On n’est pas des bœufs/Un pèlerinage


UN PÈLERINAGE


Ce que j’aime dans l’Église catholique, c’est son incontestable aptitude organisatrice.

Dans toutes les affaires qu’elle entreprend, depuis Lourdes (la plus florissante entreprise du siècle) jusqu’au plus humble pèlerinage régional, on retrouve cette maîtrise de l’art subtil de bien remplir la caisse et de ne laisser rien à l’imprévu.

Pas plus tard qu’aujourd’hui, je viens d’assister au pèlerinage qu’ont fait, à Notre-Dame-de-Grâce, plusieurs milliers de braves gens de Lisieux et des environs.

C’est une de mes meilleures et plus gaies journées de la saison.

Chaque pèlerin était muni d’une petite brochure, mi-indicateur, mi-recueil de cantiques, dont la lecture à froid dégage un comique assez analogue à celui des Poêles mobiles de ce pauvre Mac-Nab.

Quelques extraits pourront sans doute en donner une légère idée :

3e pèlerinage lexovien
à Notre-Dame-de-Grâce
le 29 août 1895
matin
1er train (départ). 6h. 10
2e train     —      6h. 27

Les billets de pèlerinage ne sont pas délivrés par les employés du chemin de fer, mais aux sacristies des paroisses de la ville, et par MM. les curés de campagne à leurs paroissiens.

Ne jamais chanter avant les départs ni pendant les arrêts.

En partant de Lisieux, on entonnera le cantique suivant :


AVE MARIA
(Air de Lourdes.)


Déjà de l’aurore
Les feux ont brillé
Et l’airain sonore
Annonce l’Ave.
Ave, Ave, Ave Maria (bis).
Franchissons l’espace, (42 kilom. !)
Heureux pèlerins ;
Allons tous à Grâce
Chanter nos refrains.

Devant l’église du Breuil, on chantera trois fois, en l’honneur du patron de la paroisse :

Sancte Germane, ora pro nobis.

Après la station du Breuil, prière du matin.

Avant la station de Pont-l’Évêque, on chantera trois fois :

Sancte Michaël, ora pro nobis.

(Bien que personne ne m’ait chargé de cette commission, je crois devoir déclarer que le Michaël de Pont-l’Évêque n’a rien de commun avec le jeune recordman anglais du même nom.)

En quittant Pont-l’Évêque, on chantera le cantique suivant :


LOUANGE À MARIE

Unis aux concert des anges,
Aimable reine des cieux,
Nous célébrons tes louanges
Par nos chants mélodieux. (Mélodieux !) etc., etc.


Après la station de Quetteville, chapelet. (Remarquez comme se fouille le patron de l’église de Quetteville. Est-ce que saint Machin aurait démérité ?)

Arrivée à Honfleur : Détacher et donner en sortant de la gare le coupon d’aller.

PROCESSION

La procession partira de la gare après l’arrivée du deuxième train et marchera lentement.

On se rangera dans l’ordre suivant et sans distinction de paroisse :

Suisses
Bannières paroissiales

Croix
Garçons Garçons
F
a
n
f
a
r
e
HommesHommes
Clergé
Filles Filles
B
a
n
n
i
è
r
e
s
Femmes Femmes

Nous demandons instamment à tous les pèlerins d’unir leurs voix pour que les chants s’exécutent avec entrain.

En face de l’église Saint-Léonard, on chantera trois fois :

Sancte Léonarde, ora pro nobis.

Et en passant près de l’église Sainte-Catherine, trois fois également :

Sancta Catharina, ora pro nobis.

Avant d’arriver à la chapelle, on commence le cantique suivant :


À NOTRE-DAME-DE-GRÂCE
(Air : Unis au concert des anges.)

Nous avons franchi l’espace, (42 kilom. !)
Qui nous séparait de vous,
Ô Notre-Dame-de-Grâce,
Pour nous mettre à vos genoux.
La jeunesse,
La vieillesse,
À vous tout âge a recours,
L’innocence,
La souffrance
Implorent votre secours.


(Forcé d’écourter, je cite seulement deux couplets de ce pimpant petit cantique.)


De son esquif il regarde
La chapelle des marins
Et dit : La Vierge nous garde,
Nous aurons des jours sereins.


(Enfoncé, le filage de l’huile !)

Etc., etc., etc.


Après la messe et la première communion, récitation de cinq « Pater » et de cinq « Ave » pour :

L’Église,

La France,

Le diocèse de Bayeux,

Les paroisses des deux cantons de Lisieux,

L’expédition de Madagascar.

Trois « Pater » et trois « Ave » aux intentions particulières des pèlerins, et le De Profundis pour les défunts, amis ou parents de pèlerins.

L’office du matin sera terminé par un allegro militaire, exécuté par la fanfare.

Après une matinée bien remplie, les pèlerins seront libres jusqu’à 3 h. 1/2. Les cantiques à la Vierge sont remplacés par des engouffrements de fricots énormes, de cidre torrentiels et de petits calvados sans nombre.

Après quoi, assemblée, sermon, nouveaux cantiques, magnificat, salut, etc.

Un léger extrait de ces chants :


Jadis, l’Anglais foula notre patrie,
Nous gémissions sous le joug étranger.
Le vieux Gaulois se lève et dit : « Marie,
Si vous voulez, notre sort peut changer. »
Jeanne paraît ! etc.


Étrange ! On appelle Marie et c’est Jeanne qui vient ! Manque d’organisation !

La fin de la petite brochure est consacrée à de menus détails extraordinairement pratiques.

Hein ! tout de même, si Pierre l’Ermite avait organisé sa croisade avec une fanfare et cette précision, croyez-vous que le tombeau du Christ

Serait encore aux mains des mécréants ? (Bis.)