Odes (Horace, Leconte de Lisle)/I/35

1er siècle av. J.-C.
Traduction Leconte de Lisle, 1873
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Ode XXXV. — À LA FORTUNE.


Ô Déesse qui commandes l’aimable Antium, tu peux relever un mortel du dernier abaissement ou changer en funérailles les triomphes superbes.

Le pauvre colon rustique t’assiège de sa prière inquiète, et quiconque défie sur une nef Bithynienne la mer de Carpathos te nomme la maîtresse des flots.

Le Dace farouche, et les Scythes errants, et les villes, et les nations, et le fier Latium, et les mères des rois barbares, et les tyrans vêtus de pourpre te redoutent,

De peur que tu ne renverses d’un pied injurieux leur haute colonne, ou que le peuple ameuté appelant les citoyens inertes : aux armes ! aux armes ! ne brise leur puissance.

L’inhumaine Nécessité te précède toujours, portant dans sa main d’airain les clous de poutre, les coins, et le rude crampon et le plomb fondu.

L’Espérance te suit, et la rare Fidélité, vêtue d’un voile blanc, ne refuse pas de t’accompagner, toutes les fois que, sous une robe funèbre, tu désertes les puissantes demeures.

Et le vulgaire perfide et la courtisane parjure se retirent. Les tonneaux étant vidés jusqu’à la lie, les amis s’enfuient, se dérobant pour ne point partager le poids du joug.

Tu protégeras Cæsar qui va marcher contre les Bretons aux confins du monde, et ce nouvel essaim de jeunes hommes que redouteront les peuples de l’Aurore et l’Océan rouge.

Hélas ! quelle honte que les cicatrices du meurtre de nos frères ! Dans cet âge de fer, devant quoi avons-nous reculé ? Que n’avons-nous pas violé ? Quand la Jeunesse a-t-elle arrêté sa main

Par la crainte des Dieux ? Quand a-t-elle épargné leurs autels ? Oh ! puisses-tu retremper sur l’enclume notre fer émoussé et le retourner contre les Massagètes et les Arabes !