Ode sur le rétablissement de la Statue de Henri IV

Pour les autres éditions de ce texte, voir Le rétablissement de la statue de Henri IV.

ODE
SUR LE RÉTABLISSEMENT DE LA STATUE
DE HENRI IV,
Qui a remporté le Prix du Lis d’or proposé par l’Académie ;


Par M. Victor-Marie HUGO[1].


Accinçunt omnes operi, pedibusque rotarum
Subjiciunt lapsus, et stuppea vincula collo
Intendunt… Pueri innuptæque puellæ
Sacra canunt, funemque manu contingere gaudent.


Virg., Æn., lib. II.


Je voyais s’élever dans le lointain des âges
Ces monumens, espoir de cent rois glorieux ;
Puis je voyais crouler les fragiles images
De ces fragiles demi-dieux.
Alexandre, un pêcheur des rives du Pyrée
Foule ta statue ignorée
Sur le pavé du Parthénon ;
Et les premiers rayons de la naissante aurore
En vain dans le désert interrogent encore
Les muets débris de Memnon.

Ont-ils donc prétendu, dans leur esprit superbe ;
Qu’un bronze inanimé dût les rendre immortels ?
Demain le temps peut-être aura caché sous l’herbe
Leurs imaginaires autels.
Le proscrit à son tour peut remplacer l’idole :
Des piédestaux du Capitole
Sylla détrône Marius.
Aux outrages du sort insensé qui s’oppose !
Le sage de l’affront dont frémit Théodose
Sourit avec Démétrius.

D’un héros toutefois lira âge auguste et chère
Hérite du respect qu’on eut pour ses vertus :
Trajan domine encor les champs que de Tibère
Couvrent les temples abattus.[2]
Souvent, dans les horreurs des discordes civiles,
Quand l’effroi planait sur les villes,
Aux cris des peuples révoltés,
Un héros, respirant dans le marbre immobile,
Arrêtait tout à coup par son regard tranquille
Les factieux épouvantés.

Eh quoi ! sont-ils donc loin ces jours de notre histoire
Où Paris sur son Prince osa lever son bras,
Où l’aspect de Henri, ses vertus, sa mémoire,
N’ont pu désarmer des ingrats ?[3]
Que dis-je ? Ils ont détruit sa statue adorée.
Hélas ! cette horde égarée
Mutilait l’airain renversé ;
Et cependant, des morts souillant le saint asile,
Leur sacrilége main demandait à l’argile
L’empreinte de son front glacé.[4]

Voulaient-ils donc jouir d’un portrait plus fidèle
Du héros dont leur haine a payé les bienfaits ?
Voulaient-ils, réprouvant leur fureur criminelle,
Le rendre à nos yeux satisfaits ?
Non ; mais c’était trop peu de briser son image :
Ils venaient encor, dans leur rage,
Briser son cercueil outragé.
Tel, aux feux du soleil, rugissant d’un air sombre,
Le tigre, en se jouant, cherche à dévorer l’ombre[5]
Du cadavre qu’il a rongé.

Assis près de la Seine, en mes douleurs amères,
Je me disais : la Seine arrose encore Ivry,
Et les flots sont passés où, du temps de nos pères,
Se peignaient les traits de Henri.
Nous ne verrons jamais l’image vénérée
D’un Roi qu’a la France éplorée
Enleva sitôt le trépas.
Sans saluer Henri nous irons aux batailles,
Et l’étranger viendra chercher dans nos murailles
Un héros qu’il n’y verra pas.

Ou courez-vous ?[6] Quel bruit naît, s’élève et s’avance ?
Qui porte ces drapeaux, signe heureux de nos Rois ?
Dieu ! quelle masse au loin semble, en sa marche immense,
Broyer la terre sous son poids ?

Répondez… Ciel ! c’est lui ! je vois sa noble tête…
Le peuple, fier de sa conquête,
Répète en chœur son nom chéri.
O ma lyre, tais-toi ; reconnais ta faiblesse :
Que seraient tes concerts près des chants d’allégresse
De la France aux pieds de Henri ?

Par mille bras traîné le lourd colosse roule.
Ah ! volons ; joignons-nous à ces efforts pieux.
Qu’importe si mon bras est perdu dans la foule ?
Henri me voit du haut des cieux.
Tout un peuple a voué ce bronze à ta mémoire,
O chevalier, rival en gloire
Des Bayard et des Duguesclin !
De l’amour des Français reçois la noble preuve :
Henri, nous le devons au denier de la veuve,
A l’obole de l’orphelin.

N’en doutez pas : l’aspect de cette image auguste
Rendra nos maux moins grands, notre bonheur plus doux
O Français ! louez Dieu : vous voyez un Roi juste,
Un Français de plus parmi vous.
Désormais, dans ses yeux, en volant à la gloire,
Nous viendrons puiser la victoire :
Henri recevra notre foi ;
Et quand on parlera de ses vertus si chères.
Nos enfans n’iront pas demander à nos pères
Comment souriait le bon Roi.

Jeunes amis ! dansez autour de cette enceinte.
Plaisir, guide leurs pas ; joie, anime leurs chants.
Henri, car la bonté dans ses regards est peinte,
Jouira de ces jeux touchans.
J’aime mieux cet airain, où d’un Roi qu’elle adore
La France croit revoir encore
Le port, le geste accoutumé,
Que ces vains monumens qu’un art pénible enfante,
Dont la grandeur surprend ; mais qu’un tyran cimente
Des sueurs d’un peuple opprimé.

  1. Résidant à Paris, né à Besançon le a 5 mars 1802.
  2. La colonne Trajane s’élève près de remplacement où furent le sacrum Tiberinum et la via Caprœensis (Antiq fie la ville de Rome).
  3. La statue de Henri IV fut renversée à l’époque du 10 août.
  4. On sait que ce fut dans le même temps (en 1792 et 1793), qu’après avoir violé les tombes royales, on posa un masque de plâtre sur le visage de Henri, pour mouler ses traits.
  5. Suivant M. le Monnier, le tigre des déserts de Sahara, non content d’avoir dévoré ses victimes, s’acharne encore sur l’ombre de leurs squelettes. M. de Borda s’exprime, sur le même sujet, de la manière suivante : « j’ai vu des tigres d’Afrique, amenés à Damas, et enfermés dans l’immense arène de Magis-Patar, dévorer avec la plus révoltante férocité les bœufs et les hiènes qu’on leur donnait tous vivans, et, leur premier appétit satisfait, passer des journées entières à guetter l’ombre des carcasses décharnées de ces animaux. Il est probable que le mouvement de l’ombre présentait à ces tigres une apparence de vie dans ce qui n’avait pas même une apparence de corps ».
  6. Personne n’ignore l’enthousiasme avec lequel le peuple, le 13 août 1818, s’empara de la statue de Henri IV, et la traîna à force de bras au lieu où elle devait être élevée.