L’Art d’aimer (Pierre Joseph Bernard)/Chant III

Petits poëtes français, depuis Malherbe jusqu’à nos jours, Texte établi par Prosper Poitevin (p. 279-283).

CHANT TROISIEME


 Vénus, ô toi, déesse d’Epicure,
Ame de tout, qui remplis la nature,
Qui, mariant tant d’atomes divers,
D’un nœud durable enchaînes l’univers ;
C’est toi qui vis dans tout ce qui respire :
Mais c’est dans l’homme où siège ton empire.
Tu descendis au terrestre séjour
Pour l’animer du sympathique amour.
Il est des sens émanés de ta flamme,
Trésors de l’homme, organes de son ame,
De sa jeunesse aimables enchanteurs,
Et de l’amour rapides inventeurs.
Ces rois de l’homme ont un roi qui les guide,
Et sur eux tous c’est l’instinct qui préside.
Sœur de l’instinct, la curiosité
Devant ses pas fit briller sa clarté,
Leva son voile entr’ouvert à mesure,
Guida ses pas tournés vers la nature,
Et, par degrés ménageant ses désirs,
Pour tous les sens trouva tous les plaisirs.
Pour ces plaisirs qu’on blâme et qu’on adore
L’antique erreur a condamné Pandore,
Lorsqu’apportant le bonheur en son sein
Des passions elle enfanta l’essaim.

L’homme, avant elle et sans ame et sans force,
D’aucun penchant ne connoissoit l’amorce ;
Séché d’ennuis, de langueurs consumé,
Obscur, rampant, vivoit inanimé,
Réduit, sans voir, sans jouir, sans connoître,
Au froid plaisir de végéter et d’être :
Par ses trésors que le ciel dispensa,
L’homme eut une ame, il sentit, et pensa.
Mais c’est l’amour, source heureuse et féconde,
Qui de ces dons fut le plus cher au monde.
S’il eut alors des succès éclatants,
Si l’art d’aimer fut le même en tout temps,
L’art de jouir augmenta d’âge en âge.
Le goût, les mœurs, la culture, l’usage,
À ses plaisirs prêtèrent mille attraits :
À Suze, à Rome, on sentit ses progrès :
Quel fut l’amour de Tarquin, de Clélie,
Près d’une nuit d’Octave et de Julie ?
Toujours utile aux plaisirs amoureux,
Le luxe a fait le siècle des heureux.
La terre entière, aujourd’hui sa patrie,
A mis son sceptre aux mains de l’industrie.
Dieu des talents, du travail et des arts,
Tout vit par lui, tout brille à ses regards.
Mille vaisseaux élancés des deux mondes
Sont ses autels qui flottent sur les ondes,
Pour apporter, plus prompts que les désirs,
D’un pôle à l’autre, un tribut aux plaisirs.
Il est le dieu des fêtes d’Idalie :
Avec l’amour ce dieu charmant s’allie,
Dore ses traits, prépare son encens ;
Dans une fête il réveille les sens ;
Sur des coussins il endort la mollesse ;
Son opulence invite à la tendresse ;
Ses dons vainqueurs soumettent la fierté,
Et sa richesse embellit la beauté.
Sans lui pourtant, riche assez de lui-même,
L’amant heureux jouit de ce qu’il aime ;
Et j’établis dans nos tendres désirs
Le sentiment base de tous plaisirs.
La volupté, profonde, inaltérable,
Dans l’ame seule a sa source durable.
L’ame, écartant le terrestre bandeau,
De Prométhée allume le flambeau,

Nous ouvre enfin cette route embrasée
Par où l’amour mène à son élysée.
Connoissez donc ses élans, ses transports
Le dieu des sens peut triompher alors,
S’unir à l’ame, y verser son délire,
Et rendre au cœur le charme qu’il en tire.
Mais redoutez, possesseur trop heureux,
L’excès fatal du tribut amoureux.
Qu’un salamandre en ses premiers vertiges
Tombe énervé pour conter ses prodiges :
Un sage athlète, au combat plus certain,
Retrouve au soir ses combats du matin.
Silène a bu ; mais la soif qui lui reste
Surnage encor sur sa coupe céleste.
Aimons ainsi ; l’amour doit avec soin
Laisser grossir le torrent du besoin.

Que le vainqueur dans les courses d’élide
Arrive au but du pas le plus rapide ;
Qu’un amant soit, pour remporter le prix,
Lent à la course aux tournois de Cypris.
Dans mes amours c’est vous que je préfère,
Jeux suspendus, plaisirs que je diffère :
Durant un siècle, aux portes du désir,
Éternisons la chaîne du plaisir.
Qu’un calme utile au délire succède,
Que la folie occupe l’intermède :
Mille baisers, donnés, pris, et rendus,
Cent petits noms sans ordre confondus,
Serments, soupirs, jusqu’au silence même,
Tout est divin aux bras de ce qu’on aime.
Rappelez-vous, par des récits charmants,
De vos amours l’attente et les tourments,
Les premiers jeux d’une pudeur timide,
Et cette nuit où l’on fut un alcide :
Un mot, un geste, un caprice, un désir,
Change soudain l’attaque du plaisir.
On veut, on tente une approche nouvelle :
Tel Phidias ajustoit son modèle.
L’amant heureux qui veut l’être long-temps
Fuit du soleil les rayons éclatants :
Dans un jour doux, ni trop vif, ni trop sombre,
La nudité veut pour gage un peu d’ombre.
L’âge et Lucine altèrent mille attraits ;
La beauté même a toujours ses secrets.
Du dieu du jour Vénus fut adorée,
Mais tant d’éclat effraya Cythérée ;
Et la déesse, évitant ses regards,
Pour se cacher prit les tentes de Mars.
Couple amoureux, par cette loi prudente,
Le péril cesse, et le plaisir augmente ;
Redoutez donc le coup-d’œil hasardeux
D’un examen fatal à tous les deux.
Ma voix dictoit ces maximes connues,
Quand tout-à-coup, fendant le sein des nues,
L’amour lui-même a suspendu mes sons.
Cesse, a-t-il dit, de trop vagues leçons ;
À mes plaisirs prête un autre langage ;
Fuis le précepte, enseigne par image :
Monte, et suis-moi. Son char étincelant
M’a fait voler par un sentier brûlant ;
J’ai vu Paphos, Amathonte et Cythère ;
Je l’ai suivi dans l’île du mystère.
Viens, m’a-t-il dit, entends ici ma voix ;
Écoute, écris, et peins ce que tu vois.
Eh ! De quels traits, amour, puis-je decrire
La volupté, reine de cet empire ?
Je vis son temple où brilloient tous les arts.
Le frontispice, éclatant aux regards,
Fait voir ces mots gravés pour tous les âges :
Jouir est tout : les heureux sont les sages.
Là, présidant aux plaisirs amoureux,
Déesse heureuse, elle y rend tout heureux.
Elle jouit, s’endort, ou se réveille,
Aux sons flatteurs qui charment son oreille.
De son pouvoir le trône solennel
Est une alcove ; un lit est son autel.

Près d’elle assis, dans son apothéose,
Est le bonheur, le front paré de rose.
L’espoir brillant de faveurs entouré,
La pamoison l’œil au ciel égaré,
La jeune audace, et la langueur mourante,
Des doux baisers la foule renaissante,
Le rapt vainqueur, l’attentat libertin,
Le dieu charmant des songes du matin ;
Voilà sa cour. La jeune souveraine,
D’un holocauste à toute heure certaine,
Voit jour et nuit, sur des cœurs palpitants,
Sacrifier des prêtres de vingt ans ;
Et tour à tour, dans ces jeux qu’elle anime,
Elle sourit au cri d’une victime.
Plus incertain du choix des voluptés,
Je parcourus ces jardins enchantés.
Dans le séjour d’une éternelle aurore,
Les soins de l’art, les prodiges de Flore,
Ont surpassé les chefs-d’œuvres unis
D’Alcinoüs, Lucullus, Adonis.
Du sein riant qu’étale la nature
Naît le parfum, l’émail, et la verdure :
Des bois profonds, des portiques ouverts,

Les chants d’amour de mille oiseaux divers,
L’onde et ses jeux, la fraîcheur et l’ombrage,
De la mollesse offrent partout l’image,
Et font sentir aux sujets de l’amour
L’esprit de feu qui règne en ce séjour.
Là, figurés par des marbres fidèles,
Les dieux amants sont offerts pour modèles.

Sous mille aspects, leurs groupes amoureux
De la déesse expriment tous les jeux.
C’étoit Léda sous un cygne étendue,
Neptune au sein d’Amymone éperdue,
Vénus aux bras d’Adonis enchanté.
Là, tout objet, vu pour être imité,
Fait une loi. Sous cent formes lui-même
Jupiter dit comme il faut que l’on aime.
Suivons des dieux dont l’empire est si doux ;
Adorons-les, ces dieux faits comme nous.
D’autres objets qui peuplent ces ombrages
Sont de l’amour les mobiles images.
Sur des gazons couronnés de berceaux,
Au fond des bois, dans les prés, dans les eaux,
Par mille jeux, mille études charmantes,
Cupidon même enseigne mille amantes,
Se reproduit sous les formes qu’il prend,
Toujours le même, et toujours différent.
Loin de ses sœurs, une grace timide
Suit dans les bois un faune qui la guide ;
Tendre et farouche, elle veut et défend,
Contient le faune à demi triomphant,
Fuit et l’appelle, et pardonne, et s’offense,
Pour mieux jouir suspend la jouissance ;
Prépare, amène, augmente ses désirs
Par des baisers, précurseurs des plaisirs ;
Ne rougit plus de parler et d’entendre,
S’émeut, arrive au transport le plus tendre ;
C’est Aglaé qui commande à son tour,
Et qui provoque et l’amant et l’amour ;
Reçoit, rend tout, et, mourant de tendresse,
N’accuse plus qu’un retard qui la blesse.
Près d’un autel, sous des pampres divins,
Dansoient au loin ménades et sylvains.
Aux yeux de tous, une folle bacchante
Paroît en l’air aux bras d’un corybante,
S’agite au bruit du sistre qu’elle entend,
Et veut l’excès du plaisir d’un instant :
Sa voix l’anime, et sa main chancelante
Presse un raisin sur sa bouche brûlante.
La double ivresse opère tour à tour ;
Bacchus reçoit les victimes d’amour ;
Et la thyade, en sa fougue nouvelle,
Chante évohé, danse, boit, et chancelle,
Peint son ivresse aux pas qu’elle décrit,
Et tombe aux pieds de Silène qui rit.
De cette orgie où régnoit le délire,
Aux bains d’amour un autre objet m’attire :
L’amant qui touche à ces magiques eaux
Reçoit une ame et des sens tout nouveaux.
Dans un bassin creusé par la nature,
Sur un fond pur dort une onde aussi pure :
C’est là qu’Olympe a suivi son amant.
À peine Iphis y descend un moment,
Qu’en lui s’allume une flamme nouvelle :
Olympe est nue, Iphis est nu comme elle ;
Elle en rougit, et, fuyant de ses bras,
Cherche dans l’onde un voile à ses appas.
Il suit, l’atteint ; et cette onde écumante
Reçoit Iphis aux bras de son amante.

Tous deux unis, sur le sable étendus,
Le flot pressé ne les sépare plus.
Sous les efforts de l’amant qui surnage
L’eau qui s’agite inonde son rivage,
Et, loin de nuire à leurs sens allumés,
Produit les feux dont ils sont consumés.
Telle n’est point, avec sa cour austère,
Diane au bain tristement solitaire :
Mais telle on vit la source de ces eaux
Où Salmacis brûloit dans ses roseaux,
Lorsqu’en ses bras la jeune enchanteresse
D’Hermaphrodite excita la tendresse ;
Lorsque, tous deux enivrés, éperdus,
L’amour unit leurs sexes confondus.
Mais quelle fête au temple me rappelle ?
Quel chant de joie y cause un nouveau zèle ?
Tout s’y prépare au sacrifice heureux
De deux amants liés des premiers nœuds.
L’amour amène aux pieds de l’immortelle
Zélide, Agis, colombes dignes d’elle ;
Tous deux sans art, brillants de ces attraits
Où la jeunesse imprima tous ses traits.
Tous deux comblés des dons du premier âge,
Ils s’adoroient ; mais, foible en son hommage,
L’amour captif attendoit son essor ;
Ils s’adoroient, mais s’ignoroient encor.
Ils s’épuisoient en stériles caresses,
Se prodiguoient d’inutiles tendresses.
Troublés, confus, leurs sens embarrassés
En leur parlant ne parloient point assez.

Entends nos vœux, dit-il ; vois les prémices
De deux amants qui cherchent tes délices :
Du dieu des cœurs nous connoissons la loi ;
Dignes de lui, rends-nous dignes de toi :
Pour mériter tes chaînes fortunées,

Accrois nos sens, ajoute à nos années :
Aide à l’amour qui s’épuise en désirs ;
Il donne un cœur, tu donnes les plaisirs.
Amants, dit-elle, oui, vous m’allez connoître ;
Venez jouir, et commencer à naître.
En les liant de festons amoureux,
De sa main même elle en serre les nœuds.
On les conduit par son ordre suprême
Au fond du temple, au lit de l’amour même,
Lieu de délice au vulgaire caché,
Où triompha le monstre de Psyché.
Sans la pâleur des flambeaux d’Hyménée
S’ouvrit pour eux la couche fortunée.
Là, tout à coup élancés, étendus,
Ils sont unis, éclipsés, confondus ;
Leur ame entière et s’égare et se noie
Dans un abîme et d’ivresse et de joie.
Pour tant d’amour, tant d’objets, tant d’appas,
Leurs sens unis ne leur suffisent pas.
Bientôt Agis en connoît mieux l’usage :
Plus irrité par l’obstacle de l’âge,
Agile et tendre, il presse, il est pressé,
Combat, assiège, embrasse, est embrassé,
Hâte ou suspend un succès trop rapide.
Il soupiroit, il nommoit sa Zélide :
Zélide enfin l’appelant à son tour,
Avec son nom part le cri de l’amour.
Dans le silence, une immobile extase
Rallume, étend le feu qui les embrase ;
Sur son amante Agis ouvre les yeux :
Piquante image ! Aspect délicieux !
Comme l’oiseau dont le vol se déploie,
Qui tout à coup plane en l’air sur sa proie ;
Agis ainsi, de retour au combat,
Reprend son vol, fond, s’élève, ou s’abat :
À sa défaite elle-même conspire,
En se pâmant Zélide encor soupire :
Agis se meurt ; et l’amour étonné,
Deux fois vainqueur, l’a deux fois couronné.
Ivre d’amour, de langueur abattue,
Elle suspend un plaisir qui la tue ;
Et dans les bras d’Agis et du sommeil
Tombe et s’endort, dans l’espoir du réveil.
Plus vigilant, plus heureux que Céphale,
Agis s’éveille ; et l’aube matinale
Offre à ses yeux, par de nouveaux appas,
Des voluptés qu’il ne connoissoit pas.
Zélide alors sans crainte, sans alarmes,
Aux yeux d’Agis prodiguoit tous ses charmes.
L’amour, un songe, et leurs douces chaleurs,
Couvroient son teint des plus vives couleurs.
C’est l’abandon, la langueur, la mollesse,
Et ce désordre où le plaisir nous laisse.
D’un de ses bras son front s’est couronné ;
Sur son amant l’autre est abandonné ;
De ses cheveux les boucles étalées
Sont dans les fleurs éparses et mêlées ;
Son sein respire, et, par son mouvement,
Près de son cœur appelle son amant.
Partout Agis voit, contemple, dévore
Ce qu’il a vu, ce qu’il veut voir encore.
Sa main avide, au gré de tous ses vœux,
Détache un voile, enlève ses cheveux,
Presse et parcourt le corail et l’albâtre :
Sur chaque objet un coup-d’œil idolâtre
Y précipite un baiser qui le suit.
Tel un ruisseau qui serpente et qui fuit,
Se repliant sur sa route fleurie,
Baigne l’émail de toute la prairie.
Tel est Agis. En vainqueur satisfait,
Il s’applaudit des ravages qu’il fait,
Et reconnoît sur des traces charmantes
De ses baisers les empreintes brûlantes.
Tu dors, Zélide, et je jouis sans toi !
Vois mon bonheur, regarde, écoute-moi !
J’ai cent plaisirs, tu n’as qu’un vain mensonge,
Et je te vois, quand tu ne vois qu’un songe !
Il soupira : Zélide l’entendit,
Ouvrit les yeux, soupira, s’étendit,
Leva sa main : hélas ! Sa main timide
N’osoit tomber ; Agis en fut le guide...
À cette approche, un feu qui les brûla
De veine en veine aussitôt circula.
Zélide, Agis, sur leurs bouches de flamme
Réunissoient les moitiés de leur ame :
Et si leur bouche est oisive un moment,
Organe utile à leur emportement,
Elle confond ces paroles de joie
Qu’à son amant une amante renvoie,
Ces noms, ces cris, ces soupirs agaçants,
Aiguillons sûrs des plaisirs renaissants.
Où suis-je, amour, et quel feu me dévore ?
Quels traits, dis-moi, peux-tu lancer encore ?
De tes fureurs cesse de m’agiter ;
Pour trop sentir, je ne puis plus chanter.
Ici, Daphné, couronne ton ouvrage ;
De nos plaisirs vois si j’ai peint l’image.
Pour toi l’amour dictant ce que j’écris

T’en fit l’objet, et le juge, et le prix.
Ouvre les yeux, son flambeau va te luire ;
Vois, connois tout. Le charme est de s’instruire.
Suis pas à pas ton instinct curieux :
C’est un bonheur inconnu même aux dieux ;
Ils savent tout. Adore ton partage ;
Sors doucement du berceau de ton âge.
J’aime une fleur lente à s’épanouir :
C’est par degrés qu’il faut plaire et jouir.
Hélas ! Mon ame, à l’amour tout entière,
Trop diligente, épuisa la matière ;
Je dévoilai les secrets de Cypris :
Amour, pourquoi m’en avoir tant appris ?
Ou que ne puis-je, ô maître que j’adore,
Oublier tout, pour m’en instruire encore !