Crainquebille, Putois, Riquet et plusieurs autres récits profitables/Onésime Dupont


ONÉSIME DUPONT


J’ai connu Onésime Dupont dans sa vieillesse. Par lui, j’ai touché à la génération d’Armand Carrel et des rédacteurs du Globe, dont il gardait la doctrine et les mœurs. Son nom, jadis fameux, est maintenant oublié. C’était un homme de 48, un rouge. Il aimait la musique et les fleurs. Je le voyais quelquefois chez mon père. Il était vêtu tout de noir, avec une extrême recherche. Ses façons trahissaient un perpétuel et minutieux respect de soi-même. Il gardait à quatre-vingts ans l’allure d’un homme d’épée. La seule peur qu’il eût jamais connue, la peur de se salir le tenait si fort qu’il ne quittait presque jamais ses gants clairs et ne donnait la main qu’à très peu de personnes. Il avait d’incroyables scrupules de conscience et d’hygiène, un besoin constant de propreté morale et physique. Je n’ai jamais connu un homme si poli ni d’une politesse si glaciale. La lueur de ses yeux allumés sur une longue face jaune et les replis de ses lèvres minces auraient déplu sans un air de générosité, d’héroïsme, de folie qu’exprimait toute cette antique figure. Onésime Dupont n’était pas pauvre. Il passait pour riche, parce qu’à l’occasion il interrompait la stricte économie de son bien par des actes d’une magnificence bizarre et singulière.

Conspirateur durant la monarchie de Juillet, représentant du peuple en 1848, proscrit en 1852, député en 1871, il était républicain et travaillait à l’avènement de la liberté sur la terre et de la fraternité universelle. Sa doctrine était celle des républicains de son âge, mais ce qu’il avait d’original, c’est qu’il était en même temps l’ami le plus généreux du genre humain et le plus sombre des misanthropes. Les hommes qu’il chérissait en masse, jusqu’à sacrifier à leur bonheur ses biens, sa liberté, sa vie, il les méprisait en particulier et évitait leur contact comme une souillure. Ce n’était pas la seule contradiction de cet esprit qui proclamait sans cesse l’indépendance de l’idée, condamnait l’emploi du glaive et qui, soutenant ses doctrines l’épée à la main, se battait pour les questions de principe. Il fut jusqu’à la vieillesse le plus fier duelliste de son parti.

Sa hauteur, sa froideur et le sentiment inflexible qu’il avait de l’honneur faisaient de lui une sorte de gentilhomme rouge. Il était fils d’un marchand de porcelaines du faubourg Poissonnière. Il fut destiné lui-même au négoce. Ses débuts dans le commerce des porcelaines furent marqués par un incident assez extraordinaire. Je veux vous le conter comme me l’ont conté des vieillards qui sont morts depuis longtemps.

Le père Dupont, honnête homme et habile homme, se faisait vieux vers 1835. Ayant acquis dans son commerce une fortune assez ronde pour le temps, il résolut de se retirer à la campagne avec sa femme Héloïse, née Riboul, qui venait enfin de recueillir l’héritage de son père, Riboul, ancien maçon, acquéreur de biens nationaux. Un jour donc de cette année 1835, le bonhomme appela son fils Onésime dans la petite cage grillée qui, depuis trente ans, lui servait de bureau et d’où l’on pouvait surveiller les commis du magasin en faisant les écritures. Et, là, il lui tint ce langage :

— Je ne suis plus jeune, et je voudrais finir ma vie dans le jardinage. J’ai toujours eu envie de greffer des poiriers. La vie est courte, mais on revit dans ses enfants. L’auteur de la nature nous a accordé cette immortalité sur la terre. Tu as vingt ans. À cet âge, je vendais de la vaisselle dans les foires. J’ai conduit ma charrette à travers tous les départements de la République, et il m’est arrivé plus d’une fois de dormir sous la bâche, au bord d’un chemin, dans la pluie, dans la neige. L’existence, qui m’a été dure, te sera facile. Je m’en réjouis, puisque ta vie est la suite de la mienne. J’ai marié ta sœur à un avocat. Il est temps que je donne à ta sainte mère et à moi le repos que nous avons mérité tous les deux. Je me suis haussé dans la société par mon travail, j’ai fait mon instruction dans les almanachs et dans les papiers répandus par toute la France à l’époque où le pays établissait sa Constitution au milieu des troubles. Toi, tu as été enseigné dans un collège. Tu sais le latin et le droit. Ce sont des ornements de l’esprit. Mais l’essentiel est d’être honnête homme et de gagner de l’argent. J’ai fait une bonne maison. À toi de la soutenir et de l’agrandir. La porcelaine est une excellente marchandise, qui répond à tous les besoins de la vie. Prends ma place, Onésime. Tu n’es pas encore capable de la tenir seul. Mais je t’aiderai dans les premiers temps. Il faut que les clients s’accoutument à ta figure. Dès aujourd’hui, reçois les commandes qu’on apportera. Le registre des tarifs, qui est dans ce casier, te sera d’un grand secours. Mes conseils et le temps feront le reste. Tu n’es ni sot ni méchant. Je ne te reproche pas de porter des gilets à la Robespierre et de faire le bousingot. C’est un travers de ton âge. J’ai été jeune aussi. Assieds-toi là, mon garçon, devant cette table.

Et le bonhomme Dupont indiqua du bras à son fils un vieux bureau qui n’était pas à la mode et qu’il gardait par économie, n’étant point fastueux. C’était un bureau garni de cuivres, qu’il avait acheté à l’encan une trentaine d’années auparavant, et qui avait servi à M. de Choiseul durant son ministère.

Onésime Dupont obéit en silence et prit la place qui lui était assignée. Son père alla se promener, confiant dans son fils, car il estimait que bon sang ne saurait mentir, et satisfait d’avoir changé un bousingot en marchand de porcelaines. Onésime, demeuré seul, étudia les tarifs. Il était enclin à faire son devoir et à donner de l’attention à toutes les affaires dont il s’occupait. Il se livrait à cette étude depuis une demi-heure, quand vint M. Joseph Peignot, marchand de porcelaines à Dijon. C’était un homme jovial et le meilleur client de la maison Dupont.

— Vous ici, monsieur Onésime ! Quoi ! vous n’êtes point sur le boulevard à faire le gandin, avec votre bel habit bleu à boutons d’or ! Les jolies filles des Bains Chinois doivent être bien tristes de votre absence. Mais vous avez raison, il y a temps pour le plaisir et temps pour les affaires sérieuses… Je venais voir votre père.

— Je le remplace.

— J’en suis heureux. C’est un ami à moi. Voilà dix ans que je fais des affaires avec lui. J’espère en faire dix ans et plus avec vous. Vous lui ressemblez. Mais vous ressemblez beaucoup plus à votre mère. Ce n’est pas un mauvais compliment que je vous fais. Madame Dupont est fort bien de sa personne. Comment va votre père ? Je compte dîner avec lui un jour de cette semaine au Rocher de Cancale, comme nous faisons tous les ans depuis dix ans. Dites-moi bien qu’il n’est pas malade.

— Il est en bonne santé. Je vous remercie, monsieur. Que désirez-vous ?

— Eh ! mais, c’est l’époque du rassortiment. Je viens vous faire mes commandes annuelles. Je suis arrivé ce matin par la diligence, et je loge, comme de coutume, à l’hôtel de la Victoire, rue du Coq-Héron.

Et M. Joseph Peignot, tirant un papier de sa poche, énuméra les objets dont il avait besoin, services de table par douzaines, assiettes par centaines, cuvettes, pots. Une commande superbe.

— Je m’efforcerai de vous satisfaire, monsieur, dit Onésime.

Les yeux sur le tarif, il indiqua soigneusement le prix des pièces que le marchand énumérait… Vingt-quatre services à la Charte, blanc et or… douze services Lamartine, soixante garnitures de toilette…

— Vous voyez, dit M. Joseph Peignot, je ne crains pas de me charger de marchandises. Il faut beaucoup acheter si l’on veut beaucoup vendre. Je suis hardi, tel que vous me voyez, et je ne crains pas les risques du commerce… Vous n’avez pas meilleur client que moi, ajouta-t-il avec un bon rire. Et tout aussitôt il prit un air attristé et soupira d’un ton plaintif :

— Vous me ferez bien une petite réduction. Vous tenez vos prix trop haut. Les temps sont durs. Il y a de l’argent en France, mais il se cache. La sécurité manque. Faites-moi ma petite réduction.

— J’ai le regret de ne pouvoir vous accorder ce que vous me demandez, monsieur, répondit Onésime avec une politesse glaciale.

— Vous ne pouvez me faire cinq du cent en sus de la remise ordinaire ? Vous plaisantez !

— Non, monsieur, je ne plaisante pas.

— Votre papa, lui, me la ferait tout de suite, ma petite réduction. Il m’accorde toutes les remises que je lui demande. Il ne refuse rien à son vieil ami Peignot. Voilà un brave homme, le papa Dupont !

— Brisons là, monsieur, dit Onésime en se levant. Après ce que vous venez de me dire, je ne puis plus communiquer avec vous que par l’intermédiaire de deux de mes amis.

— Qu’est-ce que vous dites ? demanda le Dijonnais, dont l’âme innocente se remplissait de surprise.

— Je dis, monsieur, que j’aurai l’honneur de vous envoyer mes témoins qui se feront un devoir de se mettre à la disposition des vôtres.

— Je ne vous comprends pas.

— C’est donc, monsieur, que je n’ai pas parlé avec assez de clarté. Veuillez m’en excuser. Je vous envoie mes témoins parce que vous avez insulté mon père.

— Moi, insulter votre père, un ami de dix ans, un confrère que j’estime, que j’honore ! Vous n’êtes pas dans votre bon sens, jeune homme !

— Vous l’avez insulté, monsieur, en déclarant qu’il pouvait vous faire une réduction sur le tarif de ses marchandises, ce qui était insinuer que ses bénéfices sont excessifs et par conséquent iniques, puisqu’il peut, selon vous, les réduire sur votre demande. C’était enfin lui reprocher de vous faire tort de la différence, dans le cas où vous ne la réclameriez pas, et l’accuser d’indélicatesse à votre préjudice. Vous l’avez donc insulté. Je crois m’être cette fois suffisamment expliqué.

En entendant ces paroles, le Dijonnais ouvrait une bouche et des yeux tout ronds. L’impossibilité où il se trouvait de rien comprendre à ces raisons l’accablait, et ce qui l’effrayait le plus, c’était le calme et la douceur avec lesquels elles étaient déduites. Onésime Dupont lui parlait en effet de cette voix lente et mélodieuse avec laquelle il devait plus tard soutenir dans les clubs et à l’Assemblée nationale les motions les plus terrifiantes.

— Jeune homme, dit en pâlissant le marchand de Dijon, l’un de nous deux est fou, cela est certain et nécessaire. Mais je crois fermement — et je jurerais au besoin — que c’est vous. Je ne quitterai point Paris avant d’avoir vu votre père et de m’être expliqué avec lui. Ce qui m’arrive à cette heure est tellement étrange que je ne croyais pas qu’il dût jamais arriver rien de semblable, ni à moi ni, d’ailleurs, à personne autre.

Et il sortit, accablé d’une sorte d’étonnement et sentant qu’il allait être malade. Il le fut, en effet, et se mit au lit dans l’hôtel de la Victoire, rue du Coq-Héron.

Cependant Onésime Dupont écrivit à deux sous-officiers de la caserne du Château-d’Eau pour leur demander leur assistance dans une affaire d’honneur. C’étaient deux sergents bousingots qui servaient couramment de témoins aux rédacteurs du National et aux membres du club Espérance.

Mais dès le lendemain le père Dupont reprit sa place à son bureau. Il acheva de vieillir derrière son grillage, ne cultiva point le jardin qui était dans ses vœux et ne greffa pas de poiriers.

Onésime, relevé de ses fonctions commerciales, s’attacha uniquement aux intérêts publics et fonda la Société secrète Truelle et Niveau, qui inquiéta par d’incessantes attaques et mit trois fois en péril le gouvernement de Juillet.