On n’est pas des bœufs/Irrévérence


IRRÉVÉRENCE


La jeunesse actuelle a bien des défauts, mais on ne saurait l’accuser de professer un respect excessif pour les aïeux illustres ou les grands aînés.

La jeunesse actuelle considère que la portion assez importante, en somme, de l’humanité, née avant la guerre, se compose uniquement de vieilles bêtes et de sordides crapules.

Je ne m’amuserai même pas à relever l’exagération d’un tel dire, et je passerai tout de suite à la partie anecdotique de mon machin.

Le jour des obsèques de Pasteur, le fils d’un de mes amis haussait ainsi les épaules :

— Pasteur ! Mais si nous avions un gouvernement sérieux, au lieu des fantoches qui nous régissent, c’est dans une maison centrale que serait mort ce vieux farceur qui empoisonne l’humanité avec ses sales vaccines !

Ce n’était déjà pas trop mal, dites ; mais il alla plus loin encore :

— Vous les trouvez bien, ces vers-là ? Mais c’est de la poésie complètement gâteuse !… On dirait du Hugo !

Tous les propos de mon jeune homme se tiennent dans cette tonalité.

M. de Monthyon, dont, pourtant, la mémoire est respectée de tous, savez-vous comment mon jeune homme le désigne ?

Il l’appelle ce vieux saligaud de Monthyon !

Parce que, dit-il, ce brave homme aurait donné son nom à une rue où les plaisirs d’amour sont éminemment variés et non exempts, paraît-il, d’un côté quasi-commercial.

Qu’est-ce que vous voulez répondre à une aussi évidente mauvaise foi ?

Connaissez-vous dans l’histoire de l’Art Industriel un exemple plus réellement beau, plus, tranchons le mot, héroïque que celui de Bernard de Palissy brûlant son mobilier et son plancher pour achever la cuisson de ses remarquables céramiques ?

Eh bien ! la grande ombre de Bernard Palissy n’a pas su trouver grâce devant l’irrespect de ce jeune homme, si moderne ; il l’appelle cette vieille andouille de Palissy.

— Pourquoi ? fais-je un peu interloqué.

— Parce qu’on est pas bête à ce point-là. Il faut être crétin comme l’était ce huguenot ! Brûler un admirable mobilier de l’époque, de superbes bahuts Henri II, des lits Charles IX de toute beauté, des fauteuils François Ier épatants, tout ça pour obtenir un plat comme on en trouve à 4 fr. 50, et tant qu’on veut, au Grand Dépôt de la rue Drouot !… On l’a f… à la Bastille où il est mort, votre Bernard : on a bien fait !

La conversation continua longtemps sur ce ton-là.

Je commençais à m’y faire.

Mais, vraiment, je ne pus me défendre d’un vif sursaut, en entendant mon jeune homme proférer :

— C’est encore comme cette vieille fripouille de saint Vincent de Paul !…

Certes, on ne saurait m’accuser d’être un ultramontain endurci : j’ai lu Voltaire, Diderot et tous les encyclopédistes ; mais j’ai gardé assez de liberté d’esprit pour reconnaître le mérite partout où il se trouve : j’éprouve, notamment, sans partager ses idées, une profonde estime pour la personnalité de saint Vincent de Paul.

Aussi, m’indignai-je :

— Ne touchez pas au souvenir de saint Vincent de Paul, car celui-là est un saint, un vrai saint dont le nom brille au martyrologe de l’humanité.

Mais le jeune homme de rire plus fort :

— Saint Vincent de Paul ! Dites-moi donc ce qu’il a fait de si chouette, votre ratichon ?

— Il a sauvé de la mort mille et mille orphelins.

Il sauva de la mort mille et mille orphelins ! Ça c’est un beau vers… Et les dits orphelins, où sont-ils à l’heure qu’il est ?

— Mais… ils sont morts.

— Ah ! vous voyez, je ne vous le fais pas dire ! Ils sont morts !… Il ne les a donc sauvés de rien du tout, ces fameux orphelins, de-rien-du-tout ! C’est un fumiste, et vous, vous êtes un pitoyable snob !

Je me tins fort heureux que ce jeune homme m’eût simplement qualifié snob, quand il aurait pu employer une expression moins courtoise.