On n’est pas des bœufs/L’or mussif


L’OR MUSSIF


Tout d’abord, je tiens à remercier publiquement l’édilité parisienne de la délicate surprise qu’elle m’a faite pendant ma courte absence de Paris.

Elle a bien voulu remettre en place l’horloge pneumatique de la rue Royale, en face de la Madeleine, cette horloge dont la disparition m’avait fait pousser, ici même, d’étincelantes clameurs.

J’aimais déjà beaucoup l’édilité parisienne ; je l’aime plus encore, maintenant, — si cela est possible — pour sa charmante attention.

… Divers bruits ont couru, dans certaine presse, sur le but de mon voyage à Londres.

D’après les uns, j’aurais été chargé d’une mission assez louche auprès de personnages plutôt ténébreux, au sujet d’une très vilaine affaire sur laquelle il ne sied point de s’étendre pour le moment.

D’autres assurent froidement que j’allais tentativer un léger chantage auprès du nouveau Lord-Maire, qui aurait encouru, en 1872, une condamnation auprès du tribunal correctionnel de Rambouillet.

On va jusqu’à affirmer… Mais que n’affirme-t-on point ?

Bref, on a tout dit, sauf la vérité.

La vérité ! Mais je n’ai aucun intérêt à la cacher, la vérité !

Je suis allé à Londres organiser le lancement d’une nouvelle affaire bien parisienne, celle-là, et de tout repos.

Il s’agit des placers de Saint-Georges-Fountein, inépuisables à ce que m’a affirmé Paul Escudier, qui doit s’y connaître, puisqu’il est conseiller municipal de ce quartier[1].

Ce que vaut l’affaire, l’avenir le dira.

La parole est à l’avenir ; attendons en prenant un bock.

… Ce n’est pas la première fois que je m’occupe d’affaires d’or, avec succès.

Dans le temps (oh ! comme ça ne me rajeunit pas, tout ça !), je menais au Quartier Latin une vie d’étudiant d’autant plus douce que j’en avais soigneusement banni les formalités les plus ennuyeuses, entre autres : les cours à suivre et les examens à passer.

Quand il faisait beau, je vivais dans le Jardin du Luxembourg ou aux terrasses des cafés.

Quand il faisait vilain, je me décidais à pénétrer dans l’intérieur des brasseries.

(N’exagérons rien : très passionné, à cette époque, pour les sciences physiques, je hantai souvent divers laboratoires. Saluons en passant mon premier maître en chimie, M. Berthelot, pour qui j’ai conservé une inaltérable et sympathique admiration.)

Un soir, dans je ne sais plus quelle petite brasserie de la rue Monsieur-le-Prince, il nous arriva, à mon ami Charles Cros et à moi, d’avoir une de ces conversations qui nous amusaient tant.

J’annonçai gravement à Cros que j’avais fait dans l’après-midi une découverte comme on n’en fait pas deux dans un siècle.

La fortune ! c’était la fortune !

— Imagine-toi, mon vieux, que j’ai trouvé le moyen de démussifier l’or !

(Pour celles de mes lectrices qui pourraient l’avoir oublié, je dirai que l’or mussif est un bi-sulfure d’étain qui n’a du précieux métal que l’aspect.)

Et Cros, entrant dans la plaisanterie :

— Tous mes compliments, mon vieux ! En effet, c’est la fortune !

À la table à côté, un jeune homme fort bien mis, et sûrement pas du Quartier, ouvrait d’avides oreilles.

— Tu comprends, repris-je, l’or mussif coûte dans les 30 ou 40 fr. le kilogramme. La démussification me revient à 14 fr., pas plus.

— Oui, objectait Cros, mais il y a le déchet.

— Environ 25 pour 100… Ça me laisse encore un joli bénéfice, puisque j’obtiens de l’or pur qui vaut 3,000 francs le kilo.

À ce moment, le jeune homme bien mis ne put y tenir.

Avec mille courtoisies, il nous offrit une bouteille de champagne…

Nous consentîmes.

Et nous causâmes.

De son crayon, il avait fait sur le marbre un rapide calcul, établissant que l’or pur nous reviendrait, grâce à notre procédé, à moins de 50 francs le kilo.

Cros et moi, je le jure, nous n’eûmes pas la pensée, une minute, que ce jeune homme apportait la moindre créance à notre loufoquerie.

Un garçon spirituel, pensions-nous, qui trouvait drôle notre fantaisie, et qui s’en faisait, pour un instant, le joyeux complice.

Il n’en était rien.

Nous avions causé, Cros et moi, avec un tel sérieux (ainsi que cela nous était coutumier, même en les plus folâtres occurrences), que le bon jeune homme avait coupé dans le godant comme dans du beurre.

Cette opération de prendre l’or mussif et de le démussifier lui paraissait si simple qu’il se demandait comment l’idée n’en était déjà pas venue à de préalables chimistes.

La petite plaisanterie dura huit jours.

Le brave jeune homme riche tenait absolument à nous commanditer.

En attendant, il nous payait des déjeuners, des dîners, des soupers, que notre absence totale de dignité nous autorisait à accepter.

Et puis, un jour, il disparut brusquement.

Nous apprîmes, par la suite, qu’une petite femme de brasserie, extrêmement cupide, l’avait déconseillé de mettre un sou dans notre affaire.

Nous le regrettâmes peu, car il commençait à nous raser, cet imbécile, avec son or mussif.


  1. L’élection d’Escudier comme conseiller municipal du quartier Saint-Georges demeurera un des bons souvenirs de ma vie :

    George Auriol avait fait une chanson électorale qui obtint un vif succès. Le refrain en était :

    Tararaboum de hay !
    Votons pour Escudier !
    C’est l’plus plus chouett’ du quartier !
    Tararaboum de hay !