Les Vierges de Verdun, Ode

Pour les autres éditions de ce texte, voir Les Vierges de Verdun.

LES
VIERGES DE VERDUN[1],
ODE
QUI A OBTENU UNE AMARANTHE RÉSERVÉE ;
Par M. Victor-Marie HUGO.


Et les vierges de la vallée d’Oahram vinrent à moi, et elles me dirent : chante-nous, parce que nous étions innocentes et fidèles.

Gud-Éli, Poëte persan.


Pourquoi m’apportez-vous ma lyre ?
Spectres légers, que voulez-vous ?
Fantastiques beautés, ce lugubre sourire
M’annonce-t-il votre courroux ?
Sur vos écharpes éclatantes
Pourquoi flotte à longs plis ce crêpe menaçant ?
Pourquoi ces verts festons sur ces chaînes pesantes,
Et ces roses teintes de sang ?

Retirez-vous : rentrez dans les sombres abîmes…
Ah ! que me montrez-vous ?… quels sont ces trois tombeaux ?
Quel est ce char affreux surchargé de victimes ?
Quels sont ces meurtriers tout couverts de lambeaux ?
J’entends des chants de mort ; j’entends des cris de fête.
Cachez-moi le char qui s’arrête !…
Un fer lentement tombe à mes regards troublés ;
J’ai vu couler du sang… Est-il bien vrai, parlez,
Qu’il ait rejailli sur ma tête ?

Venez-vous dans mon âme éveiller le remord ?
Ce sang,… je n’en suis point coupable !
Fuyez, vierges ; fuyez, famille déplorable :
Lorsque vous n’étiez plus je n’étais pas encor.
Qu’exigez-vous de moi ? J ai pleuré vos misères.
Dois-je expier les crimes de mes pères ?
Pourquoi troublez-vous mon repos ?
Pourquoi m’apportez-vous ma lyre frémissante ?
Demandez-vous des chants à ma voix innocente,
Et des remords à vos bourreaux ?

Vous serez satisfaits, mânes chers à l’histoire :
Je veux consacrer vos regrets :
Heureux si ce trépas qui vous comble de gloire
N’était la honte des Français !
Mais non : quand ma patrie en a paru complice
Elle a désavoué le jour de leur supplice
Par de longs jours d’épouvante et de deuil.
Déchire-toi, voile des âges !
France, avec moi reviens à ce siècle d’orages
Gémir encor sur leur cercueil.

Sous ces murs entouré de gardes menaçantes
Siège le sombre tribunal.
L’accusateur se lève ; et ses lèvres tremblantes
S’agitent d’un rire infernal.
C’est Tainville : on le voit, au nom de la patrie,
Convier aux forfaits cette horde flétrie

D’assassins, juges à leur tour :
Le besoin du sang le tourmente ;
Et sa voix homicide à la hache fumante
Désigne les têtes du jour.[2]

Il parle : ses licteurs vers l’enceinte fatale
Traînent les malheureux que sa bouche signale ;
Les portes devant eux s’ouvrent avec fracas ;
Et trois vierges, de grâce et de pudeur parées,
De leurs compagnes entourées,
Paraissent parmi les soldats.
Le peuple, qui se tait, frémit de son silence ;
Il plaint son esclavage en plaignant leurs malheurs,
Et repose sur l’innocence
Ses regards las du crime et troublés par ses pleurs.

Eh quoi ! quand ces beautés lâchement accusées
Vers ces juges de mort s’avançaient dans les fers.
Ces murs n’ont pas, croulant sous leurs voûtes brisées,
Rendu les monstres aux enfers !
Que faisaient nos guerriers ?… Leur vaillance trompée
Prêtait au vil couteau l’appui de leur épée ;
Ils salivaient ces bourreaux qui souillaient leurs combats.
Hélas ! un même jour, jour d’opprobre et de gloire,
Voyait Moreau monter au char de la victoire,
Et son père au char du trépas.[3]

Quand nos chefs entourés des armes étrangères,
Couvrant nos cyprès de lauriers,
Vers Paris lentement reportaient leurs bannières,
Frédéric sur Verdun dirigeait ses guerriers.
Verdun, seul boulevart de la France opprimée,
D’un Roi libérateur crut saluer l’armée.

En vain tonnaient d’horribles lois :
Verdun se revêtit de sa robe de fête,
Et, libre de ses fers, vint offrir sa conquête
Au Monarque vengeur des Rois.[4]

Alors, vierges, vos mains (ce fut là votre crime)
Des festons de la joie ornèrent les vainqueurs.
Ah ! pareilles à la victime,
La hache à vos regards se cachait sous des fleurs.
Ce n’est pas tout : quand, pour sauver la France,
Nos bannis, affrontant la mort et l’indigence,
Combattaient nos tyrans encor mal affermis,
Vous avez plaint de si nobles misères ;
Votre or a secouru ceux qui furent nos frères,
Et n’étaient pas nos ennemis.

Quoi ! ce trait glorieux, qui trahit leur belle ame,
Sera donc l’arrêt de leur mort !
Mais non : l’accusateur, que leur aspect enflamme,
Tressaille d’un honteux transport.
Il veut, vierges, au prix d’un affreux sacrifice,
En taisant vos bienfaits, vous ravir au supplice ;
Il croit vos chastes cœurs par la crainte abattus.
Du mépris qui le couvre acceptez le partage ;
Souillez-vous d’un forfait : l’infâme aréopage
Vous absoudra de vos vertus.

Répondez-moi, vierges timides :
Qui d’un si noble orgueil arma ces yeux si doux ?
Qui fit rouler dans vos regards humides
Les pleurs généreux du courroux ?
Je le vois à votre courage :
Quand le lâche oppresseur dont la voix vous outrage

N’eût pas offert la honte en offrant son bienfait,
Coupables de pitié pour des français fidèles
Vous n’auriez pas voulu, devant des lois cruelles,
Nier un si noble forfait !

C’en est donc fait ; déjà sous la lugubre enceinte
A retenti l’arrêt dicté par la fureur.
Dans un muet murmure, étouffé par la crainte,
Le peuple, qui l’écoute, exhale son horreur.
Regagnez des cachots les sinistres demeures,
O vierges ! encor quelques heures…
Ah ! priez sans effroi : votre ame est sans remord.
Coupez ces longues chevelures,
Où la main d’une mère enlaçait des fleurs pures,
Sans voir qu’elle y mêlait les pavots de la mort !

Bientôt ces fleurs encor pareront votre tête :
Les Anges vous rendront ces symboles touchans ;
Votre hymne de trépas sera l’hymne de fête
Que les vierges du ciel rediront dans leurs chants.
Vous verrez près de vous, dans ces chœurs d’innocence,
Charlotte au cœur d’airain, qui vous vengea d’avance,[5]
Élisabeth, cet ange de nos bords,
Et Sombreuil, qui trahit par ses pâleurs soudaines
Le sang glacé des morts circulant dans ses veines,
Et Cazotte, enviant le prix de ses efforts.[6]

Ici, par de nouveaux prodiges
Les spectres effrayaient mes yeux épouvantés :
Ils balançaient sur moi parmi d’affreux prestiges
De longs linceuls ensanglantés.

Les trois tombeaux, le char, les échafauds funèbres
m’apparurent dans les ténèbres ;
Tout rentra dans la nuit des siècles révolus :
Les vierges avaient fui vers la naissante aurore ;
Je me retrouvai seul, et je pleurais encore
Quand ma lyre ne chantait plus.

  1. Henriette, Hélène et Agathe Wattzin, filles d’un officier supérieur ; Barbe Henri, Sophie Tabouillot, et plusieurs autres jeunes filles de Verdun furent traduites devant le tribunal révolutionnaire, comme coupables d’avoir présenté des fleurs aux Prussiens, lors de leur entrée en cette ville. Les trois premières, qui seules font le sujet de mon Ode, étaient accusées, en outre, d’avoir distribué de l’argent et des secours aux émigrés. Une loi de sang punissait de mort ce singulier genre de délit. Fouquier-Tainville, charmé de la beauté des trois vierges, leur fit insinuer qu’il tairait cette dernière partie de l’accusation, si elles écoutaient des propositions injurieuses à leur honneur. Elles refusèrent, furent condamnées, et traînées à la mort avec vingt-neuf habitans de Verdun. La plus âgée de ces trois sœurs avait dix-sept ans.

    Barbe Henri, Sophie Tabouillot, et leurs compagnes, parmi lesquelles se trouvaient des enfans de treize à quatorze ans, furent condamnées au carcan et à vingt années de détention à la Salpêtrière. Le Directoire leur rendit la liberté.

    (Voy. les Mém. de Bert. de Molleville, l’Histoire de la révolution par Lacretelle, les Archives du tribunal révolutionnaire, etc., etc.)

  2. Fouquier-Tainville, accusateur public, réunissait à cette horrible fonction celle non moins horrible de marquer les soixante ou quatre-vingt têtes qui devaient tomber chaque jour.
  3. Moreau enlevait à des ennemis supérieurs en nombre l’île de Cazand et le fort de l’Écluse le jour où son vieux père marchait à l’échafaud.
  4. Verdun brûlait d’ouvrir ses portes au roi de Prusse. L’intrépide commandant résista durant trois jours aux instances des habitans et aux menaces de Frédéric-Guillaume. Forcé, enfin, de capituler, il se brûla la cervelle.
  5. L’année précédente Charlotte Cordai avait tué Marat, l’un de ceux qui contribuèrent le plus puissamment à faire adopter la loi contre ceux qui secouraient des émigrés.
  6. M.lle Cazotte ne put parvenir à sauver son père, bonheur qu’acheta M.lle de Sombreuil en buvant un verre de sang. Long-temps après encore on l’a vue pâlir et tressaillir au seul souvenir de cet horrible et héroïque effort, qui détruisit sa santé, et la laissa pour sa vie sujette à de douloureuses convulsions.