Mettez-les là !

Baptiste

Mais, madame, monsieur a l’habitude…

Laurence

C’est bien, vous dis-je ; mettez-les là ! (Baptiste sort.)

Léonie

Que prétends-tu faire de ces journaux ?

Laurence

C’est Roquefeuille qui m’a recommandé de les supprimer avec le plus grand soin.

Léonie

Et pourquoi ?

Laurence

Je ne sais.

Léonie

Ah ! les publications, sans doute… (Elle prend un journal ; Laurence va porter les autres journaux dans un petit meuble placé à droite.)

Laurence

Tu as raison.

Léonie

Voyons ! (Lisant.) Premier Paris. — Faits divers. Ce n’est pas cela. Ah ! Publications de mariages : « Entre M. Lenormand, 5, rue Coquillière, et mademoiselle Danjou, même maison, M. de Valois, rue Royale, et mademoiselle Laurent, même maison. »

Laurence

Pourquoi donc toujours : même maison ?

Léonie

On n’a jamais pu savoir… Ah ! voici !

Laurence

Poursuis.

Léonie

« M. Robert Maubray, 8, rue de Londres, et mademoiselle Laurence de Croix. » (Léonie lui donne le journal.)

Laurence, lisant.

Même maison !

Léonie

Comprends-tu, maintenant ?

Laurence

Ah ! oui… Prends garde ! mon mari ! (Elle cache le journal.)


Scène IV

Les mêmes, Robert.
Robert, à part.

Avec quelqu’un ! toujours !… (Haut.) Madame !…

Léonie

Mon cher Maubray !

Robert

Vous vous faites rare ; on ne vous voit presque jamais.

Léonie

Vous êtes trop bon de vous en apercevoir !

Robert

Et toi, ma chère Laurence, cette névralgie ?…

Léonie

Une névralgie ?

Laurence, à Robert.

Toujours bien souffrante, mon ami,

Robert

Soigne-toi. Tu sais combien ta santé m’est chère ! (Il va pour l’embrasser.)

Laurence, criant.

Oh ! prenez garde !

Robert, de mauvaise humeur.

C’est étonnant comme cette névralgie persiste !… Tu n’as pas vu mes journaux ?

Laurence, les cachant derrière elle.

Non !

Robert

C’est étrange ; voilà déjà deux ou trois jours que cela m’arrive !… Madame !… (À lui-même.) Oh ! cette névralgie !… Il faut absolument que je sache à quoi m’en tenir !


Scène V

Léonie, Laurence.
Laurence

(Après s’être assurée du départ de Robert, reprend le journal.) « M. Robert Maubray, 8, rue de Londres, et mademoiselle de Croix, même maison. » Ça y est… Ah !… « M. Maxime Duvernet, 17, rue Louis-le-Grand, et madame de Vanvres. »

Léonie, lui prenant le journal.

Comment ! j’y suis ! nous y sommes !… Ah ! M. Duvernet ne s’est pas déclaré battu ! Il y tient ; il veut m’épouser malgré moi !

Laurence

Il t’aime, c’est son excuse.

Léonie

Eh bien, il en sera quitte pour ses frais ; car je reçois ce matin une lettre du Havre qui m’apprend que le Panama part dans trois jours.

Laurence

Tu t’en vas ?

Léonie

Veux-tu donc que j’épouse ce monsieur ?

Laurence

Je veux… je veux que tu restes !

Léonie

Tu ne comprends donc pas que si je reste, j’arrive tout bonnement au onzième jour, et je…

Laurence

Tu ne comprends donc pas que si tu pars, je suis perdue ?

Léonie

Perdue !

Laurence

Oui, perdue !… Robert s’est étonné d’abord, puis inquiété de la nouvelle position qui lui était faite. Il a bien fallu inventer quelque chose… J’ai supposé…

Léonie

Ah ! oui, la névralgie !

Laurence

Mais, maintenant…

Léonie

Il te croit moins ?

Laurence

Il ne me croit plus du tout.

Léonie

Le drame se complique.

Laurence

Et le siège continue !… et je perds du terrain à tous moments !… et il faut que la place tienne encore trois jours, c omprends-tu, trois jours ?… Je suis perdue si tu ne viens pas à mon aide !

Léonie

Comment ?

Laurence

Il faut que tu renonces à ton départ, que tu viennes habiter cette maison, et que tu ne me quittes pas !

Léonie

Oh ! oh ! oh !

Laurence

Tu hésites ?

Léonie

Mais, je crois bien !… Et puis, si cette comédie traîne quelque peu en longueur, c’est ma liberté elle-même qui se trouve compromise, sans parler de l’abominable rancune que M. Maubray va me vouer.

Laurence

Tu refuses ?

Léonie

Mais, dame ! songe donc… Eh bien, non ! il ne sera pas dit dans les âges futurs que madame de Vanvres aura refusé des renforts à sa meilleure amie ! J’entre chez toi avec armes et bagages ; nous ravitaillons la place, et tout est sauvé, même l’honneur !

Laurence

Ah ! que tu es bonne ! (Elle l’embrasse.)

Léonie

Voilà un baiser que je n’aurai pas volé.


Scène VI

Laurence, Léonie, Maxime.
Baptiste, annonçant.

M. Duvernet !

Maxime

Madame !…

Laurence

Pardonnez-moi, monsieur Maxime, si je vous quitte si précipitamment !

Maxime

Madame !…

Léonie

Nous avons quelques dispositions à prendre…

Maxime

Elle aussi ?

Les deux femmes

Et nous vous présentons nos très humbles excuses. (Elles sortent.)


Scène VII

Maxime, puis Roquefeuille et Robert.
Maxime

Voilà une femme qui me fera damner avant le mariage !

Roquefeuille, entrant.

Il y a des gens bien pressés !

Robert, entrant.

Ah ! Maxime ! Parbleu ! j’allais envoyer chez toi !… Sommes-nous seuls ?

Roquefeuille

Oui.

Robert

Eh bien, je suis charmé de vous avoir tous les deux ! J’ai à vous consulter !

Maxime

Comme médecin ?

Roquefeuille

Comme notaire ?

Maxime

Ou comme amis ?

Robert

Comme amis avant tout ! Comme notaire, peut-être ! mais surtout comme médecin !

Roquefeuille

C’est la consultation de Panurge ?

Robert

Et sur la même question, le mariage !

Roquefeuille

Seulement, Panurge était plus fin, il consultait avant.

Maxime

On t’écoute, parle !

Robert

Aux amis, d’abord. Figurez-vous qu’il règne dans cette maison, depuis huit jours, un mystère que j’ai vainement essayé de percer. Ma femme n’est plus la même ; elle me fuit, elle m’évite. Rien ne marche comme d’habitude ; ce sont des allées et venues continuelles de gens que je ne connais pas. Hier, un monsieur fort mal habillé est venu m’offrir les services de son administration, et, après une longue conversation où il n’a été question que de mairie, de voiture de cérémonie, etc., j’ai cru comprendre qu’il s’agissait d’enterrement.

Maxime

Tiens !

{{Personnage|Roquefeu ille|c}}

Et tu n’as pas profité de l’occasion ?

Robert

Ce n’est pas tout !… Ma femme s’enferme des heures entières pour lire, et sais-tu quel roman j’ai trouvé sur son bureau ? Le Code civil… ouvert au titre du mariage… Des droits respectifs des époux !

Roquefeuille

Ah ! c’est curieux !… Y avait-il une corne ?

Robert

Mauvais plaisant !… Enfin, il n’y a pas jusqu’à mes journaux, sur lesquels je ne puis mettre la main depuis huit jours.

Roquefeuille

Étrange ! étrange !

Maxime

Et ta conclusion ?

Robert

La vôtre ?

Roquefeuille

Tu n’as pas d’autres indices ?

Robert

Si ! il y en a d’autres, mais…

Maxime

Mais…

Robert

C’est délicat à dire !

Maxime

On peut tout dire à son notaire.

Roquefeuille

Et à son médecin.

Robert

Eh bien, soit ! Tu vois bien cette porte ?

Maxime

Je la vois.

Robert

C’est la porte de la chambre de ma femme.

Maxime

Eh bien ?

Robert

Eh bien, fais-moi le plaisir de l’ouvrir.

Maxime

Hein ! Pourquoi faire ?

Robert

Fais toujours !

Roquefeuille

Ouvre-lui la porte, pour l’amour de Dieu !

Maxime, allant à la porte de droite.

Soit !… Fermée !

Robert

Eh bien, oui, fermée ! mais fermée comme on ne ferme pas une porte, à un mari surtout ! Or, voilà huit jours qu’il en est ainsi.

Roquefeuille et Maxime, riant.

Ah bah !

Robert

Je vous avouerai, mes chers amis, que votre rire m’agace !

Roquefeuille

Quoi ! elle ne s’est pas même ouverte à cette heure discrète où Psyché éteignait sa lampe ?

Robert

Non !

Roquefeuille

Eh bien, que veux-tu que nous y fassions, mon pauvre ami ? Nous ne pouvons pourtant pas…

Robert

Parbleu ! je le sais bien ! Mais je veux un conseil, un bon conseil !

Maxime

Quel conseil ?

Robert

Celui du notaire d’abord !

Roquefeuille

Marche !

Robert

Ma femme a-t-elle le droit de me refuser…

Roquefeuille

L’obéissance ? Non ! Article 213.

Robert

Ai-je le droit d’exiger…

Roquefeuille

L’obéissance ? Oui !… Même article 213.

Robert

Bon ! Me voilà tranquille sur le fait de la légalité !

Roquefeuille

Tu citeras ta femme en justice pour la…

Robert

Non, non, non ! Seulement, je connais mon droit. C’est énorme !

Roquefeuille

Va toujours ! Tu t’amuses infiniment !

Robert, à Maxime.

Tu comprends bien que je ne me suis pas facilement résigné à ce rôle de…

Maxime

De Tantale ?

{{Personnage|R obert|c}}

De Tantale, soit ! Et que j’ai demandé à ma femme la cause de ce divorce anticipé…

Maxime

Et elle t’a répondu qu’elle était souffrante ?

Robert

Qu’elle était souffrante… des nerfs !

Roquefeuille
et
Maxime

Des nerfs.

Robert

Des nerfs !

Maxime

Eh bien, la raison en vaut une autre !

Robert

La raison est pitoyable, mon cher. Jamais Laurence n’a eu les apparences d’une plus magnifique santé. Elle est fraîche comme à quinze ans, et jolie comme les amours !

Roquefeuille

Tu la vois à travers les lunettes d’un célibataire !

Maxime

Voyons, soyons sérieux ! Te connais-tu quelques torts ? Ta femme est-elle fâchée contre toi ?

Robert

Mais non ! Et la preuve, c’est que, pendant le jour, elle est charmante, presque coquette avec moi ; mais à mesure que le soleil descend sur l’horizon…

Maxime

Les belles de jour se ferment au coucher du soleil ! Et cela a commencé ?…

Robert

Le jour même de mon billet de garde, vous vous rappelez… cette curieuse découverte sur ma nationalité.

Maxime, riant.

Parbleu ! voilà la raison ! N’en cherche pas d’autres ! Elle veut rompre toutes relations avec toi… depuis que tu es Anglais !

Roquefeuille

Oh ! oh ! oh ! Au moment du traité de commerce ? C’est invraisemblable !

Robert, impatienté.

Mon Dieu ! vous plaisantez, là !…

Maxime

Sérieusement, je m’y perds !

Robert

Je n’ai donc plus qu’une ressource, c’est de m’adresser à toi, mon ami. Je veux qu’adroitement, et sans que Laurence s’en doute, tu puisses me dire si ma femme est malade, oui ou non.

Maxime

Comment ! sans qu’elle s’en doute ? Mais, malheureux, as-tu songé que notre seul thermomètre, à nous, médecins, c’est le pouls et la langue ?

Roquefeuille

Et si elle ne s’y prête pas ?

Maxime

S’il ne faut pas qu’elle s’en doute ?…

Robert

Ta, ta, ta, arrange-toi à ta guise ; trouve quelque moyen adroit, détourné, pour arriver à ton but.

Maxime

Mais…

Roquefeuille

Chut ! la porte s’ouvre !

Maxime

Il est grand jour !

Robert

Voici ma femme ; je te laisse avec elle. Viens, Roquefeuille.

Maxime

Non, parbleu ! Mieux vaut que tu sois là !

Roquefeuille, à part.

Et moi aussi !


Scène VIII

Les mêmes, Laurence.
Laurence

Vous ne m’en voulez pas, monsieur Maxime, de vous avoir laissé seul un instant ?

Maxime

Robert m’a tenu compagnie.

Roquefeuille, à part.

Attention ! Roquefeuille… prévenons-la ! (Bas à Laurence.) Méf…

Laurence

Plaît-il ?

Roquefeuille, toussant.

Moi ?… Ah ! mes amis, je crois que je me grippe.

Maxime

Mais ce que je ne vous pardonnerais pas, madame, c’est de nous avoir enlevé madame de Vanvres, si je n’étais assuré que c’est pour empêcher son départ.

Laurence

Précisément !

Roquefeuille, même jeu.

Méfiez-vous.

{{Personnage|Lauren ce|c}}

Vous dites ?…

Roquefeuille, faisant semblant de croire qu’elle a interrompu Robert.

Tu dis ?

Robert

Moi, je n’ai pas soufflé mot.

Roquefeuille, à Laurence.

Il n’a pas soufflé mot !

Laurence

Ah ! je croyais. (À part.) Qu’est-ce qu’ils ont donc ?

Robert, bas à Maxime.

Va donc !

Laurence

Et de quoi parliez-vous quand j’ai interrompu votre conversation ? Y a-t-il de l’indiscrétion à vous le demander ?

Maxime, à part.

Comment arriver ?

Roquefeuille, à part.

Voyons donc comment il va se tirer de là ?

Maxime, haut.

Ah ! oui, madame, je racontais à ces messieurs quelques particularités de mes voyages. Je disais que l’Europe, qui se croit à la tête de la civilisation, a été distancée sur certaines sciences par quelques peuplades océaniennes. La divination, par exemple.

Laurence

La divination !

Roquefeuille, à part.

Voilà le moyen détourné.

Laurence

Vous croyez à cette science ?

Maxime

Oui, madame ; mais je fais une différence extrême entre la science de M. Desbarolles et celle des naturels de Nouka-Riva.

Robert, bas.

Au fait !

Maxime

Exemple, la chiromancie !

Roquefeuille

Ah ! l’y voilà !

Maxime, reprenant.

La chiromancie peut, tout au plus, faire connaître le passé. Donnez-moi votre main, s’il vous plaît !

Roquefeuille, bas, à Laurence.

Ne la donnez pas !

Laurence

Ma main !

Robert, à part.

Enfin !

{{PersonnageD|Roquefeuille| c|bas.}}

Ne la donnez pas !

Laurence, sans comprendre.

Mais…

Robert

Donne donc ta main, chère amie !

Roquefeuille, à part.

Alors, il n’y a qu’un moyen. (À Laurence.) Donnez-moi l’autre.

Maxime, bas, à Robert.

Prends ta montre et compte une minute.

Robert

Je comprends !

Maxime

Main de race, madame. Hum !

Roquefeuille, prenant l’autre main.

Tout à fait aristocratique ! (Robert compte, et regarde Roquefeuille.)

Maxime

Eh bien, qu’est-ce qu’il fait donc, lui ?

Roquefeuille

Je fais la contre-épreuve.

Laurence

Expliquez-moi donc ?

Roquefeuille

Nous allons vous dire la bonne aventure, belle dame !… Laissez faire !

Robert, bas, à Maxime.

Compte !

Maxime

Eh bien, madame, vous avez la main longue, les doigts effilés… vingt…

Roquefeuille

Quarante !

Maxime

Et, ce que nous appelons la main psychique… quarante.

Roquefeuille

Quatre-vingt !

Maxime

Qui doit servir merveilleusement les conceptions d’une intelligence supérieure.

Robert, bas, à Maxime.

Ça y est !

Maxime, de même.

Soixante pulsations !… Le pouls est excellent !

Roquefeuille

Ça y est ! Cent vingt ! Une fièvre de cheval !

Robert

Comment ?

Roquefeuille

Une fièvre de cheval !

{{Personnage| Robert|c}}

Tu es fou, ou ta montre ne va pas !

Roquefeuille

Ma montre ne va pas ? La montre de ma mère !

Robert

Au diable ! Voyons la langue !

Roquefeuille

Voyons la langue ! (À part.) Ouf ! et d’une ! (À Laurence.) Oh ! vous n’en êtes pas quitte, madame… il paraît que ce n’est pas fini.

Laurence

Comment ?

Maxime

Dans l’art de la divination, madame, la main n’est que la première page du livre…

Laurence

Quelle est la seconde ?

Maxime

C’est… ne riez pas d’avance… c’est la langue !

Roquefeuille, à Laurence.

Fermez la bouche !

Robert

Ah ! pour le coup, tu ne me persuaderas pas !

Maxime

Et pourquoi non ? La langue n’est-elle pas l’expression véritable de nos pensées ? Tous nos organes obéissent à notre volonté, la langue seule est indépendante, et, partant, ne saurait mentir, au physique, bien entendu ! On dit : une langue effilée, pour une personne fine et spirituelle ; une langue épaisse, pour un ignorant et un imbécile.

Roquefeuille

Et une langue bien pendue pour un bavard.

Maxime

Oui !

Roquefeuille

Oui !

Maxime

Et qu’y a-t-il d’étonnant à ce que des peuples observateurs aient fait de la langue le miroir de l’avenir ?

Robert

Je me rends ! je me rends ! Et, si Laurence veut bien se prêter…

Laurence

Comment, monsieur, vous voulez… que… (Riant.) Ah ! ce n’est pas sérieux ?

Roquefeuille

Fermez la bouche ! (Elle repince les lèvres.)

Robert

Je te demande pardon, rien n’est plus sérieux !

{{Personnage|Lauren ce|c}}

Ah ! par exemple ! (Elle rit.)

Roquefeuille, mettant son binocle sur son nez.

Allons, belle dame, allons, tirez-nous la langue !

Laurence, éclatant de rire.

Ah ! ma foi ! je ne puis pas !… Ah ! ah ! ah ! (Elle va tomber en riant sur le canapé. Maxime et Robert se regardent, tandis que Roquefeuille leur tire la langue.)

Robert

Manqué !

Maxime, à Roquefeuille.

C’est ta faute !

Roquefeuille

Moi ?

Maxime
et
Robert

Oui, tu l’as fait rire !

Roquefeuille

C’est vous !

Maxime et Robert

C’est toi !

Roquefeuille

C’est vous !


Scène IX

Les mêmes, Léonie.
Léonie

Mon Dieu ! qu’est-ce donc ?

Laurence, riant.

Ah ! l’idée la plus bouffonne !

Maxime, vite.

Ce n’est rien… (À part.) Il ne manque plus que de me ridiculiser à ses yeux ?

Léonie

Ma chambre est prête ; si tu veux donner l’ordre à tes domestiques de porter mes bagages ?

Maxime

Des domestiques ? Ah ! madame !… il n’en faut pas d’autre que moi !

Roquefeuille

Et moi ? (À part.) Rompons les chiens !

Léonie

Ah ! Vous êtes bien galants, tous deux ! Eh bien, suivez-moi !

Maxime

Au bout du monde !

Roquefeuille, bas, à Laurence.

Ouf ! et de deux ! Mais, défiez-vous de ce gaillard-là, il a des idées… légères… (Il se sauve.)


Scène X

Robert, Laurence.
Robert

Ma femme se dit malade, et se porte à merveille ! Nous allons bien voir… Vous me fuyez, Laurence ?

Laurence

Moi ?

Robert

Restez, je vous prie… on croirait que je vous fais peur.

Laurence

Oh !

Robert

Et j’avoue que je serais moi-même tenté de le croire un peu, à voir le soin avec lequel vous m’évitez.

Laurence

Je vous évite ?

Robert

Vous ne direz pas, je suppose, que c’est le hasard seul qui met un tiers dans tous nos tête-à-tête, et élève sans cesse une barrière entre nous deux ?

Laurence

Mais si, vraiment… Je n’ai pas remarqué…

Robert

Vous ne sauriez croire, ma chère Laurence, le plaisir que vous me faites en me parlant ainsi ; car, d’honneur, j’en étais presque arrivé à douter de votre affection !

Laurence

Oh ! quelle idée, Robert !

Robert

Ah ! dame, chère amie, vous le savez, le cœur peut se lasser, à la fin, d’aimer seul, de battre seul, et sans qu’un autre cœur lui réponde, et, alors… Venez donc vous asseoir auprès de moi ?

Laurence, effrayée.

Merci ! merci !

Robert

Encore ! Vous vous éloignez quand je vous appelle ?

Laurence

Je ne m’éloigne pas ! (Elle recule.)

Robert

Venez donc, je vous en prie !

Laurence, s’asseyant.

Il le faut bien !

Robert

Ah ! Et maintenant, ma chère Laurence, que nous s ommes l’un près de l’autre, non plus comme de vieux époux, mais comme de jeunes amants, me direz-vous quel est le sujet de vos préoccupations ?

Laurence

Je vous assure…

Robert

Depuis huit grands jours, ne vivons-nous pas comme des étrangers ?

Laurence, voulant se lever.

Robert !

Robert

Là ! voyez, à l’instant même où, pour la première fois, je vous trouve seule, vous voulez déjà me quitter. Vous ne m’aimez pas.

Laurence

Je ne vous aime pas ! (À part.) Quel supplice !

Robert

Est-ce une jeune fille ? est-ce ma femme qui me parle ?

Laurence, à part.

Oh ! mon Dieu !

Robert

Je vous comprendrais si vous étiez mademoiselle de Croix au lieu d’être madame Maubray, et si mon amour…

Laurence

Mais, je vous assure qu’il n’en est rien, je…

Robert

Si vous m’aimiez, vos yeux se baisseraient-ils devant les miens ?… Si vous m’aimiez, me trouveriez-vous ridicule et ennuyeux ? Si vous m’aimiez, repousseriez-vous le bras qui enlace votre taille ? (Il lui prend la taille.)

Laurence, au comble de l’agitation.

Robert ! Robert !

Robert

Je vous aime, moi ! (Il veut la prendre dans ses bras, elle se débat.)


Scène XI

Les mêmes, Léonie.
Léonie, tenant un carton à chapeau.

Ce n’est que moi, chers amis ; ne vous dérangez pas !

Robert

La peste soit des importuns !

Léonie, bas à Laurence.

Il paraît que j’arrive à temps !

Robert

Comment se fait-il, ma chère Laurence, que vos domestiques n’aient pas annoncé madame de Vanvres ?

Léonie

Comment, m’annoncer ? On ne m’annonce plus maintenant que je suis de la maison.

Robert

De la maison ?

Léonie

Mais, vous voyez bien, j’emménage !

Robert

Comment ! cette chambre dont vous parliez ?

Léonie

Mais c’est ici !

Robert

Ici !

Léonie

Votre femme ne vous l’a pas dit ? C’est qu’elle voulait vous faire une surprise agréable.

Robert, à part.

C’est un garde du corps qu’elle se donne !

Léonie, bas à Laurence.

Il est furieux !

Laurence

M’en voudrais-tu, mon ami, de ce que j’ai fait ?

Robert

Nullement ! J’en suis enchanté, enchanté !

Léonie

J’ai dit à ces messieurs de monter mes effets dans ma chambre.

Robert

La chambre d’amis, à l’autre bout de l’appartement ?

Léonie

Y pensez-vous ? À une lieue de tout pays habité. Je mourrais de peur la première nuit. Non, non ! la chambre qui touche à celle de votre femme (Fausse sortie.)

Robert, furieux.

Dites tout de suite sa chambre, et n’en parlons plus ! (À Laurence.) Enfin, je vous disais, ma chère Laurence…

Léonie

Par ici, monsieur Maxime, par ici !


Scène XII

Les mêmes, Maxime.
Maxime, avec ironie.

Me voilà, madame !

Robert, se promenant avec agitation.

À l’autre !… Ah ! l’on veut me pousser à bout !

{{Personnage|Maxi me|c}}

Qu’est-ce qu’il a donc ?

Léonie

Il a ses vapeurs. Eh bien, et mes cartons à chapeau, et mes robes, et M. Roquefeuille ?


Scène XIII

Les mêmes, Roquefeuille.
Roquefeuille, avec des cartons.

Voilà, voilà, voilà !

Robert

Encore ! Il ne manquait plus que lui ! (Même jeu.)

Léonie

Par ici, messieurs !

Roquefeuille, se débarrassant.

Ouf ! Et on veut que je me marie ?

Robert

Allons ! c’est fini !… je ne suis plus chez moi ?… C’est une gare ! c’est un débarcadère !… Oh ! j’aurais du plaisir à casser quelque chose ! (Il sonne.)

Laurence, bas à Léonie.

Comment cela finira-t-il ?

Baptiste

Monsieur a sonné ?

Robert

Mon Constitutionnel !

Baptiste

Mais, monsieur…

Robert

Je vous demande mon journal ! Est-ce clair ?

Baptiste

C’est que…

Robert

On ne répond pas c’est que… à un homme qui demande le Constitutionnel… Si mon journal n’arrive pas demain, vous serez congédié.

Laurence

On l’aura égaré, mon ami. (À Baptiste.) Allez, et taisez-vous ! (Il sort.)

Roquefeuille, à Robert.

Depuis huit jours, les journaux sont d’une platitude…

Robert

Quelle patience il faut avoir !

Maxime, riant.

Et tout cela, parce que tu n’as pas lu ton journal. Tu peux te vanter d’être un fier original !

Robert

Est-ce que cela te regarde ? Oui, je suis furieux, parce que les journaux ne disparaissent pas ainsi sans laisser de traces ! Voilà huit jours que je n’en ai pas vu un seul !

Maxime

Si c’est là ce qui te chagrine, vois l’heureux hasard ! je puis venir à ton aide.

Roquefeuille

Hein !

Maxime

J’ai précisément le journal les Débats de ce matin dans ma poche !

Laurence, à part.

Ah !

Léonie, à part.

Le maladroit !

Roquefeuille

Il avait bien besoin, celui-là !…

Robert

Ce n’est pas qu’au fond je tienne beaucoup…

Maxime

Si, si ! Il y a précisément une ligne qui me concerne, et, à titre d’ami, tu dois y prendre intérêt.

Roquefeuille, bas à Maxime.

Mais tais-toi donc !

Léonie, de même.

Mais taisez-vous donc !

Maxime

Hein ? Est-ce qu’il y a du mal à dire, madame, que votre nom figure auprès du mien dans les publications des Débats ?

Léonie

À coup sûr, monsieur, vous me compromettez…

Laurence, bas à Roquefeuille.

Il va voir aussi les nôtres !

Roquefeuille

Sac à papier ! Comment parer le coup ?

Robert

Ah ! ah ! vous en êtes déjà là ?… Mes compliments…

Roquefeuille

De condoleance !

Léonie, passant entre Maxime et Robert.

Ne lisez pas ! Je n’ai jamais autorisé M. Duvernet… Ne lisez pas !

Robert

Si fait ! si fait !

Laurence

Comment faire ?

Léonie, bas à Roquefeuille.

Alerte ! (Robert lit le journal.)

{{Personnage|Roquefeuil le|c|à part.}}

Du sang-froid ! de l’audace ! (À Léonie.) Qu’est-ce que vous cherchez, madame ? un morceau de carton ou de papier pour dévider cette laine ?

Léonie

Oui, précisément.

Roquefeuille, à demi-voix.

Le journal ?

Léonie

Compris !

Robert

Où sont donc ces publications, je ne trouve pas ?

Maxime

À la quatrième page !… Ignorant !

Robert

C’est juste !

Léonie, prenant le journal.

Pardon ! mon cher Maubray, voilà ce qu’il nous faut !

Laurence

Oh !

Roquefeuille, à part.

Bien exécuté !

Robert, étonné, se contenant.

Mais, madame, vous n’avez que faire d’un journal tout entier pour dévider un écheveau de laine !

Léonie

C’est parfaitement juste !… Vous voyez que quand j’ai tort je me rends ! (Elle déchire le journal en deux et lui donne la première partie.) Tenez, lisez votre premier-Paris !

Roquefeuille, à part.

Bravo ! Et on veut que je me marie ?… Ah ! non !

Maxime, redescendant à Léonie et lui reprenant la moitié du journal.

Mais non, mais non, madame ! Le paragraphe que je veux faire lire à Robert est dans la seconde partie du journal.

Léonie, bas.

Mon Dieu, que vous êtes insupportable !

Maxime

Vous dites ?…

Léonie

Je ne dis rien !

Maxime

J’ai mal entendu.

Roquefeuille

Animal !

Maxime

Hein ?… (Il tient la moitié du journal, la déchire en deux, et rend à Léonie une partie.) Il y a encore là de quoi dévider dix écheveaux ! (À Robert.) Et si tu veux jeter les yeux… (Il lui donne le quart du journal.)

{{PersonnageD|R obert|c|à part, regardant Léonie.}}

Voilà une petite dame qui me fera tout bonnement commettre un crime. (Prenant le journal à Maxime.) Donne !

Laurence

Perdus !

Roquefeuille

Pas encore ! (Il renverse l’encrier sur la table.) Ah !

Laurence

Ah !

Maxime

Qu’y a-t-il ?

Robert

Il paraît que ce n’est pas fini.

Roquefeuille

Ah ! mon Dieu ! c’est madame qui vient de renverser l’encrier, et de faire une tache énorme sur la table. C’est la mer Noire. Comment réparer ? Vite, madame, un chiffon !

Les femmes

Ah ! mon Dieu ! ça coule !… Vite donc !

Roquefeuille, enlève lentement la feuille que Robert tient, et la donne à Léonie.

Voilà, madame. Essuyez ! essuyez !

Léonie

Essuyons ! (Elle frotte avec le papier.)

Laurence

Il était temps !

Maxime

Mais, madame, pour l’amour de Dieu !…

Léonie

Mêlez-vous de ce qui vous regarde, mon cher monsieur.

Maxime

Mais.

Robert, à Léonie.

Ah çà ! madame, vous moquez-vous de moi, par hasard ?

Léonie

Y pensez-vous ? Je vous assure qu’il n’y paraîtra rien ; mais je suis désolée…

Roquefeuille

Ça ne paraîtra pas du tout.

Robert

Eh ! il s’agit bien de cette table !

Léonie

De quoi s’agit-il donc ? Ce n’est pas de ce chiffon de papier, je suppose ?

Robert

Si fait, madame.

Léonie

C’est vrai ? c’est celui que vous lisiez ? Que vous êtes étourdi, Roquefeuille.

{{Personnage|Roquefeuil le|c}}

C’est donc moi… Mais le mal peut se réparer. Pouvais-je me douter qu’on attachât quelque importance à un méchant bout de journal ? Où est-il passé, maintenant ?

Maxime, le ramassant.

Le voici, mais dans un piteux état !

Roquefeuille

Il est légèrement maculé ; mais avec un peu de bonne volonté !…

Maxime

Impossible d’en déchiffrer une ligne…

Laurence, bas à Léonie.

Je suis sauvée.

Robert, à Léonie, éclatant.

Madame !

Léonie

Mon Dieu ! qu’y a-t-il ?

Robert, hors de lui.

Il y a, madame, que je ne suis pas dupe de tout ceci ! Ce journal n’est qu’un prétexte pour les persécutions continuelles dont je suis l’objet !…

Je ne sais quel mauvais vent a soufflé sur mon ménage, mais depuis huit jours, c’est-à-dire depuis votre arrivée, tout va ici de mal en pis. Ma femme oublie qu’elle est ma femme ; mes amis oublient qu’ils sont mes amis ! Je n’ose affirmer que tout ceci soit votre ouvrage…

Léonie

Mais vous le croyez ?

Robert

Mais je le crois.

Léonie

C’est franc, du moins.

Maxime

Robert !

Laurence

Mon ami !

Robert

Laissez-moi ! car vous êtes tous d’accord ! Laissez-moi !

Laurence

Que voulez-vous faire ?

Robert

Oh ! rien, je ne veux même pas vous imposer le sacrifice d’une amie, et je lui cède la place. (Il sort.)

Maxime, le suivant.

Robert ! Robert ! (Robert lui a fermé la porte sur le nez. — Maxime sort par le fond à gauche. — Musique à l’orchestre jusqu’au baissé du rideau.)


Scène XIV

Roquefeuille, Léonie, Laurence.
Roquefeuille

Eh bien !

Léonie

Eh bien !

Laurence

Eh bien !

Roquefeuille

Encore une victoire comme celle-là, aurait dit Pyrrhus, et c’est fait de nous !

Léonie

Nous avons poussé les choses un peu loin !

Laurence

Ah ! je le sens bien ! Mais que faire maintenant ?

Léonie

Dame !…

Roquefeuille

Il n’y a pas à hésiter. Il faut faire la paix, vite ! vite !

Laurence

Et comment faire la paix ?

Roquefeuille

Ceci, c’est votre affaire ! Quand une place assiégée ne peut plus se défendre, elle arbore le pavillon parlementaire et capitule ! Capitulez !

Léonie

Oui, capitule ! capitule !

Laurence, se dirigeant vers la porte de Robert.

Au fait, vous avez raison ! Qu’ai-je gagné jusqu’ici à cette comédie ?… Aujourd’hui la colère, peut-être demain l’indifférence de Robert… J’ai déjà trop compromis mon bonheur.

Roquefeuille, au fond.

Capitulez !

Léonie, de même.

Capitule !

Laurence, va droit à la porte et veut l’ouvrir.

Fermée !

Roquefeuille

Fermée !

Tous trois

Ah !