Traduction par anonyme.
Hachette et Cie (p. 76-90).


XIII

COMMENT ON VÉCUT AU CHÂTEAU
DE RINGSTETTEN


PASSONS rapidement sur les premières années qui s’écoulèrent au château. Il serait certes plus conforme aux règles de l’art de montrer comment, peu à peu, l’amour d’Huldbrand pour Ondine s’affaiblit pour se reporter sur Bertalda. Nous nous contenterons pourtant d’en arriver au fait et de dire que la passion du chevalier pour la jeune fille fut récompensée d’un amour égal. Tous deux considéraient maintenant la pauvre Ondine comme un être étranger à leur race. Les larmes de l’infortunée leur inspiraient une crainte vague, mais point de pitié. Parfois, le chevalier semblait éprouver un remords, mais l’ancien amour ne se pouvait réveiller. Il frissonnait à la vue de sa femme, s’efforçait de se montrer affectueux, mais il ne trouvait le repos du cœur qu’auprès de Bertalda, comme lui enfant des hommes. L’auteur, qui a traversé des épreuves cruelles, ne veut pas, en vous racontant les tristesses de l’abandon, réveiller ses propres souvenirs mal assoupis. Mais revenons au château de Ringstetten.

Si Ondine vivait dans la douleur, les deux autres n’étaient certes pas plus heureux ; car celui qui cause les tourments est encore plus à plaindre que celui qui les subit. Bertalda s’aigrissait de plus en plus, croyant voir une revanche jalouse de la femme outragée dans la plus légère contradiction d’Ondine. Elle montrait à tous un air impérieux et dur, imposant ses caprices que la jeune femme devait subir parce que le chevalier donnait toujours raison à celle qu’il aimait.

Ce qui jetait le désarroi dans le cœur des deux complices, c’était le nombre des apparitions qu’ils rencontraient dans les sombres couloirs du château. Ils reconnaissaient Kühleborn dans cet homme de haute taille qui leur barrait souvent le chemin d’un air si menaçant que plusieurs fois Bertalda s’était évanouie de terreur. Mais ils se rassuraient en songeant à l’innocence d’un amour que ni l’un ni l’autre n’avait jamais déclaré. D’ailleurs, si la jeune fille quittait le château, où irait-elle ? Le chevalier avait, selon sa promesse, envoyé un messager au père de Bertalda. La réponse du vieux pêcheur, confuse et difficile à lire, semblait contenir un blâme, un avertissement troublant.

« Me voilà seul désormais, disait-il ; ma chère femme est morte. Bertalda est mieux auprès de vous que dans ma chaumière désolée, mais si jamais elle fait le moindre mal à ma chère Ondine, je la maudis ! »

La jeune fille n’accorda aucune attention à la menace, ne retenant que la permission tant désirée de se fixer au château de Ringstetten.

Or, un matin, comme Huldbrand venait de sortir à cheval, Ondine appela les serviteurs et leur commanda de boucher avec une énorme pierre un grand puits situé au milieu de la cour du château. Étonnés, les serviteurs lui firent observer respectueusement que ce serait bien incommode de ne plus se servir du puits, car il faudrait chercher l’eau très loin, tout au fond du vallon.

— Mes braves amis, répondit la jeune femme avec un triste sourire, je suis désolée de vous imposer ce surcroît de fatigue, mais il est indispensable de condamner ce puits. Croyez en ma parole : c’est le seul moyen d’éviter un grand malheur.

Touchés de la douceur de leur jeune maîtresse qu’ils adoraient, les serviteurs n’ajoutèrent pas une parole et s’empressèrent d’exécuter ses ordres. Déjà, ils soulevaient un gros quartier de roche pour l’élever jusqu’à la margelle du puits, lorsqu’ils virent accourir Bertalda. Elle leur ordonna de cesser sur-le-champ leur travail, déclarant que l’eau de ce puits possédait une pureté incomparable, qu’elle s’en servait pour sa toilette, et que, seule, cette eau pouvait conserver la blancheur de son teint.

Mais, cette fois, Ondine ne s’inclina pas devant la volonté de Bertalda. Elle répondit, d’un ton doux quoique ferme, qu’elle était seule maîtresse en sa demeure et ne devait de comptes qu’à son époux et seigneur.

— Voyez ! voyez ! s’écria la jeune fille avec colère, cette eau transparente s’agite, moutonne et s’enfle ! On dirait qu’elle a compris qu’on allait lui dérober les chauds et clairs rayons du soleil et la priver de ce pour quoi elle a été créée : refléter joyeusement les visages humains !

En effet, l’eau grondait et bouillonnait au fond du puits, comme si quelque chose eût voulu en jaillir. Ondine réitéra plus énergiquement son ordre ; mais déjà les serviteurs, heureux de lui être agréables et de désobéir à l’impérieuse Bertalda, avaient soulevé la pierre et la déposaient sur l’orifice du puits. Dès que ce fut fait, Ondine se pencha sur la pierre et y traça, avec son doigt, quelques signes. Lorsqu’elle s’éloigna, les serviteurs s’approchèrent et se demandèrent avec surprise de quel instrument aiguisé elle avait bien pu se servir pour tracer ces signes étranges qui ne se trouvaient pas auparavant sur la pierre.

Le soir, Bertalda attendit le retour du chevalier pour se plaindre en pleurant du procédé d’Ondine. Huldbrand jeta un regard courroucé sur la jeune femme qui baissa tristement la tête.

— Mon cher seigneur ne blâmerait pas le dernier de ses sujets sans avoir entendu sa défense. Voudrait-il faire moins pour sa propre épouse ? dit-elle.

— Eh bien ! parle donc et dis-nous pourquoi tu as agi ainsi.

— Je voudrais te le dire sans témoin.

— Ne peux-tu donc pas parler devant Bertalda ?

— Si tu me l’ordonnes, j’obéirai, mais, je t’en supplie, ne fais pas cela.

Elle prononça ces mots d’un ton si humble, si soumis, que le cœur d’Huldbrand tressaillit de pitié et s’émut au souvenir de l’ancien amour. Il prit tendrement sa femme par la main et l’emmena dans son appartement.

— Tu te rappelles mon oncle Kühleborn, dit alors Ondine ; je crois même que tu t’irrites de le rencontrer parfois dans ce château, et Bertalda elle-même en est souvent effrayée. Tu sais qu’il n’a pas d’âme et qu’il ne comprend pas les choses de la même manière que nous. Mais il m’aime, il s’obstine, malgré moi, à veiller sur mon bonheur. Il sait que parfois tu me parles avec sévérité ; alors je verse des larmes de douleur, tandis que Bertalda semble satisfaite. Cela lui met dans la tête mille pensées absurdes. Il se croit obligé de se mêler sans cesse à notre existence. J’essaie de lui faire comprendre que les peines et les joies d’amour sont liées les unes aux autres par un charme doux et mystérieux ; mais je parle vainement, il ne me croit pas. Pourtant, à travers les larmes, le sourire peut briller, et quelquefois le sourire amène les larmes.

Elle regarda timidement son mari en souriant et pleurant comme elle le disait, et le chevalier sentit soudain en son cœur l’ivresse des premiers temps d’amour. Ondine le comprit et, se serrant plus fort contre la poitrine d’Huldbrand, reprit :

— Comme je ne puis réussir à persuader cet oncle dont je redoute la tendresse, il m’a bien fallu, pour m’en débarrasser, lui enlever le moyen d’entrer ici. Le puits de la cour est le seul endroit par où il peut pénétrer au château, parce qu’un de ses amis qui en est le possesseur le laisse passer, tandis qu’il est brouillé avec tous les autres génies des puits, fontaines et cours d’eau de la région. Ce n’est que beaucoup plus loin, vers le Danube, qu’il retrouve son pouvoir. Voilà pour quelle raison j’ai fait boucher le puits, et tracé sur la pierre des signes magiques qui enlèvent tout pouvoir à cet oncle trop bien intentionné. Ces signes n’ont pas de puissance sur les hommes, tu peux donc satisfaire le désir de Bertalda. Mais elle ne se doute pas de ce qu’elle exige. C’est à elle surtout qu’en veut Kühleborn, mais si ce que mon oncle redoute et prédit arrivait, toi-même, mon bien-aimé, tu serais en danger !

Huldbrand, plein d’admiration pour la noble créature qui se privait volontairement d’un puissant protecteur et n’hésitait pas à encourir les reproches de Bertalda, la serra dans ses bras avec amour.

— La pierre restera où tu l’as fait mettre, dit-il, et tout sera réglé ici selon ta volonté, ma chère femme adorée.

Ravie d’entendre enfin les mots d’amour qu’elle attendait en vain depuis si longtemps, Ondine reprit, après avoir rendu au chevalier ses caresses :

— Mon doux seigneur, j’oserai t’adresser une prière, puisque je te retrouve aimant et tendre. Songe, ami, à ce qui se passe parfois, en été : au milieu d’une journée radieuse, on voit soudain le ciel éclatant se couvrir de nuages, comme d’une couronne où brillent les éclairs, où gronde la foudre. C’est alors que l’été semble le roi, le dieu de la terre. Il en est de même pour toi. Lorsque je t’ai mécontenté, ta voix gronde et tes yeux lancent des éclairs. Tu me sembles encore plus beau et plus grand, mais ensuite je pleure. Je t’en supplie, évite de te montrer ainsi courroucé contre moi quand nous serons près d’un fleuve, d’une fontaine ou d’un lac. Mes parents reprendraient alors sur moi le droit qu’ils ont perdu, et m’arracheraient à toi, indignés d’entendre offenser une des leurs. Ils m’obligeraient à vivre auprès d’eux, loin de toi, dans leur palais de cristal, et jamais plus on ne me permettrait de te revoir. Ou bien, si par malheur ils me renvoyaient vers toi, alors, ô mon bien-aimé ! ce serait pour une mission effrayante ! Sois doux et bon pour ta pauvre Ondine. Hélas ! si tu savais ce que causerait la perte de ton amour !

Huldbrand jura tendrement de faire ce que lui demandait sa femme et d’éviter toute occasion de mécontenter ses parents. Les deux époux, remplis de tendresse comme au temps de leur amour, sortaient de leur appartement, lorsqu’ils rencontrèrent Bertalda.

— Eh bien ! dit-elle d’un ton rogue et maussade, il est fini, je pense, votre mystérieux entretien ! Maintenant, je vais donner aux ouvriers que je viens d’appeler l’ordre d’enlever la pierre du puits.

Le chevalier, outré de l’insolence de Bertalda, répondit sèchement :

— La pierre restera où elle est.

Les ouvriers se retirèrent, enchantés, en jetant des regards moqueurs sur la jeune fille qui pâlit, serra les lèvres et regagna son appartement.

À l’heure du dîner, on l’attendit en vain. Un valet chargé d’aller la quérir trouva la chambre déserte. Sur une table, un pli était disposé, adressé au sire de Ringstetten. Le serviteur le porta aussitôt à son maître qui, ayant rompu le cachet, lut avec stupeur le message suivant :

« J’avais oublié que je ne suis qu’une humble fille de pêcheur, pardonnez-moi de m’en être souvenue si tard et vivez heureux auprès de la belle Ondine. Je retourne à la chaumière paternelle. Adieu. »

Ondine, désolée, pria son mari de courir à la recherche de la fugitive. Hélas ! point n’était besoin de stimuler le zèle du chevalier chez qui venait de se réveiller l’ardent amour qu’il éprouvait pour Bertalda. Il parcourut fiévreusement le château, interrogeant tous les serviteurs, visitant toutes les chambres ; puis, il sauta sur un cheval qu’on lui amenait. Au moment où il allait s’élancer dans la direction de la ville, un écuyer lui cria qu’il venait de rencontrer la jeune demoiselle sur le chemin de la Vallée noire.

— Dans la Vallée noire ! gémit Ondine. N’y va pas, Huldbrand. Oh ! n’y va pas ! ou bien emmène-moi !

Ses cris se perdirent dans le vent ; le chevalier avait disparu sans entendre les supplications de sa femme. Ce que voyant, Ondine fit amener son blanc palefroi, bondit légèrement en selle et s’enfonça au galop à la poursuite du chevalier, après avoir défendu aux écuyers de l’accompagner.

La Vallée noire s’étendait fort loin, du côté de la montagne. On la nommait ainsi à cause de l’obscurité qui régnait sous les grands arbres dont elle était entourée. Un ruisseau descendait d’une masse de rochers et promenait au milieu des terres ses eaux assombries par le reflet des hauts sapins de la forêt. À cette heure du crépuscule, le paysage prenait un aspect sauvage et fantastique. Le sire de Ringstetten galopait, partagé entre la crainte de ne pas rejoindre la jeune fille avant la nuit et celle de la dépasser sans l’apercevoir. Il se demandait, tout en suivant le ruisseau, s’il ne se trompait pas de chemin. Son cœur battait à se rompre à la pensée que Bertalda, si craintive, allait être perdue en pleine nuit, sous un ciel menaçant où grondait par moment la tempête. Soudain, il aperçut une forme blanche, et, transporté de joie à la pensée de retrouver la jeune fille, il éperonna son coursier. Mais le noble animal se cabra violemment, refusant d’avancer dans la direction où l’engageait son maître, si bien que celui-ci, impatienté, sauta à terre et l’attacha à un arbre. Aussi bien, il lui eût été impossible de traverser à cheval les broussailles enchevêtrées. Les ronces lui déchiraient la figure, le tonnerre grondait de plus en plus fort. Le chevalier jetait des regards inquiets sur le pays étrange qu’il parcourait, tout en se hâtant vers la forme blanche qu’il distinguait de plus en plus nettement, étendue sur le sol. Il arriva tout près d’elle en faisant craquer les branches et résonner ses éperons, il appela : « Bertalda ! Bertalda ! » La jeune fille, immobile, ne répondit point. Alors, il se pencha vers elle, cherchant à pénétrer l’obscurité pour reconnaître les traits aimés. Soudain, un éclair sillonna le ciel, éclairant une hideuse figure grimaçante, et une voix étouffée ricana :

— Donne-moi un baiser, mon bel amoureux !

D’un bond, Huldbrand se rejeta en arrière avec un cri d’effroi. Mais la forme blanche se leva et le suivit en murmurant d’un ton menaçant :

— Va-t’en, va-t’en chez toi ! Les esprits veillent ; si tu vas plus avant, tu seras ma proie !… Et les longs bras blancs se tendaient d’un geste impérieux.

— Ah ! maudit Kühleborn ! c’est donc toi ! Je te reconnais ! Tiens ! le voilà ton baiser ! s’écria le sire de Ringstetten en reprenant son sang-froid. Il tira son épée et en porta un coup terrible sur la forme blanche qui disparut en une masse d’eau écumante dont le chevalier se trouva tout inondé.

— Ah ! il veut m’empêcher de rejoindre Bertalda, murmura-t-il, certain maintenant de l’identité de son adversaire. Il s’imagine que la peur me fera reculer en abandonnant cette malheureuse enfant à sa vengeance ! Mais je le vaincrai, cet esprit maudit, il ne sait pas de quoi est capable un homme qui veut une chose de toutes les forces de son cœur !

Huldbrand, plus décidé que jamais, continua sa marche. Cette fois, le succès couronna ses recherches. À peine arrivé à l’endroit où son cheval était attaché, il entendit un faible sanglot. S’élançant dans la direction d’où venait le bruit, il ne tarda pas à rejoindre Bertalda éperdue qui s’efforçait de gravir la colline pour fuir l’effrayante obscurité de la vallée. La jeune fille avait perdu toute sa fierté et son arrogance. Toute au bonheur de ne plus se sentir seule dans cette nuit terrible, elle n’essaya point d’échapper à celui qui venait la chercher et le suivit sans résistance. Comme elle était épuisée de terreur et de fatigue, le sire de Ringstetten voulut la faire monter sur son cheval, mais l’animal se cabra si furieusement que la jeune fille, tremblante, ne put se tenir en selle. Huldbrand, tirant son cheval d’une main, soutenant de l’autre Bertalda, tenta de rentrer à pied. Au bout de quelques pas, il y fallut renoncer. La fugitive venait d’éprouver une telle frayeur en apercevant de loin Kühleborn, que ses forces la trahirent. Elle roula sur le sol en murmurant :

Bertalda dans la Vallée noire

— Laissez-moi, noble chevalier, je suis punie en cet instant de mes folies, je dois mourir ici.

— Jamais je ne vous abandonnerai, mon amie, s’écria Huldbrand, tout en s’efforçant de maîtriser son cheval qui s’emportait, ruait avec une fureur croissante. Craignant que l’animal ne blessât Bertalda, il voulut l’éloigner en le tirant par la bride, mais la jeune fille, folle d’angoisse, le rappela d’une voix désespérée en le suppliant de rester auprès d’elle. Le chevalier eût voulu courir auprès de son amie ; mais il n’osait lâcher la bride de son cheval, redoutant de le voir s’élancer sur l’endroit où gisait Bertalda. Dans cet extrême embarras, quelle ne fut pas sa joie d’entendre le bruit d’une voiture qui se dirigeait sur eux. Il la héla aussitôt, une voix d’homme répondit ; quelques instants plus tard, une grande carriole recouverte d’une toile blanche s’arrêta devant les voyageurs.

Sautant à bas de son siège, le conducteur s’approcha du cheval écumant et dit :

— Je sais ce qu’il y a ; la première fois que j’ai traversé cette vallée, pareille chose est arrivée à mes bêtes. C’est un méchant génie, habitant ces contrées, qui s’amuse à l’exciter. Heureusement, je connais le moyen d’apaiser votre cheval, je n’ai qu’à lui glisser un mot à l’oreille. Vous allez voir l’effet.

— C’est bon, c’est bon, dépêchez-vous, ordonna le chevalier.

Le charretier s’approcha de l’oreille de l’animal en furie, lui dit un mot à voix basse, et aussitôt le cheval se calma. Huldbrand ne s’attarda pas à demander des explications, il accepta la proposition du conducteur qui offrait de prendre Bertalda dans sa voiture où on l’étendrait confortablement sur des ballots de coton.

— Montez à côté d’elle, ajouta l’homme, j’aurai bientôt fait de vous ramener à Ringstetten.

Huldbrand attacha sa monture derrière la carriole et prit place à côté de la jeune fille, tandis que le charretier guidait l’attelage. L’orage s’éloignait. Dans le silence d’une nuit apaisée, les deux voyageurs rassurés, causaient avec abandon. Huldbrand reprocha tendrement à Bertalda sa fuite précipitée ; elle, émue, s’excusait humblement et chacune de ses paroles pénétrait au cœur de celui qui l’aimait. Il répondait d’une voix passionnée, lorsque la voix du conducteur résonna dans la nuit :

— Holà ! mes chevaux ! levez les pieds ! Encore un effort ! Vous savez ce qui vous reste à faire ! Hardi !

Le sire de Ringstetten, troublé, tressaillit et se penchant vivement hors de la voiture, vit avec terreur que les chevaux s’avançaient péniblement au milieu d’une eau bouillonnante dans laquelle ils semblaient nager ; les roues de la voiture tournaient comme celles d’un moulin ; le charretier s’était installé sur le toit de la carriole.

— Ah ! çà, quel chemin prends-tu ? cria le chevalier. Ne vois-tu donc pas que tu nous conduis au beau milieu de la rivière ?

— Non pas, répondit l’homme en éclatant de rire ; c’est justement le contraire. Voyez vous-même : les eaux marchant sur nous, envahissant tout.

Et, en effet, la vallée tout entière disparaissait sous un flot montant ; les vagues s’agitaient en grondant.

— C’est encore ce misérable Kühleborn qui s’acharne contre nous ; il doit chercher à nous noyer. Mais tu sais probablement une formule contre ses maléfices ?

— Bien sûr que j’en sais une, mais je ne veux pas l’employer avant que vous ne sachiez mon nom.

— Le moment est mal choisi pour nous le faire connaître, ces flots montent sans cesse. Que m’importe ton nom !

— Il t’importe plus que tu ne le crois, chevalier. Je m’appelle Kühleborn.

Comme il achevait ces mots, la voiture soudain disparut, se changeant en un tourbillon d’écume, les chevaux s’évanouirent de même, tandis que le charretier se courbait et se fondait, à son tour, en une vague gigantesque qui s’abattit sur les deux voyageurs. Ceux-ci, d’un effort vigoureux, revinrent à la surface, cherchant à nager, mais de hautes vagues accouraient sur eux. Ils allaient être submergés quand une voix douce domina tout à coup la tempête. À la lueur pâle de la lune, on vit apparaître Ondine sur le faîte de la colline. Elle parlait aux flots déchaînés sur un ton de prière et de menace. Aussitôt, la plus haute des vagues s’enfuit en murmurant ; à sa suite, l’immense nappe d’eau disparut rapidement. Ondine accourut, tendit la main à Huldbrand et à Bertalda et les conduisit dans une prairie où elle leur prodigua les soins les plus tendres. Quand ils eurent repris leurs forces, elle aida la jeune fille à monter sur le cheval et tous trois rentrèrent en silence à Ringstetten.