Traduction par anonyme.
Hachette et Cie (p. 97-101).


XV

CE QU’IL ADVINT AU CHEVALIER HULDBRAND


DOIT-ON se réjouir ou se plaindre de ce que nos douleurs ne soient pas éternelles ? Certes, il existe des êtres dont l’âme reste unie au souvenir de l’être aimé jusqu’au dernier souffle. Et pourtant, ceux-là même ne ressentent pas longtemps le vide absolu des premiers jours. Peu à peu, des pensées étrangères se glissent entre eux et leur chagrin ; l’instabilité de toutes les choses humaines se reconnaît jusque dans la douleur. Il faut donc plutôt déplorer que nos deuils n’aient pas de longue durée.

Il en alla ainsi pour le sire de Ringstetten ; la fin de cette histoire nous dira si ce fut pour son bien. Les premiers temps, il se montra inconsolable, versant des pleurs aussi amers que ceux de la pauvre Ondine quand il lui avait arraché le collier. Il revoyait le geste gracieux et touchant de la jeune femme offrant la parure à son amie ; son seul espoir était de mourir désespéré. Bertalda mêlait ses larmes à celles du chevalier. Longtemps, ils vécurent ainsi tous deux au château, s’entretenant de la douce Ondine, honorant sa mémoire, ayant presque oublié leur ancien amour dont ils ne voulaient plus parler.

Pour consoler le pauvre affligé, la tendre Ondine venait souvent visiter Huldbrand, la nuit, dans ses songes. Elle s’approchait de lui sans bruit, baisant son front en pleurant, puis s’en allait. Le matin, lorsque le chevalier trouvait, au réveil, sa couche humide de larmes, il ne pouvait savoir si c’étaient les siennes ou celles de sa chère femme.

Petit à petit, les visions devinrent plus rares, la douleur du chevalier se fit moins amère. Peut-être n’eût-il jamais désiré autre chose que de conserver pieusement le souvenir d’Ondine si, un beau matin, une visite inattendue du pêcheur n’eût bouleversé son existence. Le vieillard, ayant appris la disparition d’Ondine, se présenta au château pour réclamer Bertalda, jugeant incorrect que la jeune fille demeurât désormais auprès d’un seigneur qui n’était plus marié.

— Je ne m’inquiète plus, dit-il, de savoir si ma fille m’aime ou ne m’aime pas ; maintenant, il s’agit de son honneur, elle va me suivre.

Le chevalier se représenta avec désespoir la vie triste et solitaire qu’il allait mener après le départ de Bertalda ; il sentit combien elle lui manquerait et, soudain, l’ancien amour se réveilla dans son cœur, il demanda au pêcheur de lui accorder sa fille en mariage. Cette proposition déplut au vieillard. Il avait aimé profondément Ondine et se disait que, peut-être, la chère disparue n’était pas morte — ou bien, si vraiment son corps gisait sous les eaux du Danube, Bertalda en était la cause responsable, bien qu’involontaire, et ne devait point usurper la place de la morte. L’insistance du sire de Ringstetten et les douces prières de la jeune fille eurent enfin raison de sa résistance. Sans témoigner aucune joie de ce mariage, il consentit à rester au château et à assister à la cérémonie.

On envoya aussitôt un messager au Père Heilmann, celui qui autrefois avait béni l’union d’Huldbrand et d’Ondine, pour le prier de venir au château de Ringstetten bénir le second mariage du chevalier. À peine le saint homme eut-il entendu le messager qu’il se mit rapidement en route. Il fit le chemin en moins de temps que le serviteur d’Huldbrand. Lorsque ses membres fatigués faiblissaient ou qu’il sentait la respiration lui manquer, il se répétait : « Courage ! Il est peut-être temps encore d’empêcher un grand malheur, ne faiblit pas, corps trop débile ! »

Alors il repartait, comme poussé par une force mystérieuse, et, marchant sans trêve, il arriva, un soir, dans la cour du château. Les deux fiancés étaient assis l’un près de l’autre, à côté du vieux pêcheur sombre et pensif. Dès qu’ils aperçurent le Père Heilmann, ils se levèrent vivement pour le saluer. Mais, sans s’attarder aux formules de politesse, le Père voulut entraîner Huldbrand dans le château pour lui parler en secret. Le chevalier, surpris, hésitait à le suivre et lui demanda pourquoi il agissait ainsi.

— Après tout, répondit le moine, je puis aussi bien parler devant Bertalda et le pêcheur, car ce que j’ai à vous dire les intéresse autant que vous ; autant savoir tout de suite ce que l’on doit apprendre plus tard. Sachez donc, chevalier Huldbrand, que je dois vous poser une question. Êtes-vous certain de la mort de votre première femme ? Pour moi, cela ne me paraît pas absolument sûr. Je ne veux pas faire d’allusion à son origine, sur laquelle, d’ailleurs, je ne sais rien de positif. Ce que je sais, par contre, c’est qu’elle fut une femme aimante et fidèle. Or voici ce que je dois vous révéler : depuis quelque temps, elle m’apparaît, chaque nuit ; elle se place devant mon lit et me dit, en se tordant les mains avec désespoir : « Empêchez ce mariage, mon père, car je ne suis pas morte. Sauvez son corps et son âme ! » Puis elle se retire en pleurant et soupirant. Ces paroles me semblaient vides de sens, je ne les compris qu’en écoutant votre messager. Je suis accouru, non pour vous unir, mais pour vous séparer. Huldbrand, renonce à cette jeune fille ! Bertalda, renonce au chevalier ! cet homme appartient à une autre femme. Vois, sur son visage, ces plis douloureux : ils te prouvent que son ancien amour n’est pas mort ! Si tu ne renonces pas à lui, sois assurée que jamais il ne te donnera le bonheur.

Tous trois tressaillirent à ces mots, sentant bien que le Père avait raison, mais ils ne voulurent point en convenir. Le vieux pêcheur lui-même s’était si bien fait à l’idée de ce mariage qu’il refusa d’admettre les objections du moine. À la fin, lassé d’entendre réfuter tous ses arguments, le saint homme prit congé de ses trois interlocuteurs. Il ne voulut point accepter les mets qu’on lui présenta, ni l’hospitalité qu’on lui offrait, et partit en hochant douloureusement la tête.

Huldbrand se persuada que le Père Heilmann était devenu visionnaire et, dès le lendemain, fit chercher un autre religieux pour bénir son mariage.