Ode sur la mort de Jean-Baptiste Rousseau

Petits poëtes français, depuis Malherbe jusqu’à nos jours, Texte établi par Prosper Poitevin (p. 222-223).

LA MORT DE J.-B. ROUSSEAU.

 
Quand le premier chantre du monde
Expira sur les bords glacés,
Où l’Ebre effrayé dans son onde
Reçut ses membres dispersés,
Le Thrace errant sur les montagnes,
Remplit les bois et les campagnes
Du cri perçant de ses douleurs :
Les champs de l’air en retentirent,
Et dans les antres qui gémirent,
Le lion répandit des pleurs.

La France a perdu son Orphée ;
Muses, dans ces moments de deuil,
Elevez le pompeux trophée
Que vous demande son cercueil :
Laissez par de nouveaux prodiges,
D’éclatants et dignes vestiges
D’un jour marqué par vos regrets.
Ainsi le tombeau de Virgile
Est couvert du laurier fertile
Qui par vos soins ne meurt jamais.

D’une brillante et triste vie
Rousseau quitte aujourd’hui les fers,
Et loin du ciel de sa patrie,
La mort termine ses revers.
D’où ses maux ont-ils pris leur source ?
Quelles épines dans sa course
Etouffaient les fleurs sous ses pas ?
Quels ennuis ! Quelle vie errante,
Et quelle foule renaissante
D’adversaires et de combats !

Vous, dont l’inimitié durable
L’accusa de ces chants affreux,
Qui méritaient, s’il fût coupable,
Un châtiment plus rigoureux ;
Dans le sanctuaire suprême,
Grâce à vos soins, par Thémis même
Son honneur est encore terni.
J’abandonne son innocence ;
Que veut de plus votre vengeance ?
Il fut malheureux et puni.


Jusques à quand, mortels farouches,
Vivrons-nous de haine et d’aigreur ?
Prêterons-nous toujours nos bouches
Au langage de la fureur ?
Implacable dans ma colère,
Je m’applaudis de la misère
De mon ennemi terrassé ;
Il se relève, je succombe,
Et moi-même à ses pieds je tombe
Frappé du trait que j’ai lancé.

Songeons que l’imposture habite
Parmi le peuple et chez les grands ;
Qu’il n’est dignité ni mérite
A l’abri de ses traits errants ;
Que la calomnie écoutée,
A la vertu persécutée
Porte souvent un coup mortel,
Et poursuit sans que rien l’étonne,
Le monarque sous la couronne,
Et le pontife sur l’autel.

Du sein des ombres éternelles
S’élevant au trône des dieux,
L’envie offusque de ses aîles
Tout éclat qui frappe ses yeux.
Quel ministre, quel capitaine,
Quel monarque vaincra sa haine,
Et les injustices du sort !
Le temps à peine les consomme ;
Et jamais le prix du grand homme
N’est bien connu qu’après sa mort.

Oui, la mort seule nous délivre
Des ennemis de nos vertus,
Et notre gloire ne peut vivre
Que lorsque nous ne vivons plus.
Le chantre d’Ulysse et d’Achille
Sans protecteur et sans asile,
Fut ignoré jusqu’au tombeau :
Il expire, le charme cesse,
Et tous les peuples de la Grèce
Entr’eux disputent son berceau.

Le Nil a vu sur ses rivages
De noirs habitants des déserts,
Insulter par leurs cris sauvages
L’astre éclatant de l’univers.
Crimes impuissants ! Fureurs bizarres !
Tandis que ces monstres barbares
Poussaient d’insolentes clameurs,
Le dieu poursuivant sa carrière,
Versait des torrents de lumière
Sur ses obscurs blasphémateurs.

Souveraine des chants lyriques,
Toi que Rousseau dans nos climats
Appela des jeux olympiques,
Qui semblaient seuls fixer tes pas ;
Par qui ta trompette éclatante
Secondant ta voix triomphante,
Formera-t-elle des concerts ?
Des héros, Muse magnanime,
Par quel organe assez sublime
Vas-tu parler à l’univers ?

Favoris, élèves dociles
De ce ministre d’Apollon,
Vous à qui ses conseils utiles
Ont ouvert le sacré vallon ;
Accourez, troupe désolée,
Déposez sur son mausolée
Votre lyre qu’il inspirait ;
La mort a frappé votre maître,
Et d’un souffle a fait disparaître
Le flambeau qui vous éclairait.

Et vous dont sa fière harmonie
Egala les superbes sons,
Qui reviviez dans ce génie
Formé par vos seules leçons ;
Mânes d’Alcé et de Pindare,
Que votre suffrage répare
La rigueur de son sort fatal.
Dans la nuit du séjour funèbre,
Consolez son ombre célèbre,
Et couronnez votre rival.