Observations sur quelques grands peintres/Annibal Carrache

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ANNIBAL CARRACHE.


La Lombardie s’enorgueillit, avec raison, du savant Annibal Carrache. La peinture marchant rapidement vers la décadence, s’écartoit à Rome de la route que Raphaël et Michel-Ange lui avoient tracée ; il la ramena dans le chemin du vrai et du beau. Les élèves de Raphaël avoient prouvé qu’on dégénère bien vite en se traînant sur les traces même des plus grands talens. On ne peut marcher sans de bons principes ; mais on tombe bientôt, lorsqu’on n’est soutenu que par eux, et qu’on peut oublier que le but de l’art est la vérité : les règles ressemblent à Saturne, elles dévorent leurs enfans. L’École célèbre des Carrache à Bologne, en cherchant, par des routes nouvelles, l’imitation de la nature, en montrant toutes les belles connoissances qui conduisent à la perfection de la peinture, eut beaucoup de renommée dans toute l’Italie. Là, se formèrent le Guide, le Dominiquin, l’Albane, Lanfranc, et d’autres encore. Désigné par sa réputation, Annibal fut appelé à Rome pour peindre la galerie du palais Farnèse. Son rare talent y prit une nouvelle physionomie, et y acquit bien plus de puissance, par tout ce qui se présentoit chaque jour à ses yeux, et par les belles occasions qu’il eût de déployer la vigueur de son sentiment et la profondeur de son savoir ; il y conduisit des élèves qui, déjà très-distingués dans l’École de Bologne, déjà très-habiles, et le devenant davantage par les études qu’ils firent à Rome, y répandirent cet éclat, un des plus brillans qui ait éclairé l’Europe, depuis la renaissance des arts en Italie.

Bien peu d’artistes ont réuni plus de parties de la peinture qu’Annibal Carrache ; la connoissance de l’anatomie, et des formes des statues antiques, est la base de son talent : son but principal fut, sans doute, de rendre la nature avec le plus de beauté et de grandeur possible, mais son but se montre trop souvent, et c’est une des choses qui le caractérisent. Il semble avoir suivi, dans ses études, la même marche que Michel-Ange : ils parlent la même langue, ils s’expriment différemment. Ses formes sont imposantes ; son style a de la fierté ; mais on ne peut pas dire qu’il soit terrible ; il avoit dans l’âme assez d’élévation pour arriver au grand et au beau, pas assez pour atteindre au sublime. Comme sa grandeur a plus de science encore que de vérité, elle n’a pas de naïveté, et son talent venoit plus de sa tête que de son cœur. Ses belles formes paroissent calculées : on voit qu’il a voulu faire beau ; et pour que la beauté nous touche dans les arts, il faut que la route qui y conduit, ne soit pas aperçue ; disons mieux, les beautés sublimes ne viennent que des élans de l’instinct, et celui qui en est l’auteur est le premier qu’elles entraînent. Si Michel-Ange est exagéré, il l’est malgré lui, et sa manière terrible n’est que l’expression naturelle de son génie extraordinaire.

L’art paroît trop dans le Carrache ; mais c’est précisément cet art étonnant de peindre les hommes avec des formes nobles et fières qui fait son caractère distinctif. Ses draperies sont agencées d’une manière large qui convient parfaitement au style de ses figures, mais elles n’ont pas tout l’intérêt que donne la nature ; ses compositions, ses attitudes, ses expressions, ont le même caractère ; l’admiration est presque le seul sentiment qu’elles inspirent ; exceptons-en cependant quelques-unes de ses productions, et surtout son admirable tableau des Trois Maries, autrefois placé dans le cabinet du duc d’Orléans, et porté en Angleterre par la révolution ; on sait qu’il réunit à un très-beau dessin, la plus belle couleur, et les plus touchantes expressions.

Une réflexion se présente ici tout naturellement. Les circonstances n’ont-elles pas souvent déterminé une espèce de genre pour lequel on croit un homme uniquement né, qui se seroit également distingué dans un autre ? Annibal Carrache a fait un ouvrage si accompli de sa Galerie du palais Farnèse ; il a si bien senti les beautés convenables à un pareil travail ; ce travail est si vaste, il a tant d’originalité, tant de réputation, qu’on est bien tenté de croire que cet artiste étoit précisément fait pour ce genre, et qu’il n’eût pas eu le même succès dans un autre. Sans doute, il étoit bien organisé pour cette espèce de peinture ; mais si les circonstances lui eussent présenté d’autres occasions, auroit-il produit des ouvrages aussi célèbres ? Voilà la question, voilà le doute ; et le doute est permis lorsqu’on a vu le beau tableau des Trois Maries, dont je viens de parler. Supposé donc que le Carrache n’eût pas eu à peindre la Galerie Farnèse, qu’au contraire, il eût eu l’occasion de faire une suite de petits tableaux du genre de celui des Trois Maries, ne se représente-t-on pas qu’en possédant des ouvrages dus à l’espèce de disposition d’Annibal Carrache, à l’espèce d’études qu’il avoit faites, on auroit cependant une suite de productions en général différentes de celles qu’on a de lui, et l’on auroit peut-être de son talent des idées toutes différentes. On ne peut douter que les occasions ne nous fassent chercher tout ce qui est nécessaire pour réussir dans le genre de travail dont nous nous sommes chargés ; on s’occupe plus particulièrement d’une sorte d’étude, on y prend goût ; et si l’ouvrage dure long-temps, en se fortifiant dans certaines parties, on s’affoiblit sur d’autres. Le succès contribue encore à nous engager plus avant dans une route que nous croyons nous-mêmes être la seule, où le ciel devoit nous conduire. Ce n’est donc pas entièrement la nature, qui fait que tel peintre est plus coloriste que dessinateur correct ; tel autre plus décorateur, tel autre plus attaché à peindre les passions.

La peinture semble être divisée en deux parties principales, l’une de décoration, l’autre d’expression : le but de l’une est de plaire aux yeux, celui de l’autre est d’instruire, de charmer et l’esprit et le cœur. Les succès de la première sont obtenus par des lignes heureuses dans les dispositions générales, par la richesse et l’abondance des idées, par la manière pittoresque avec laquelle elles sont présentées, par la beauté et la variété des formes, par la magie du clair-obscur et de la couleur ; l’effet de la seconde tient surtout à la vérité, à la noblesse des compositions, des attitudes, des expressions, à la vérité convenable aux sujets, à celle de l’ensemble et des détails, aux émotions de l’âme de celui qui produit. Des yeux bien exercés, la science, un goût porté vers la richesse, sont la source de l’une ; un esprit juste, élevé, la délicatesse et l’abandon du sentiment, sont les principales causes de l’autre ; quoique ces deux parties ne soient pas tout-à-fait incompatibles, rarement on les admire ensemble.

La fameuse Galerie qu’Annibal Carrache a peinte au palais Farnèse à Rome, est un chef-d’œuvre dans le genre de la décoration : le mélange des ornemens, des stucs, des formes bizarres et des formes vraies, exclut nécessairement la vérité simple ; et dans un travail de ce genre, il faut, ainsi qu’à l’Opéra, la pompe et l’orgueil de la nature, bien plus que sa naïveté.

Le Carrache a mis dans cette superbe décoration toute la beauté et la richesse, toute la variété et l’abondance qu’exigeoit un travail de ce genre ; les contours de ses figures y sont chargés exprès, pour faire plus d’effet à une certaine distance, mais ils ne s’écartent jamais des lois immuables de l’anatomie ; là, il a souvent prouvé que ces deux grandes divisions de la peinture, dont nous venons de parler, pouvoient quelquefois se trouver réunies ; et cette magnifique Galerie sera toujours regardée comme une des plus rares productions des efforts des beaux-arts.

Le tableau du Christ, sur les genoux de sa Mère, apporté à Paris depuis la révolution, placé maintenant au Musée Napoléon, doit être regardé comme un des plus beaux du Carrache ; il fait surtout bien connoître le véritable caractère de son talent ; on y voit sa manière large de sentir et de rendre la nature, on y est frappé de la grandeur imposante de son dessin. Il a peint aussi des paysages très-estimés, et il a donné, à tous les objets qu’il y a représentés, des formes fières et nobles, comme il l’a fait à ses figures d’hommes. Dans sa jeunesse, il aima passionnément les ouvrages du Corrège ; il l’a étudié beaucoup, il y chercha les principes du clair-obscur et du coloris, il y chercha tout ce qui peut conduire au grand et au gracieux. Sans doute, ce fut dans ce temps-là qu’il peignit le tableau qui étoit chez le duc d’Orléans, et dont nous avons déjà parlé ; depuis, l’objet de ses études se tourna d’un autre côté ; et quoiqu’il ait conservé quelque chose de sa première manière, quoiqu’il ait fait des tableaux d’une belle couleur, et qu’il ait toujours un ton mâle et vigoureux, le coloris n’est pas ce qui le distingue ; sa science, dans le dessin, est ce qui détermine son originalité, et lui donne sa place distinguée parmi les peintres célèbres. Ses ouvrages sont des sources profondes, où l’on peut toujours puiser avec fruit ; et les élèves fameux, instruits dans son École savante, ont encore donné un nouvel éclat à sa gloire.