Observations sur quelques grands peintres/Paul Véronèse

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PAUL VÉRONÈSE.


Paul Véronèse est, après le Titien, le plus célèbre des peintres de l’École de Venise ; beaucoup de facilité à concevoir et à exécuter, une manière particulière d’employer des draperies riches et brillantes, et peut-être ses nombreux anachronismes, sont les caractères qui le distinguent.

Fécond dans ses idées, il a bien moins de raison que d’imagination ; il a peu de sensibilité, et ses expressions sont rarement vives et justes. Il composoit, habilloit, ajustait ses figures selon les caprices de son goût ; et tout lui paroissoit bon lorsque son œil étoit flatté. Ses ordonnances, en effet, comme compositions pittoresques, ont du mouvement, sont très agréables aux yeux ; mais comme compositions poétiques, elles ne satisfont jamais l’esprit. Plus les données des sujets étoient exigibles, moins ses pensées avoient de vérité ; et l’on ne peut représenter d’une façon plus bizarre qu’il l’a fait, les traits historiques et élevés, et les tableaux de la religion catholique, qui exigent toujours de l’onction et de la dignité. Plus il y a de figures dans ses tableaux, plus ils en imposent par l’ensemble de la scène et la richesse des accessoires. Sa touche ferme et rapide qui tient de celle de Teniers, rend la nature avec beaucoup de justesse et de feu : son coloris est vigoureux et brillant ; il est encore rehaussé par des draperies de soie de couleur écarlate, et souvent enrichie de broderies d’or. Son dessin a de la vérité, et même une sorte de noblesse et de grâce, quand il en trouvoit dans ses modèles ; mais il les copioit sans choix et sans exaltation.

Quelque sujets qu’il ait traités, il a toujours peint les Vénitiens, ou les Orientaux qu’il voyoit à Venise, et dont les riches costumes flattoient l’amour qu’il avoit pour la magnificence. Il les plaçoit dans des lieux d’une architecture hardie, singulière, en usage de son temps, et qui ne convenoit point aux sujets qu’il peignoit. Ses ornemens, ses vases, tous ses accessoires toujours riches, étoient vraisemblablement dans le goût adopté alors à Venise.

Depuis que nos armées triomphantes ont transporté sous nos yeux les principaux ouvrages de Paul Véronèse, on peut à Paris juger exactement son talent. C’est surtout son tableau des Noces de Cana, où sa physionomie est bien prononcée. Que de magnificence dans l’ordonnance ! que de vie dans les figures, et de richesse dans leurs draperies ! Où vit-on jamais une couleur plus brillante et plus vigoureuse ? Quelle facilité d’exécution ! Quel grand parti le goût a su tirer de cette architecture claire, de ces nuages plus clairs encore ! Comment dans un ouvrage aussi vaste, aussi rempli de détails, l’artiste a-t-il pu leur donner autant de vérité ? On diroit qu’il avoit sous les yeux, à la fois, tous les objets qu’il a si bien rendus. Le spectateur entre dans la salle du festin, se promène autour des groupes ; il s’assied, il rit, il boit avec les convives. Cette extraordinaire production, qui, de tous les grands ouvrages de peinture, est celui sans doute qui réunit plus de vérités, ne sauroit être trop étudiée et profondément méditée par les peintres de tous les genres ; elle est d’autant plus étonnante, que pour faire briller une partie plus qu’une autre, on n’y aperçoit aucun sacrifice affecté, et que tous les objets ont la force de couleur, et le degré de lumière qu’ils doivent avoir dans la place qu’ils occupent.

Après avoir admiré un aussi beau tableau, et toutes les ressources de l’art pour charmer la vue et imiter la nature, si l’on se demande quel en est le sujet ; si l’on se représente ce que l’artiste a dû peindre ; alors, dans un ensemble harmonieux pour les yeux, que de dissonances pour la raison ! que de vérités qui deviennent des mensonges ! Quoi de plus ridicule d’abord, que de supposer que toute la pompe et la richesse asiatique soient étalées aux noces d’un petit bourgeois d’une petite ville de Galilée ! Quelle invraisemblance dans l’expression ! Le vin manque au milieu d’un festin somptueux : tout à coup, par le pouvoir d’un inconnu, l’eau y produit l’abondance du vin : ah ! combien de mouvemens tumultueux, combien de différentes et de vives expressions un pareil prodige devoit faire naître ! Dans le tableau de Paul Véronèse, il n’y a pas plus de mouvement que dans un repas ordinaire ; les musiciens continuent leurs concerts, l’assemblée les écoute ; on se fait les yeux doux, on joue avec le petit chien, et ce vin miraculeux, versé à la ronde, est bu comme le vin accoutumé. Peut-on imaginer rien de plus bizarre que le Christ, la Vierge et les Apôtres, faisant bonne chère, menant joyeuse vie avec les moines, les poëtes, les musiciens du temps de Paul Véronèse, avec un roi de France, avec le grand turc ? Sans doute il a pensé que d’un festin à la vénitienne, il pouvoit faire les Noces de Cana, en habillant certains convives avec de certaines couleurs, en entourant de rayons une tête assez commune placée au milieu de l’assemblée : il a fait comme ces peintres de portraits, qui imaginent avoir donné la divinité et les grâces de Vénus à une bonne bourgeoise de Paris, en plaçant à son côté monsieur son fils, avec des ailes sur le dos. Au surplus, grâces soient rendues à Paul Véronèse de ce qu’il ne s’est pas occupé des pauvres Hébreux et de son sujet ; avec d’aussi louables intentions il n’auroit pas si bien rendu ces riches et galans Vénitiens que personne n’a fait comme lui. Jouissons du plaisir d’admirer les belles choses qui sont dans ce tableau, sans dire avec Horace, non erat hic locus, et sans nous occuper du sujet. En tout cas, ce n’est pas sa faute, si nous nous en souvenons ; il a bien fait tout ce qu’il a pu pour que nous n’y pensions pas.

D’autres peintres nous ont offert les peuples anciens avec autant d’exactitude qu’il est possible d’en mettre d’après les récits des historiens, et les monumens de sculpture qui nous restent de l’antiquité. Cependant, comme ils n’ont travaillé que d’après des souvenirs et des copies, leurs portraits ne peuvent être tout-à-fait ressemblans. Ils sont bien précieux pour nous qui n’avons pas vu les originaux, et qui sommes enchantés de voir revivre ces hommes, ces peuples, objets de notre admiration, tels que notre esprit nous les présente : mais, peut-être, s’ils revenoient encore, ils ne se retrouveroient pas dans nos modernes peintures ; peut-être Athènes et Rome ne reconnoîtroient pas plus leurs fiers enfans dans les portraits qu’en ont faits les Italiens et les Français, que Sophocle, Démosthènes, Virgile et Cicéron ne reconnoîtroient leur langue, dans les meilleurs ouvrages grecs et latins, composés dans notre siècle. Paul Véronèse annonçant des faits anciens, a représenté des usages modernes ; sous des noms antiques, il a peint de modernes Vénitiens ; sans doute c’est une faute : mais ces Vénitiens sont bien plus vrais que les Grecs et les Romains, et tous les peuples antiques qu’on fait naître de nos jours. Ainsi, loin de tant blâmer ses innombrables anachronismes, la postérité ne peut qu’en avoir de la reconnoissance, puisque c’est à eux qu’elle devra l’image de ce peuple fier, ingénieux, qui sut mêler à tout l’appareil de la galanterie, au charme brillant des arts, les sombres profondeurs de la politique ; et qui, sous les masques des pantalons, cacha si souvent de terribles hommes d’état.

Paul Véronèse a fait quelques tableaux qui ont plus d’enthousiasme et un plus grand caractère que d’autres ; il n’a pas toujours autant choqué les convenances que dans sa composition des Noces de Cana : mais, en général, ses ouvrages ont toujours le même style, les mêmes beautés, et les mêmes défauts ; défauts heureux, à qui nous devons tant : doit-on même nommer ainsi la cause de son intéressante originalité et la principale source de son talent extraordinaire, qui l’a placé justement au rang des peintres les plus agréables des anciens et des modernes ?