Crainquebille, Putois, Riquet et plusieurs autres récits profitables/Les Grandes Manœuvres à Montil

émile  ►


LES GRANDES MANŒUVRES
À MONTIL


À Octave Mirbeau.


L’action était engagée, tout allait bien. Le général Decuir, de l’armée du Sud, dont la brigade occupait une forte position sous les bois de Saint-Colomban, fit opérer, à dix heures du matin, une brillante reconnaissance qui ne signala la présence d’aucun ennemi. Après quoi les cavaliers mangèrent la soupe, et le général, laissant son escorte à Saint-Luchaire, monta avec le capitaine Varnot dans l’automobile qui était venue le prendre, et se rendit au château de Montil où madame la baronne de Bonmont l’avait prié à déjeuner. Le village de Montil était pavoisé. Le général passa sous un arc de triomphe élevé en son honneur, à l’entrée du parc, avec des drapeaux, des trophées d’armes et des branches de chêne unies à des rameaux de laurier.

Madame la baronne de Bonmont reçut le général sur le perron du château et le conduisit dans la salle d’armes immense et tout étincelante de fer.

— Vous habitez une superbe résidence, madame, dit le général, et dans un beau pays. J’y ai beaucoup chassé, particulièrement chez les Brécé, où j’ai eu le plaisir de rencontrer votre fils, si je ne me trompe.

— Vous ne vous trompez pas, dit Ernest de Bonmont qui avait amené le général de Saint-Luchaire. Et ce qu’on se rase chez les Brécé ! c’est rien de le dire.

C’était un déjeuner tout intime. Avec le général, le capitaine, la baronne et son fils, il n’y avait que madame Worms-Clavelin et Joseph Lacrisse.

— Comme à la guerre ! dit madame de Bonmont en faisant asseoir le général à sa droite, devant la table fleurie que surmontait un Napoléon à cheval, en biscuit de Sèvres.

Le général parcourut du regard la longue galerie tendue des plus belles tapisseries qu’on connaisse de Van Orley.

— C’est grand, ici !

— Le général aurait pu amener sa brigade, dit le capitaine.

— J’aurais été heureuse de la recevoir, répondit la baronne en souriant.

La conversation fut simple, tranquille et cordiale. On eut le bon goût de ne pas parler politique. Le général était monarchiste. Il ne le disait pas ; mais on le savait. Il était d’une correction parfaite. Ses deux fils s’étaient fait arrêter en criant : « Panama ! » sur les boulevards lors de l’avènement du Président Loubet ; quant à lui, son attitude avait toujours été réservée. On parla chevaux et canons.

— Le nouveau 75 est un bijou, dit le général.

— Et l’on ne saurait trop admirer, ajouta le capitaine Varnot, l’aisance avec laquelle se règle le tir. C’est vraiment merveilleux.

— Et dans la manœuvre, dit madame Worms-Clavelin, les couvercles des caissons, par une disposition ingénieuse et nouvelle, servent d’abri aux servants.

On admira les connaissances militaires de la préfète.

Madame Worms-Clavelin fit aussi apprécier son caractère en parlant de Notre-Dame des Belles-Feuilles.

— Vous savez, général, que nous avons dans le département, à Brécé même, une statue miraculeuse de la Sainte-Vierge.

— J’en ai entendu parler, répondit le général

— L’abbé Guitrel, poursuivit madame Worms-Clavelin, avant d’être nommé évêque, s’intéressait beaucoup aux apparitions de Notre-Dame des Belles-Feuilles. Il a même écrit un petit livre pour prouver que Notre-Dame des Belles-Feuilles est la protectrice spéciale de l’armée française.

— Je le lirai, dit le général. Où le trouve-t-on ?

Madame Worms-Clavelin promit de le lui envoyer.

Enfin, il ne fut tenu à table aucun propos malsonnant ou prêtant à la malveillance. Après le déjeuner, on fit un tour de parc. Le capitaine Varnot prit congé.

— Que mon escorte m’attende à Saint-Luchaire, capitaine, dit le général.

Et se tournant vers Lacrisse :

— Les grandes manœuvres sont une image de la guerre, mais c’est une image infidèle sous ce rapport que tout y est prévu, tandis que la part de l’imprévu est considérable à la guerre.

— Voulez-vous voir la faisanderie, général ! demanda madame de Bonmont.

— Volontiers, madame.

Elle se retourna :

— Tu ne viens pas, Ernest ?

Ernest avait été arrêté au passage par le bonhomme Raulin, maire de Montil :

— Excusez-moi, monsieur le baron. Mais si vous pouviez dire deux mots au général Decuir, parce que des fois, si on pouvait faire passer l’artillerie par la côte Saint-Jean, sur mon champ de luzerne.

— Elle n’est donc pas belle, Raulin, votre luzerne, que vous voulez qu’on vous l’abîme ?

— Si, si ! qu’elle est belle, monsieur le baron ; j’en tirerai une belle coupe le mois prochain. Mais l’indemnité c’est bon à prendre. La dernière fois, c’est Houssiaux qui a eu l’indemnité. N’est-il pas juste que je l’aie à c’t’heure ! Je suis le maire, j’ai toutes les charges de la commune, c’est donc juste que quand y a une bonification à revenir…

Le général fut mené à la faisanderie.

— Il faut, dit-il, que je rejoigne ma brigade.

— Oh ! dit le petit baron, avec ma trente chevaux on est tout porté.

On visita le chenil, les écuries, les jardins.

— Ces roses sont superbes, dit le général qui adorait les fleurs.

Le bruit du canon mourait à leurs oreilles dans l’air parfumé.

— C’est un bruit de fête, dit Lacrisse, qui met la joie au cœur.

— Comme le son des cloches, dit madame Worms-Clavelin.

— Vous êtes une vraie Française, madame, dit le général. Toutes vos paroles sonnent le patriotisme le plus pur.

Il était quatre heures. Le général ne pouvait pas rester une minute de plus. Heureusement qu’avec la « trente chevaux » on était tout porté.

Il y monta avec le petit baron, Lacrisse et le mécanicien, et repassa sous son arc de triomphe.

En quarante minutes, il fut à Saint-Luchaire. Mais il n’y trouva pas son escorte. Tous quatre ils cherchèrent en vain le capitaine Varnot. Le village était désert. Plus un soldat. Un boucher, qui passait dans sa voiture et à qui ils demandèrent où était la brigade Decuir, leur répondit :

— Voyez voir sur la chaussée de Cagny. Tout à l’heure on entendait le canon dans la direction de Cagny. Ça pétait ferme, pour sûr.

— Cagny, où ça se trouve-t-il ? demanda le général.

— Ne vous inquiétez pas, je sais, dit le petit baron. Je vais vous conduire. »

Et comme la course devait être un peu longue, il passa au général un cache-poussière, une casquette et des lunettes.

Ils s’engagèrent sur la route départementale, passèrent Saint-André, Villeneuve, Letaf, Saint-Porçain, Truphême, Mirange, et virent l’étang de Cagny cuivré par le soleil couchant. Ils rencontrèrent sur la chaussée des dragons de l’armée du Nord, qui ne savaient pas où se trouvait la brigade Decuir, mais qui affirmèrent que des troupes de l’armée du Sud étaient engagées à Saint-Paulain.

Saint-Paulain était à quarante-cinq kilomètres dans la direction de Montil.

L’automobile vira, reprit la route départementale, repassa Mirange, Truphême, Saint-Porçain, Letaf, Villeneuve et Saint-André.

— Donnez plus de vitesse, commanda le petit baron.

Et la voiture traversa les rues de Verry-les-Fougerais, de Suttières et de Rary-la-Vicomté, soulevant un nuage de poussière dorée comme une gloire et écrasant les poules et les cochons, et elle rencontra, à deux kilomètres de Saint-Paulain, les avant-postes de l’armée du Sud qui tenaient La Saulaie, Mesville et Le Sourdais. Là ils apprirent que toute l’armée du Nord était de l’autre côté de l’Ilette.

Ils se dirigèrent sur Torcy-la-Mirande pour atteindre la rivière à la hauteur du Vieux-Bac.

Après une heure de marche, comme ils voyaient dans la clarté du soir de blanches vapeurs trembler au creux des prairies :

— Bigre, dit le jeune baron, nous ne pouvons pas passer : le pont de l’Ilette est détruit.

— Comment ! s’écria le général, le pont de l’Ilette est détruit ? Qu’est-ce que vous dites là ? Le pont détruit !

— Dame ! mon général, dans le thème des manœuvres, il est détruit fictivement.

Le général Decuir n’aimait pas les mauvaises plaisanteries.

— Vous avez de l’esprit, jeune homme, dit-il amèrement.

À Vieux-Bac ils passèrent le pont de fer avec un bruit de tonnerre et suivirent l’ancienne route romaine qui relie Torcy-la-Mirande au chef-lieu du département. Dans le ciel, Vénus, près du croissant de lune, allumait sa flamme argentée. Ils firent trente kilomètres environ sans rencontrer de troupes. Il y eut à Saint-Évariste une côte terrible à monter. La machine, comme un animal fatigué, gémit, mais ne s’arrêta pas. À la descente, elle passa sur des pierres et fut près de verser dans un fossé. La route ensuite est excellente jusqu’à Mallemanche, où ils arrivèrent de nuit, pendant une alerte.

Le ciel brillait d’étoiles. Les clairons sonnaient. Sur la route bleue, des falots agitaient leurs chevelures de lumière fauve. Des fantassins dévalaient des maisons. Les habitants étaient aux fenêtres.

— Ces opérations, dit Lacrisse, quoique fictives, sont réellement impressionnantes.

Le général apprit que sa brigade occupait Villeneuve, sur le flanc gauche de l’armée victorieuse. L’ennemi était en pleine retraite.

Villeneuve est au confluent de l’Ilette et de la Claine, à vingt kilomètres de Mallemanche.

— À Villeneuve ! dit le général. Enfin nous savons à quoi nous en tenir. Ce n’est pas malheureux !

La route de Villeneuve était encombrée de canons, de caissons et d’artilleurs endormis dans leurs grands manteaux, à travers lesquels la voiture eut grand’peine à se faire un chemin. Une cantinière assise dans sa voiture éclairée de lanternes chinoises héla les chauffeurs pour leur offrir le café et les liqueurs.

— Ce n’est pas de refus, dit le général. Nous avons avalé pas mal de poussière, en manœuvre.

Ils burent un petit verre et poussèrent jusqu’à Villeneuve, qui était occupé par de l’infanterie.

— Et ma brigade ! s’écria le général inquiet.

Ils interrogèrent anxieusement les officiers qu’ils rencontrèrent. Mais on n’avait pas de nouvelles de la brigade Decuir.

— Comment ! pas de nouvelles ? Elle n’est pas à Villeneuve ? C’est incroyable !

Une voix de femme sonna en l’air comme une clochette :

— Messieurs…

Ils levèrent la tête et virent la tête étoilée de papillotes de la buraliste des postes.

— Messieurs, il y a deux Villeneuve. Ici, c’est Villeneuve-sur-Claine. Vous vouliez peut-être aller à Villeneuve-la-Bataille ?

— Peut-être, dit le jeune baron.

— C’est que c’est loin, dit la buraliste. Il faudrait aller d’abord à Montil… Vous connaissez Montil ?

— Oui, répondit le petit baron, nous connaissons Montil.

— Vous allez ensuite à Saint-Michel-du-Mont ; vous prenez la route nationale, et…

De la maison voisine, à panonceaux dorés, une tête sortit, encornée d’un foulard :

— Messieurs…

Et le notaire de Villeneuve-sur-Claine donna son avis :

— Pour aller à Villeneuve-la-Bataille, vous aurez plus tôt fait de traverser la forêt de Tongues… Vous allez à la Croix-du-Perron,vous tournez à droite…

— Suffit. Je connais la forêt de Tongues, dit le petit baron, j’y ai chassé avec les Brécé… Merci, monsieur… Merci, mademoiselle.

— Il n’y a pas de quoi, dit la buraliste.

— À votre service, messieurs, dit le notaire.

— Si nous allions à l’auberge, faire un cocktail ? dit le petit baron.

— Je mangerais bien un morceau, dit Lacrisse. Je suis fourbu.

— Un peu de courage, messieurs, dit le général. Nous nous referons à Villeneuve-la-Bataille.

Et ils partirent. Ils traversèrent Vély, La Roche, Les Saules, Meulette, La Taillerie, et ils entrèrent dans la forêt de Tremble. Une lumière éclatante courait devant eux dans l’ombre de la nuit et des bois. Ils atteignirent la Croix-du-Perron, puis le carrefour du Roi-Henri. Ils roulaient éperdument dans le silence et la solitude.

Ils virent passer des cerfs, ils virent des lueurs aux cabanes des charbonniers. Soudain, dans une allée creuse, un bruit sinistre d’explosion les fit tressaillir. La machine dérape et va buter contre un arbre.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda le général culbuté.

Lacrisse gémit, étendu sur un lit de fougères.

Mais Ernest, une lanterne à la main, dit d’une voix sinistre :

— Le pneu est crevé… Et le plus mauvais de la chose, c’est que le train de devant est faussé.