Observations sur la maxime, qu’il faut mépriser la fortune, et ne se point soucier de la cour


Observations sur la maxime, qu’il faut mépriser la fortune, et ne se point soucier de la cour


OBSERVATIONS SUR LA MAXIME, QU’IL FAUT MÉPRISER
LA FORTUNE, ET NE SE POINT SOUCIER DE LA COUR.
(16471.)

Il est plus difficile de persuader cette maxime-ci, que les autres2. Ceux qui reçoivent des grâces, ceux même qui n’ont que de simples prétentions, se moquent d’un sentiment si contraire au leur.

J’avoue qu’il y a de la peine à se persuader que des gens raisonnables aient voulu rendre cette opinion-là universelle. Je pense qu’ils n’ont eu d’autre dessein que de parler aux malheureux, pour guérir des esprits malades d’une inquiétude qui ne sert de rien. En ce cas-là, je ne saurois les condamner. S’il est permis d’appeler une maîtresse ingrate et cruelle, quand on l’a servie sans aucun fruit ; à plus forte raison, ceux qui croient avoir reçu des outrages de la fortune, ont droit de la quitter, et de chercher loin d’elle un repos qui leur tienne lieu des biens qu’elle leur refuse. Quel tort lui fait-on de lui rendre mépris pour mépris ? Je ne trouve donc pas étrange qu’un honnête homme méprise la cour ; mais je trouve ridicule qu’il veuille se faire honneur de la mépriser.

Il y en a d’autres qui ne me déplaisent pas moins : des gens qui ne peuvent quitter la cour, et se chagrinent de tout ce qui s’y passe ; qui s’intéressent dans la disgrâce des personnes les plus indifférentes, et qui trouvent à redire à l’élévation de leurs propres amis. Ils regardent comme une injustice tout le bien et le mal qu’on fait aux autres. La grâce la mieux méritée, la punition la plus juste, les irritent également. Cependant, si vous les écoutez, ils ne vous parleront que de constance, que de générosité, que d’honneur. Dans tout ce qu’ils vous diront, il y aura toujours un air lugubre qui vous attriste, au lieu de vous consoler. Ils rencontrent une certaine volupté dans les plaintes, qui fait qu’on ne leur est jamais obligé d’en être plaint.

En quelque lieu qu’on aille, on trouve le monde composé de deux sortes de gens : les uns pensent à leurs affaires, les autres songent à leurs plaisirs.

Les premiers fuient l’abord des misérables : craignant de devenir malheureux par contagion. Pour entrer dans leur commerce, il faut cacher son malheur, et tâcher de leur être bon à quelque chose.

Les autres, pour se donner tout entiers à leur divertissement, ont je ne sais quoi de plus humain : ils sont accessibles par plus d’endroits. Leurs maîtresses, leurs confidents, profitent des folies qui les occupent. Leur âme est plus ouverte ; mais leur conduite est plus incertaine. La passion l’emporte toujours sur l’amitié : ils regardent les devoirs de la vie comme des gênes. Ainsi, pour vivre avec eux, il faut suivre le cours de leurs plaisirs, leur confier peu de chose, et en tirer ce qu’on peut.

La grande habileté consiste à bien connoître ces deux sortes de gens. Tant qu’on est engagé dans le monde, il faut s’assujettir à ses maximes, parce qu’il n’y a rien de plus inutile que la sagesse de ces gens qui s’érigent d’eux-mêmes en réformateurs. C’est un personnage qu’on ne peut soutenir longtemps, sans offenser ses amis et se rendre ridicule.

Cependant, la plupart de ces réformateurs ont leurs vues, leurs intérêts, leurs cabales. On a beau les décrier : tout ce qu’on en dit à la cour et sur les théâtres, ne les rebute point. Écoutez leurs remontrances, vous les aurez bientôt pour maîtres : ne les écoutez pas, vous les aurez pour ennemis. Tant que la fortune leur a été favorable, ils ont joui de ses faveurs. Sont-ils tombés dans quelque disgrâce, ils cherchent à s’en relever, et à se faire valoir par une réputation d’intégrité. À quoi bon haïr en autrui la fortune, qu’ils ne négligent pas pour eux-mêmes ? Leur aversion s’attache à ceux qui prétendent des grâces, leur envie à ceux qui les obtiennent, leur animosité aux personnes qui les distribuent. Pour avoir leur estime ou leur amitié, il faut être mort, ou pour le moins misérable.

Je sais qu’un honnête homme est à plaindre dans le malheur, et qu’un fat est à mépriser, quelque fortune qu’il ait : mais haïr les favoris par la seule haine de la faveur, et aimer les malheureux par la seule considération de la disgrâce, c’est une conduite, à mon avis, fort bizarre, incommode à soi-même, et insupportable à ses amis. Néanmoins, la diversité des esprits fait voir tous ces différents effets dans la vie des courtisans.

Nous avons dit qu’il se trouve assez de gens à la cour qui rompent avec leurs amis, du moment qu’il leur arrive quelque désordre ; qui n’ont ni amitié ni aversion qui ne soit mesurée par l’intérêt. Quiconque leur est inutile ne manque jamais de défauts ; et qui est en état de les servir a toutes les perfections. Il s’en trouve d’autres qui ne se contentent pas d’abandonner les malheureux : ils les insultent, même dans le malheur. Plus ils témoignent de bassesse à flatter les favoris, plus ils montrent de chaleur à outrager ceux qui sont tombés dans l’infortune.

À dire vrai, si le chagrin de ceux qui pestent toujours contre la cour est extravagant, la prostitution de ceux qui lui sacrifient jusqu’à leurs amis est infâme. Il y a une juste situation entre la bassesse et la fausse générosité : il y a un véritable honneur qui règle la conduite des personnes raisonnables. Il n’est pas défendu à un honnête homme d’avoir son ambition et son intérêt ; mais il ne lui est permis de les suivre que par des voies légitimes. Il peut avoir de l’habileté sans finesse, de la dextérité sans fourberie, et de la complaisance sans flatterie.

Quand il se trouve ami des favoris, il entre agréablement dans leurs plaisirs et fidèlement dans leurs secrets. S’ils viennent à tomber, il prend part à leur malheur, selon qu’il en a pris à leur fortune. Le même esprit qui savoit leur plaire sait les consoler : il rend leurs maux moins fâcheux, comme il rendoit leurs plaisirs plus agréables : il ménage ses offices avec adresse, sans blesser sa fidélité, ni nuire à sa fortune : il sert plus commodément pour lui, et plus utilement pour ses amis. Bien souvent il se rebute moins que ceux qui cherchent leur propre gloire, en secourant les autres ; qui ne songent qu’à se rendre recommandables par des marques de fermeté, et qui préfèrent l’éclat d’une belle action au bien de ceux qu’ils veulent obliger.

De ces deux sortes de gens, les uns font semblant de s’éloigner des malheureux, afin de les mieux servir ; les autres courent après, pour les gouverner. Tandis que ceux-là se cachent et ne pensent qu’à soulager les affligés, ceux-ci n’aiment rien tant qu’à exercer une générosité farouche et impérieuse, qu’à gourmander les misérables qui ont besoin de leur crédit.

C’est trop pousser ce discours : je vais le finir par le sentiment qu’on doit avoir pour les favoris.

Il me semble que leur grandeur ne doit jamais éblouir ; qu’en son âme on peut juger d’eux comme du reste des hommes ; les estimer ou les mépriser, selon leur mérite ou leurs défauts ; les aimer ou les haïr, selon le bien ou le mal qu’ils nous font ; ne manquer, en aucun temps, à la reconnoissance qu’on leur doit, cacher soigneusement les déplaisirs qu’ils nous donnent ; et, quand l’honneur ou l’intérêt nous veulent porter à la vengeance, respecter l’inclination du maître, dans la personne de l’ennemi ; ne confondre pas le bien public avec le nôtre, et ne faire jamais une guerre civile d’une querelle particulière.

Qu’on les méprise, qu’on les haïsse, ce sont des mouvements libres, tant qu’ils sont secrets : mais du moment qu’ils nous portent à des choses où l’État se trouve intéressé, nous lui devons compte de nos actions, et sa justice a ses droits sur des entreprises si criminelles.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Quand nous ne saurions pas la date de ce fragment, par le témoignage de Des Maizeaux, nous la trouverions dans le fragment lui-même, lequel, à l’endroit des favoris, nous révèle la préoccupation dominante de cette époque, le prétexte d’opposition d’où est née la Fronde, et l’opinion personnelle de notre auteur qui suivit le parti de la cour. On étoit las du favoritisme ; on ne voyoit, dans Mazarin, qu’un nouveau Concini ; et cette vue passionnée ôtoit aux meilleurs esprits le jugement de la situation et le respect de l’autorité. La haine des favoris et du ministériat a survécu à la Fronde, et a favorisé singulièrement Louis XIV dans l’établissement de son gouvernement personnel et absolu. Voyez la préface de M. Moreau, en tête de sa bibliographie des Mazarinades, M. Cousin, dans ses derniers articles sur le connétable de Luynes, Journal des Savants, octobre et novembre 1862, et M. Feillet, la Misère au temps de la Fronde, p. 80 et suiv.

2. C’est-à-dire, la maxime qui a fait le sujet du discours précédent ; et celle-ci : qu’il ne faut jamais manquer à ses amis.