G. L. Wesché, imprimeur-libraire. (p. 1-10).


INTRODUCTION.


Tout le monde a connu la comtesse de R. qui vient de mourir, il y a peu d’années, dans un âge très-avancé. Veuve à dix-sept ans d’un vieil époux qui aurait pu être son père, elle avait, deux ans après, dans tout l’éclat de la jeunesse et de la beauté, épousé en secondes noces M. le Comte Olivier de R., que distinguaient sa naissance, sa fortune et tous les avantages personnels. Cet hymen avait été célébré dans un château appartenant à la famille de R. ; la société en avait été informée par des avis très-solennellement et très-régulièrement donnés ; mais les parens seuls, les plus proches, avaient assisté à la cérémonie, et depuis lors on n’apprit plus rien des deux époux. Seulement on sut, au bout de quelque temps, que le comte de R. avait disparu. Quelquesuns parlèrent de sa mort, d’autres de sa fuite ; mais personne ne put jamais acquérir à cet égard une certitude. Madame de R., malgré sa grande fortune, encore accrue par son mariage, vivait dans la retraite la plus profonde, avec une mère fort âgée et fort infirme. La vie du château de R. était singulièrement monotone ; ceux qui l’habitaient ne se révélaient au dehors que par le bien qu’ils faisaient, et les abondantes aumônes qu’ils répandaient par les mains du curé, le seul étranger qui fût admis dans leur intérieur.

La mère de madame de R. mourut. On dit qu’elle avait été consumée d’un chagrin secret. Madame de R., à peine âgée de vingt-deux ans, ne pouvait rester seule dans une retraite aussi profonde où tout d’ailleurs contribuait à attrister ses souvenirs. Elle fut obligée de revenir à Paris se placer sous la protection de sa tante, la seule parente qui lui restât. Mais, par malheur, cette dame, quoique d’un âge fort avancé, était de ces personnes qui, seules, ne veulent pas s’apercevoir qu’elles ont vieilli. Elle avait tous les goûts de la jeunesse, et son salon, ouvert pendant toute l’année, n’était pas même fermé dans les jours de l’été où Paris devient tout-à-fait désert. C’était donc là un complet changement pour madame de R. Dès qu’elle parut dans cette société, elle y fit une profonde sensation. Veuve, ou du moins passant pour telle, riche et fort agréable encore, malgré les traces visibles d’un chagrin profond, elle fut bientôt entourée d’hommages, et le fut jusqu’à en être accablée. Mais elle mit dans sa conduite une telle réserve et une mesure si parfaite que, sans blesser personne, elle sut maintenir chacun dans les termes de la convenance la plus exacte et se faire aimer autant qu’estimer. Quoique de nombreuses et brillantes propositions de mariage lui eussent été faites, elle les avait toujours repoussées avec une obstination dont on était d’autant plus surpris, qu’elle ne paraissait fondée sur aucun motif. On ne lui connaissait point d’attachement : le seul homme qu’elle parût distinguer un peu était celui qui écrit ces lignes ; mais jamais il ne vint à l’esprit de personne d’en concevoir même un soupçon injurieux à madame de R. ; je ne fais même cette réflexion que pour ceux qui ne me connaissent pas : ses amis et les miens savent quel lien sacré m’attachait à elle.

Dix ans environ se passèrent ainsi, sans qu’il survînt rien d’important dans la vie de madame de R. Sa position avait d’abord paru assez extraordinaire, et l’on avait long-temps cherché par tous les moyens possibles à en pénétrer le mystère ; mais depuis que l’âge lui avait enlevé une partie de ses agrémens, on avait pris son parti de la laisser à ses goûts chéris de solitude et de retraite.


La révolution vint, et dispersa toute la société où vivait Madame de R. Elle se trouva seule, absolument seule, car je fus moi-même forcé de m’expatrier. À mon retour, mon premier soin fut de me rendre auprès d’elle. J’y trouvai installé un homme qu’on appelait seulement Monsieur, sans aucune autre qualification. Il portait un habit d’une extrême simplicité, mais son air et toutes ses manières étaient remplis de noblesse : quoique ses cheveux fussent entièrement blancs, ses traits paraissaient plutôt flétris par les chagrins ou les travaux, que par les années.

Habitué à recevoir les confidences de madame de R., et à ne jamais les provoquer, j’attendis qu’elle me parlât de son nouvel hôte ; elle ne m’en dit pas une seule parole.

Quelques années s’écoulèrent sans que madame de R. vît, excepté moi, d’autres personnes que l’étranger. On avait pour lui les plus grands égards ; il était silencieux et recueilli ; il ne sortit pas une seule fois de l’hôtel pendant le séjour qu’il y fit. Il en occupait un appartement tout-à-fait isolé ; un seul domestique avait le droit d’y entrer : c’était un vieux valet de chambre qui avait eu de tout temps la confiance absolue de madame de R.

Cependant la révolution avait cessé : l’ordre renaissait en France, et l’étranger disparut un jour sans que j’eusse été plus instruit de son départ que je ne l’avais été de son arrivée.

J’eus encore la même discrétion que la première fois, et je vis que madame de R. m’en savait gré. Elle me dit même quelques paroles qui me firent croire qu’elle réservait cette confidence pour un autre temps.

Depuis cette époque, son existence n’offrit rien de bien remarquable. Seulement elle recevait fréquemment des lettres, que son vieux domestique allait chercher à la poste. Les dernières qui lui parvinrent ainsi parurent lui causer un profond chagrin ; peu de temps après je la vis, ainsi que toute sa maison, prendre le deuil.

Mais elle ne le porta pas long-temps, car elle fut bientôt saisie d’une maladie inflammatoire, et les médecins jugèrent que son état était sans remède. Peu de jours avant sa mort, elle me dit : « J’ai eu un secret pour vous, mon ami ; je vous ai promis de vous le révéler ; mais ma faiblesse m’en ôte le moyen. Je veux cependant acquitter ma parole : » alors me montrant une petite cassette qui était auprès du chevet de son lit : « Vous trouverez dans cette boîte des papiers qui vous diront ce que j’ai toujours voulu vous apprendre, sans pouvoir m’y déterminer. Je n’ai plus que ce moyen de vous instruire d’un secret que j’aurais désiré dérober au monde, mais que des intérêts sacrés me commandent de ne pas anéantir avec moi. Je confie ce dépôt à votre discrétion et à votre amitié, car il ne me regarde pas seule, il concerne encore une autre personne… » Je vis que cette pensée l’oppressait. Elle ne put achever cette conversation ; le soir même elle n’existait plus.

Abîmé de douleur par la perte de ma meilleure amie, je ne songeai à ouvrir ce coffre mystérieux que lorsque ce soin fut devenu impérieusement nécessaire pour l’exécution et même pour l’intelligence de l’acte qui contenait l’expression de ses dernières volontés. J’y trouvai des lettres, des actes, des extraits, dont la lecture me causa un étonnement inexprimable. Je compris très-bien le motif de la reserve qu’elle avoit eue pour moi, et j’avais résolu de garder éternellement le secret dont elle me rendait dépositaire. Mais le soin de sa mémoire et une affaire malheureusement trop célèbre, m’obligèrent à mettre quelques personnes ainsi que les magistrats d’un tribunal de province dans la confidence de plusieurs de ces pièces. Je fus même obligé de m’en dessaisir quelques momens, et je ne fus pas peu surpris en apprenant qu’il s’en publiait secrètement des extraits. Comme ils étaient tous d’une infidélité manifeste et défigurés de la manière la plus grossière, je crois remplir un devoir en rectifiant des erreurs accréditées par la malveillance, ou tout au moins par une ignorance maladroite qui voulait spéculer sur la curiosité publique[1].

C. de B…y.



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  1. Les termes de ce récit, qui est de la plus exacte fidélité, sont, le plus souvent, empruntés aux lettres écrites par les personnages qui y figurent ; j’ai même cru devoir rapporter textuellement ces lettres toutes les fois qu’elles m’ont paru pouvoir, sans inconvénient, entrer dans ma narration.