Observations sur quelques grands peintres/Wateau


WATEAU.


Le talent de Wateau excita long-temps l’admiration et l’enthousiasme des amis des arts ; rien ne le prouve mieux que le nombre de ses imitateurs, qui eurent eux-mêmes de grands succès. La plupart de ses tableaux ont été gravés par de très-habiles artistes ; et leurs estampes, long-temps très-recherchées, ont été l’ornement des cabinets les plus à la mode : mais le goût est bien changé, et peut-être aujourd’hui sera-ce un crime de parler de Wateau ; laissons les jeunes élèves passionnés dédaigner tout ce qui ne ressemble pas à leur maître, laissons les croire que leurs idoles seront celles de tous les siècles ; aimons tout ce qui est neuf et fort dans quelque genre que ce soit, et livrons-nous sans crainte au plaisir de nous laisser charmer par le sentiment et le génie, sous quelque formes qu’ils se présentent : n’hésitons point de placer Wateau parmi les peintres dont le premier titre à la célébrité est l’originalité de leur talent. Ce qui le distingue, est le genre de sujets qu’il a traités, et la manière fine, spirituelle, poétique, avec laquelle il les a peints. Ses pensées sont neuves, abondantes, naissent sans peine, et sont toujours présentées avec un goût original. Quoique son dessin soit souvent un peu maniéré dans les détails, il a beaucoup de vérité dans les mouvemens, et l’ensemble des figures ; et elles ont toujours l’esprit des personnages qu’elles représentent.

Sa couleur est brillante et harmonieuse ; il réunit quelquefois l’éclat de Rubens à la magie de Rembrandt ; sa manière de peindre facile, légère, pleine de feu, rappelle celle de Teniers et de Paul Véronèse. Il a fait des tableaux de différens genres ; on voit des ouvrages de sa main, représentant des marches d’armée et même des sujets de la religion catholique : mais comme il a beaucoup mieux peint les scènes galantes, et qu’il en a fait bien davantage, on ne le connoît guère que par cette sorte de tableaux : il a surtout peint la galanterie des romans, des fêtes, des théâtres, les intrigues des bals et des coulisses.

Sans doute, ses personnages n’ont point la fière et haute vérité des guerriers et des philosophes austères, ils n’ont point la bonhomie des bourgeois, ni la touchante simplicité des habitans des campagnes ; ils ont la vérité qu’ils doivent avoir, celle des héros galans, des hommes de plaisir, celle des comédiens, des musiciens, des danseurs, et de tous ceux qui passent leur vie à s’amuser en amusant les autres, de tous ceux dont les études ne se font guère dans des cabinets retirés, à la clarté des lampes solitaires ; mais dans des lieux éclairés de cent bougies, au milieu d’un peuple nombreux, et au bruit tumultueux des battemens de mains.

Qui a peint comme lui ces assemblées charmantes, dans lesquelles les deux sexes s’attaquent avec tout ce qui peut briller aux yeux ; où tout, jusqu’à l’esprit, jusqu’au sentiment même a un air de toilette, où le ridicule est le seul vice, l’art de plaire la seule vertu ?

Il a donné aux différens costumes de son temps, aux habits de fête, de bal et de théâtre, toute la grâce dont ils étoient susceptibles. Ces vêtemens, presque toujours de soie, et qu’il a peints d’après nature, ont beaucoup contribué à donner à ses tableaux de l’éclat et de l’harmonie : il a surtout bien saisi l’esprit des hommes qui les portoient, leur gaieté de comédie, leur finesse recherchée, leur sensibilité de masque ; se revêtant d’habits de bal, ils prenoient aussi une âme de bal ; c’est cette âme que Wateau a parfaitement sentie. Souvent il rappelle cette aimable philosophie tant chantée par Chapelle, Lafare et Chaulieu, et qui les faisoient, le verre à la main, se consoler, le mieux qu’ils pouvoient, de la brièveté de la vie.

La poésie vive et gaie de ses ouvrages peut se comparer à celle des troubadours ; dans ses tableaux on croit les voir eux-mêmes suivis de leurs jongleurs. Il nous peint les coureurs d’amoureuses aventures, ceux qui, armés de mandolines, alloient sous des fenêtres préparer par une romance une périlleuse escalade ; les amans généreux qui vouloient vaincre les cœurs des belles par des fêtes brillantes ; et ces juges des Cours d’amour, décidant avec tant de gravité de si plaisantes questions. Il nous transporte quelquefois dans ces temps de la galante et pieuse chevalerie, où l’honneur faisoit souvent un devoir de se déguiser pour sa maîtresse et pour son Dieu.

Ses paysages ne sont pas exactement vrais, ils tiennent un peu de ceux des décorations de théâtre ; et ils intéressent cependant beaucoup par leur couleur et leurs formes magiques : doux et mystérieux asiles de la volupté, ils ressemblent à ces pays enchantés, créés par de bienfaisantes fées, qui n’ont employé leur pouvoir qu’à faire naître des plaisirs et des lieux de délices.

Dans ses noces de village et ses fêtes à la campagne, il offre un mélange piquant d’idées champêtres, morales, théâtrales ; on y voit des vérités peu accoutumées à se rencontrer ensemble, mais dont le rapprochement nouveau a quelque chose de très-attachant. Je sais que des gens d’un goût difficile, pourroient n’y pas trouver à leur place ses héros et ses bergères d’opéra ; je sais aussi qu’en faveur du plaisir que donnent la variété et la nouveauté, on peut bien quelquefois pardonner à l’art d’amusantes invraisemblances.

Que de finesse et d’agrément dans ses pèlerinages à Cythère ! que de goût dans les ajustemens ! que de magie dans les lieux de la scène ! Les airs y paroissent embaumés par les amours qui les parcourent : qu’il a bien peint les agaceries des deux sexes en de pareilles routes ! Comme ses gentilles pèlerines et ses joyeux pèlerins sont bien remplis de la sainte ferveur qui les guide ! En les voyant, on ne reconnoît point ces sales voyageurs qui vont pieusement à Saint Jacques porter leur paresse, leur gourde et leur passeport : mais la malignité pourroit reconnoître avec plaisir, dans ces pèlerinages poétiques, ceux que l’on faisoit jadis vers quelque Saint en crédit, et qui n’étoient souvent que des voyages à Cythère.

Le mérite de Wateau fut connu et admiré dès ses plus jeunes ans, et il avoit une réputation faite dans l’âge où les autres commencent à travailler à l’acquérir : cet avantage dut contribuer à donner à son talent, l’espèce de physionomie qui le distingue ; l’heureuse et ardente jeunesse l’a inspiré, et elle a imprimé sur tout ce qu’il a fait son charme, sa chaleur et son entraînante gaieté. L’amour préside à la plupart de ses tableaux, lui-même en a donné les sujets, il les compose et les anime : ce n’est pas ce roi mélancolique qui n’accorde que l’espérance pour prix des plus constantes flammes, ce tyran que l’ennui, le trouble, les soupçons, les alarmes accompagnent toujours, et que suivent souvent les regrets, les remords et le désespoir ; c’est un enfant aimable, qu’environnent les Ris, qui danse avec les Grâces, qu’accompagnent sans cesse les Plaisirs et la Volupté, et que suivent aussi quelquefois les Regrets.

Après avoir fait beaucoup d’ouvrages, épuisé par son génie et par les plaisirs qu’il avoit peints, Wateau mourut jeune, laissant une grande réputation qui, depuis quelques années, a perdu une partie de l’éclat dont elle avoit brillé, et que lui rendront sans doute un jour nos neveux reconnoissans.