Observations inédites sur l’état de la Grèce en 1829/01

OBSERVATIONS INÉDITES
SUR
L’ÉTAT DE LA GRÈCE EN 1829.


(Communiquées par M. S… de D…)

L’article qui précède a fait connaître à nos lecteurs la situation de la Grèce pendant les années 1810 et 1811. Il nous a paru que, pour les hommes qui s’occupent sérieusement de l’histoire contemporaine, il devait être d’un haut intérêt de pouvoir rapprocher des observations savantes de M. le chevalier Brondsted celles qui nous sont communiquées par une personne qui a visité la Grèce en 1829, et qui s’est trouvée dans la position la plus favorable pour apprécier sainement les individus et les événemens. On y remarquera que ce long laps de vingt années d’intervalle n’a opéré aucun changement dans l’état moral de cette belle contrée, et que la guerre, sous ce rapport, lui a encore suscité plus de maux que le despotisme musulman.

Le tableau qui va suivre contrariera sans doute une opinion noble et généreuse que toute l’Europe a embrassée avec ardeur. Serait-il possible que nous nous soyons si cruellement abusés dans nos espérances de liberté et de gloire ? nous voudrions en douter encore. D’un autre côté, il semble difficile de résister à l’autorité d’un si grand nombre de faits. Quel que soit le jugement qu’ils feront naître, nous pouvons du moins assurer qu’ils ont été recueillis avec conscience et sincérité, et nous nous trouvons heureux de pouvoir en donner une preuve frappante dès ce moment.

On se rappelle à combien d’attaques violentes le gouvernement de M. le comte Capo-d’Istria s’est vu exposé depuis quelque temps. Parmi les feuilles étrangères qui ont manifesté le plus d’acharnement envers le noble comte, il faut distinguer au premier rang le Courrier Anglais et le Courrier de Smyrne. Le jugement de cette dernière feuille, trop peu appréciée en Europe, avait produit sur notre esprit une impression d’autant plus profonde qu’elle renferme en général des renseignemens fort exacts sur la situation de la Grèce et celle de l’Orient. Les deux journaux reprochent surtout à M. d’Istria un grand nombre d’actes arbitraires et la violation même des lois qu’il avait juré de maintenir. L’accusation semble fondée. Mais il paraît aussi que le président, au milieu de l’effroyable désordre qui agitait le pays lors de son avénement aux affaires, n’avait pas d’autres moyens de sauver la Grèce, et, d’après M. S… de D, il ne s’en est servi qu’à la dernière extrémité. « Il faut, dit-il, dans ce pays une main forte, armée de tous les pouvoirs, qui déjoue les factions, étouffe l’anarchie, sauve la nation sans elle et malgré elle. Il faut un dictateur suprême, ferme, vigilant, inexorable, despotique même, sans quoi la Grèce est perdue à jamais[1]. » Si donc sous un rapport l’opinion de M. S… de D se rapproche de celle des journaux dont nous venons de parler, elle s’en éloigne tout-à-fait sous le rapport le plus important peut-être, en ce qu’elle repousse l’accusation d’ambition que ceux-ci cherchent à imputer au président. À cet égard, M. S… de D est tout-à-fait d’accord avec la réponse que M. Eynard vient d’adresser au Courrier Anglais[2]. « Les anciens chefs de la révolution, dit M. S… de D…, ne sont plus admis au maniement des deniers de l’état : voilà le grand crime du président. » Et il termine ainsi le portrait qu’il a tracé de M. Capo-d’Istria « Telle est en résumé la situation intérieure du gouvernement grec. Le président est seul chargé d’en supporter tout le poids. Il a trouvé un pays tout entier à constituer, depuis les premiers élémens jusqu’au faîte de l’édifice. Il a trouvé un peuple en proie à la plus affreuse misère ; ses soins les plus importans ont dû être de le faire vivre. Il a trouvé la Grèce déchirée par l’anarchie, les primats et les chefs de bandes s’arrachant les dépouilles de la nation, et ne s’entendant que pour sa ruine ; il a dû, avant toutes choses, arrêter le désordre, et il y est parvenu. Il a cherché parmi la nation des hommes qui voulussent le seconder dans son immense entreprise ; il n’a trouvé que des intrigans qui sèment les difficultés sur ses pas, qui contrarient, par une opposition calculée, tous les efforts qu’il fait dans l’intérêt du bien public. Il a répudié des partis anarchiques ; il a cherché la nation pour s’appuyer sur elle : cette nation, il ne peut la saisir ; les mêmes hommes s’élèvent entre elle et lui comme une barrière insurmontable. Ainsi il reste seul en butte à tous les partis…[3] »

Voilà, ce nous semble, le plus bel éloge qu’on pouvait faire de l’administration de M. le comte Capo-d’Istria. Voilà aussi la meilleure preuve que nous pouvions donner de l’esprit d’impartialité qui a guidé M. S… de D… dans ses recherches. Leur lecture excitera puissamment l’attention publique. Puissent-elles être consultées avec fruit par ceux qui s’occupent en ce moment des destinées de la Grèce !

P. M.
INTRODUCTION.

La population grecque qui habite l’empire ottoman offre des nuances tellement nombreuses, qu’il est impossible de la représenter dans son ensemble par les mêmes traits. À chaque pas, on la voit varier non-seulement dans sa proportion avec la population musulmane, mais aussi avec elle-même. Les pays que nous comprenons sous le nom générique de Grèce sont d’abord d’une étendue trop vaste pour que la nature n’y ait point semé de fréquentes diversités ; mais en outre, on en voit une foule d’autres, en nombre bien supérieur à celles qu’on remarque dans des pays d’égale étendue. Il serait bien difficile d’énumérer toutes les causes auxquelles elles tiennent. Nous pouvons cependant citer, comme les principales, la configuration physique du pays, et les grands mouvemens politiques auxquels il a été soumis depuis des siècles.

La Grèce comprend un continent et des îles. De là une première division dans la population. Les insulaires doivent forcément avoir des habitudes différentes de celles des continentaux ; les mouvemens politiques qui se sont succédé ont dû exercer sur les uns et sur les autres une influence tout-à-fait contraire. Mais les îles elles-mêmes ne se ressemblent point entre elles. Celles-ci sont grandes et fertiles, celles-là ne sont que des rochers stériles ; ici il y aura des ports, là il n’y en aura point ; quoique la majorité professe la religion grecque, il en est cependant qui suivent la croyance romaine ; toutes ces diversités établissent autant de subdivisions.

Passons sur le continent. Nous voyons en premier lieu la Morée. Sa forme péninsulaire a dû de tout temps diminuer la fréquence de ses rapports avec le reste de la terre ferme ; le grand développement des côtes qu’elle possède la rapproche davantage des îles, comme aussi, à la considérer isolément, cette même quantité de côtes, sa forme bizarre et découpée, la variété de montagnes et de plaines qui occupent l’intérieur, ont dû produire une variété correspondante de nuances dans la population. La Morée n’a point non plus, eu égard à sa configuration, participé toujours aux mêmes événemens politiques que le reste du continent. C’est là par exemple (pour ne pas remonter plus haut dans l’histoire) que les Vénitiens ont défendu le plus long-temps leur puissance contre les conquêtes des Turcs.

Si nous sortons de l’isthme de Corinthe, nous trouvons à chaque pas des diversités frappantes dans la nature. En premier lieu se présente l’Attique. Ses plaines fertiles, entourées soit par la mer, soit par des montagnes d’un accès difficile, ont eu de tout temps des rapports bien plus fréquens avec le Péloponèse, qui est en face, qu’avec tout autre pays. C’est aussi avec cette contrée que sa population a le plus de ressemblance ; cependant elle se ressent fortement de la différence des mouvemens politiques qui l’ont agitée.

Pénétrons-nous plus avant dans l’intérieur du continent : nous y voyons des chaînes de montagnes fort élevées, séparées entre elles par des vallées, ou embrassant de vastes bassins de plaines, telles que celles de la Thessalie et de la Macédoine. Des pays aussi montagneux offrent partout une population extrêmement variée ; mais elle doit être surtout frappante dans ceux où une conquête aussi violente que celle des Turcs s’est opérée. Le peuple conquis a dû se retirer de préférence dans les lieux les plus inaccessibles, comme le peuple conquérant s’est répandu avec le plus de facilité et n’a trouvé même d’intérêt à s’établir que dans ceux qui en valaient la peine, tels que les plaines et les villes. On conçoit aussi bien que la conquête n’étant venue que d’un seul côté, et ne s’étant faite que graduellement, elle a dû influer d’une manière différente sur la proportion respective des deux peuples et sur leurs habitudes.

À ces causes générales, auxquelles se rattache celle qui résulte de la diversité des populations, viennent s’en joindre beaucoup d’autres qui sont locales et n’en ont pas moins été influentes. Tels sont les changemens de religion, les émigrations ou les transplantations de colonies, qui ont mêlé les races. Ce n’est qu’à un hasard de cette espèce que la population d’Hydra et des côtes de l’Argolide, celles d’une partie de la Corinthie et de l’Achaïe doivent leur origine. Le type albanais que nous y retrouvons nous explique l’espèce de barrière qui règne entre elles et le reste de la population moréote. À l’exception de la religion seule, la ressemblance est frappante entre l’Albanais chrétien et l’Albanais musulman. Cette parenté qui nous paraît étrange quand nous voyons partout ailleurs la ligne profondément tracée qui sépare le mahométan du chrétien, s’est dessinée en traits remarquables dans la guerre actuelle.

Je viens de dire quelles sont les principales divisions qu’on distingue dans la population grecque ; elles serviront de base aux observations qui vont suivre.


§ I. — ARCHIPEL.

L’Archipel renferme des îles de grandeur et d’importance très-différentes. La première de toutes est Candie ; mais ce riche pays mérite par lui-même assez d’attention, pour qu’il en soit question d’une manière spéciale. D’ailleurs les événemens qui s’y sont passés n’ont eu d’autre rapport avec la révolution de la Grèce, que la coïncidence du temps et de la direction donnée par le gouvernement grec. Les Candiotes n’ont jamais paru directement à cette époque dans l’histoire de la Grèce. Je consacrerai à Candie un article à part.

Dans le reste de l’Archipel, les îles les plus importantes par le rôle qu’elles ont joué dans les derniers événemens, ainsi que par la prospérité à laquelle elles étaient parvenues avant le commencement de ces troubles, sont Hydra, Spetzia et Ipsara.

Hydra.

Cette île et celle de Spetzia ont une origine commune. Leur population est de sang albanais, comme celle de toute la côte de l’Argolide. On la reconnaît encore au langage, qui est l’albanais, et à une physionomie différente de celle du reste de la Grèce et même de l’Archipel. Le teint y est moins brun, les proportions du corps sont moins grandes, mais dénotent en même temps plus de souplesse et d’agilité ; les traits sont moins prononcés, mais aussi plus ouverts ; en somme, le sang y est plus beau. Il est difficile, dans un pays dont l’histoire moderne a été complétement négligée, de préciser l’époque où cette colonie albanaise est venue se fixer en Morée. Cependant il est probable que cette émigration a eu lieu pendant la courte occupation de la Morée par les Vénitiens, à la fin du dix-septième siècle, et qu’alors des chrétiens de l’Albanie abandonnèrent leur pays pour venir se réfugier en Morée. Ils se répandirent sur les côtes de l’Achaïe, de la Corinthie et de l’Argolide ; et de cette dernière ils vinrent peupler Hydra et Spetzia.

Il y a quarante ans, ces deux îles n’étaient encore que des rochers nus, où les chèvres trouvaient à peine quelque pâture, et où l’on voyait tout au plus quelques barraques de pêcheurs. Hydra, la plus petite des deux, manque d’eau et n’a qu’un port qui ne donne accès qu’aux plus faibles bâtimens. Sa rade est fort peu sûre avec les vents d’ouest et de nord, et quand ils sont violens, il faut chercher un abri sur la côte de l’Argolide, qui est en face.


Spetzia.

Spetzia vaut mieux, est plus grande, moins stérile, et possède une assez bonne rade. Néanmoins elle serait toujours restée, comme Hydra, le domaine exclusif des chèvres et des pêcheurs, si l’esprit industrieux du Grec, mêlé à la hardiesse de l’Albanais, ne savait triompher de tous les obstacles. Les désavantages de ces positions ont été précisément la cause de leur richesse. Comme les Turcs n’attachaient aucune importance à ces deux îlots abandonnés, les habitans des côtes voisines ont pu s’y fixer sans qu’on y fît attention, et se livrer peu à peu au commerce. Pas un Turc n’y paraissait, et ils s’étaient organisés en petite république parfaitement libre, dont le seul acte de dépendance vis-à-vis la Porte était un léger cadeau et une pelisse offerte au capitan-pacha, lors de sa tournée annuelle dans l’Archipel. À la faveur de la liberté, ces îles prospérèrent rapidement. Je dirai plus loin par quelle réunion de circonstances et d’avantages elles s’emparèrent de presque tout le cabotage du Levant et de l’immense commerce de la mer Noire. Bientôt une troisième île se lança dans la même carrière, c’était Ipsara.


Ipsara.

Située à la sortie du golfe de Smyrne, Ipsara possède un bon mouillage. Sa position est excellente pour le commerce, et comme elle est aussi stérile que les deux autres, les mêmes causes devaient y produire les mêmes résultats. Avec plus d’avantages encore qu’Hydra et que Spetzia, elle aurait bientôt fini par les égaler ; mais comme elle avait commencé plus tard, elle n’était point encore parvenue au même degré de splendeur quand la révolution éclata. Les Ipsariotes sont des Grecs : cette cause, mais bien plus encore la rivalité de commerce, semait de la jalousie entre eux et les habitans des deux autres îles. On s’en est aperçu lorsque les Turcs les ont attaqués ; leurs rivaux les ont abandonnés à leurs propres forces, et ils ont succombé. Ceux qui ont pu s’échapper se sont répandus dans tout l’Archipel ; mais la plus grande partie est réunie à Égine.

Hydra et Spetzia se jalousent presque autant ; leurs rivalités ont plusieurs fois compromis l’intérêt général ; cependant l’imminence du danger commun les a le plus souvent réunis. J’aurai fréquemment occasion de le remarquer : cette jalousie de ville à ville, de canton à canton, est la plus grande maladie peut-être qui afflige la Grèce.

Au commencement de la guerre, Hydra comptait environ 25,000 habitans, Spetzia 18,000, et Ipsara 15,000.


COMMERCE.

J’ai dit quelle était l’espèce de population qui avait formé ces trois îles. Intelligente, pauvre, habituée à une vie dure, s’augmentant chaque jour des populations voisines, qui ont la même origine qu’elle, elle devait être une mine inépuisable d’excellens matelots. Se contentant de peu dans un pays où la construction est au meilleur marché possible, ces insulaires devaient avoir pour la navigation des avantages immenses sur tous les autres. À cette époque, le cabotage du Levant, dont la France avait presque le monopole, lui fut enlevé par la guerre ; les Grecs s’en emparèrent de suite. Ils vinrent jusqu’à Marseille recueillir des hommes et des capitaines qui fuyaient une patrie déchirée. Ils durent y faire de grands bénéfices, et en profitèrent aussi pour saisir le fil de toutes les relations qu’avait Marseille avec le Levant. Dans le même temps, les nouvelles possessions des Russes sur la mer Noire commençaient à offrir un vaste marché pour le commerce, il n’y avait plus de marine dans la Méditerranée. Gênes, Venise et Livourne, englobées dans le système de la France, avaient vu leur pavillon disparaître de dessus les mers, et le pavillon anglais ne pouvait suffire à les remplacer partout.

Les Grecs surent obtenir de l’ambassade de Russie à Constantinople la protection de cette cour, et l’autorisation d’en porter le pavillon. Cette protection était lucrative pour l’ambassade ; elle l’était bien plus encore pour les Grecs, qui, tour à tour sujets russes ou sujets ottomans, suivant leurs intérêts, profitaient des avantages des uns et des autres. Partout protégés, payant partout les droits les moins forts, grâce à l’éternelle insouciance des Turcs, ils se trouvaient dans la position la plus avantageuse. Le commerce des grains de la mer Noire prit bientôt un développement immense. Les Grecs approvisionnaient Constantinople, tout le Levant, l’Italie, la mer Adriatique, et la plus grande partie de l’Espagne, qui a toujours tiré ses subsistances de l’étranger.

Avec tant de causes réunies, il n’est pas étonnant que leur prospérité se soit accrue dans une progression extrêmement rapide. Mais la base sur laquelle elle reposait était la continuation de l’ordre de choses auquel elle devait son origine. Les classes éclairées à Hydra et Spetzia le sentaient si bien, que l’insurrection ne s’est faite que malgré elles. Leur avis était d’attendre, avant de se décider, la tournure qu’elle prendrait dans le reste de la Grèce. Mais la populace les a entraînées. Alors, une fois le parti pris, il a fallu qu’elles le soutinssent pour leur propre conservation, et les plus riches ont dû consentir aux plus grands sacrifices dans l’intérêt commun. Cependant il en est beaucoup qui ont fait passer une partie de leur fortune à l’étranger.

Leur prévoyance n’a pas tardé à être justifiée. Ipsara n’est plus ; Hydra et Spetzia, qui n’existaient que par le commerce, sont aujourd’hui dans la misère la plus profonde ; et nous avons vu 300 Hydriotes, pressés par le besoin, émigrer en Égypte, pour y chercher de l’emploi auprès du pacha[4]. Il est hors de doute que, si l’ordre ne renaît au plus tôt, ces îles retomberont avec plus de rapidité encore qu’elles ne se sont élevées, et redeviendront avant peu des rochers déserts. Mais si les troubles cessent, elles peuvent encore être heureuses. Elles ne doivent cependant pas se dissimuler qu’elles ne retrouveront jamais les avantages dont elles jouissaient précédemment. Elles n’auront plus celui d’avoir deux pavillons et deux protections. Déjà Trieste, Gênes et Livourne se sont emparés du commerce si lucratif de la mer Noire ; elles s’y sont établies sur de trop bonnes bases pour qu’il soit facile de les supplanter. Elles possèdent aussi, conjointement avec les Anglais, tout le cabotage de la Turquie ; je ne parle pas de celui de l’Archipel, car les îles qui le composent ont trop peu d’importance pour attirer les regards du commerce ; et, pour les rapports fort restreints qui ont lieu d’île à île, leurs barques et leurs petites goëlettes sont plus que suffisantes.

Telles sont les redoutables rivales contres lesquelles Hydra et Spetzia auront à lutter avant de songer à reprendre dans le commerce la place qu’elles occupaient il y a huit ans. Encore supposons-nous ici que le nouveau pavillon grec soit assuré de trouver toujours réception amicale dans les ports turcs et au passage du Bosphore.

Aujourd’hui, il est vrai, la Porte l’a formellement reconnu ; néanmoins il est encore permis de conserver quelques craintes pour l’avenir : nous avons assez d’exemples de la manière dont les Turcs exécutent les traités auxquels ils ont été contraints par la force, pour ne nous abandonner qu’avec réserve aux promesses faites à Andrinople.

Quoi qu’il en soit de cette défiance, qui nous paraît surtout justifiée par la position respective des Turcs et du nouvel état grec, toujours est-il qu’Hydra et Spetzia rencontreront dans le commerce du Levant d’immenses obstacles, qu’elles ont peu d’espérance de pouvoir entièrement surmonter.

Quant au commerce de la Grèce avec l’Europe, il est bien loin de suffire à maintenir une prospérité factice comme la leur. Il faudrait alors que la population et les capitaux qui sont à Hydra et à Spetzia prissent une autre direction, et fussent rapportés dans l’intérieur du pays. Ce serait loin, à mon avis, d’être un malheur pour la Grèce. Ce qu’il lui faut aujourd’hui, par-dessus tout, c’est que le pays se réorganise, et que des capitaux viennent y faire refleurir l’agriculture. Ces soins sont bien autrement importans que ceux de la navigation extérieure, qui n’est bonne pour un pays que lorsqu’il a de quoi échanger avec les autres, et qui, si elle enrichit un port ou une ville isolée, n’enrichit pas tout un peuple, lorsque la prospérité n’est pas fondée sur une base indigène. Les Grecs n’ont déjà que trop de disposition pour le négoce, qui est plus dans leurs goûts que le travail pénible du cultivateur ; et décourager, autant que possible, cette disposition est le plus grand service qu’on puisse leur rendre aujourd’hui.

Quelques personnes pourraient craindre que la Grèce ne fût en danger, si elle perdait sa marine, qui l’a soutenue dans la guerre actuelle mieux que tout le reste. Une pareille appréhension suppose l’ignorance de ce que nous voulons et pouvons faire aujourd’hui de la Grèce. Il ne s’agit nullement d’en faire un état à opposer à l’empire ottoman. D’abord la question de l’indépendance n’est pas résolue[5], et, le serait-elle, le nouvel état formé par la protection des cours de l’Europe doit rester sous cette protection. C’est là sa garantie, sa meilleure sauvegarde, et elle en éloignera tous les dangers bien autrement qu’il ne pourrait le faire lui-même. La Grèce l’a d’ailleurs éprouvé : sa marine n’a pas suffi pour la défendre, et si nous n’étions intervenus, Hydra et Spetzia ne seraient elles-mêmes que des monceaux de ruines. Ce qui convient le mieux aux Grecs, c’est d’éviter, autant que possible, d’avoir des points de contact avec les Turcs. Or c’est par leur marine qu’ils en auront nécessairement le plus. D’après toutes ces raisons, on peut juger si ce serait une grande perte pour eux que d’en être privés.

MARINE.

Les ressources d’Hydra, de Spetzia et d’Ipsara sont les seules que possède la Grèce. Au commencement de la guerre, Hydra comptait cent bâtimens, Spetzia quatre-vingt, et Ipsara une cinquantaine. C’est d’après ces nombres qu’on calculait leur richesse. Ces bâtimens sont des bricks et des goëlettes, qui possèdent en général de grands avantages. La construction en est fort peu coûteuse. Des forêts du Pinde et de la Caramanie descendent des bois en abondance ; la mer Noire, où les Grecs trafiquaient, fournit les chanvres, les résines, les suifs, les fers et les mâtures. Ils trouvent sur leur propre sol le coton qui leur sert à fabriquer des voiles ; ces voiles légères conviennent parfaitement à de petits bâtimens qui ne font jamais de longues traversées. Dans un pays où la main-d’œuvre est au plus bas prix, tous ces matériaux sont bien facilement utilisés. Les matelots grecs sont excellens ; pêcheurs dès leur enfance, la mer est leur élément, et l’Archipel, dont la navigation est souvent dangereuse pour des étrangers, leur est connue dans tous ses recoins. Actifs, entreprenans, économes et surtout avides, leurs équipages, qui naviguent toujours à la part, devaient s’enrichir promptement ; ils devaient surtout ne négliger aucune des chances de gain qui pouvaient se présenter. Les basses classes firent, comme je l’ai dit, la révolution, et en un instant tout fut organisé pour la guerre de courses, qui est devenue bientôt piraterie. Quelques petites pièces de canon armèrent leurs bâtimens ; les matelots ne manquaient point, et ils prirent les Turcs au dépourvu. Ceux-ci étaient alors dans le plus grand embarras ; leur marine n’existait déjà plus avant de combattre.

Le Turc, dont le caractère est apathique dans l’habitude de la vie, et qui n’a de bonheur que dans le repos, a la mer en horreur. Aussi le sultan n’a-t-il jamais trouvé de matelots que parmi ses sujets grecs. Les officiers seuls et quelques troupes embarquées étaient turcs, et n’ayant jamais vu la mer, ils étaient obligés de s’en rapporter aveuglément à l’équipage qui était grec. Aussi le moindre danger était-il, à bord de ces bâtimens, le signal de la plus grande confusion. Au milieu des vociférations des Turcs, qui s’écriaient qu’ils étaient trahis, sous la menace du poignard et du pistolet, c’était sur le pilote seul que reposait le salut de tous ; c’était lui seul qui ordonnait les manœuvres les plus délicates. Cependant la marine impériale se montrait encore chaque année dans l’Archipel. Le 23 avril, jour de la fête de saint Georges, révéré aussi comme un saint chez les Turcs, le capitan-pacha sortait des Dardanelles. Pour plus de sûreté, il laissait ordinairement à Ténédos son vaisseau, dont il répondait sur sa tête, et avec quelques frégates et bâtimens légers, il faisait sa tournée dans l’Archipel, pour y recueillir les tributs d’usage. Une pareille marine devait, comme on pense, être bien peu propre à se mesurer en ligne, et elle l’a prouvé à Tchesmé, en 1770. Mais qu’est-elle devenue quand tous les matelots l’ont désertée tout à coup, et quand les Turcs se sont trouvés livrés à eux-mêmes sur un élément tout nouveau pour eux ? Incapables de diriger leurs bâtimens, l’ennemi qu’ils redoutaient par-dessus tout était la mer. Comment auraient-ils été en chercher d’autres, tels que ces terribles brûlots ? De leur côté, les Grecs, bons manœuvriers, observaient de loin des masses qui les auraient écrasés de près ; ils n’osaient même pas en approcher à une distance où ils auraient cependant pu conserver la liberté de leurs mouvemens, même en combattant. Aussi toutes les rencontres entre les deux flottes se sont-elles bornées à des canonnades qui se passaient à des distances considérables. C’est ce qu’on appelait une bataille. Elles se terminaient toujours à l’avantage des Grecs. Faisaient-ils mine de diriger un brûlot sur les Turcs, la confusion se mettait soudain parmi ceux-ci ; ils fuyaient en désordre vers les Dardanelles, ou se jetaient à la côte. C’est seulement ainsi que les Grecs sont parvenus à prendre quelques bâtimens de guerre sur leurs ennemis.

Telle est, en deux mots, l’histoire de toute la guerre maritime entre les Turcs et les Grecs ; et à part quelques actes isolés, en petit nombre, tels que ceux de Canaris avec ses brûlots, c’est à cela que se réduisent les hauts faits d’armes dont ces derniers se sont si fort vantés. Quoi qu’il en soit, ils leur ont été profitables : c’est tout ce qu’ils pouvaient désirer ; mais ils n’ont pas eu aussi bon marché des Égyptiens. Ceux-ci savaient tenir la mer, et voulaient se battre ; mais à leur tour ils n’ont plus trouvé les Grecs, qui ont préféré se disperser pour aller faire la piraterie. Lord Cochrane lui-même n’a pas pu obtenir qu’ils restassent unis dans les circonstances les plus avantageuses, et la belle frégate l’Hellas est demeurée jusqu’à présent inutile, comme tout le reste de l’emprunt, dont une partie a servi à sa construction, et qui a été si complétement perdu pour la cause de la Grèce. Cette frégate, la corvette Hydra, et quelques bricks qui viennent des Turcs, sont les seuls bâtimens qui appartiennent au gouvernement grec. Tout le reste n’a jamais été, comme je l’ai dit, qu’une réunion de corsaires. On voit que cela est bien loin, comme quelques personnes se l’imaginent, de pouvoir s’appeler une marine militaire. En revanche, c’est une marine marchande qui peut prendre de grands développemens. Il ne dépend que de nous de les lui donner ; mais ce sujet soulève une question tout entière, et mérite d’être traité à part.


Syra.

À la faveur des derniers troubles, une rivale dangereuse s’est élevée à côté d’Hydra et de Spetzia.

Syra est située au centre de l’Archipel. Le sol y est stérile, le mouillage médiocre. On n’en entendait point parler avant la guerre, car la population y étant catholique romaine, vivait séparée et en mauvaise intelligence avec le reste de l’Archipel, et n’avait aucun moyen de se recruter hors d’elle-même. Lorsque la guerre éclata, Syra n’entendit point prendre part aux efforts des autres Grecs ; ceux-ci firent même quelques tentatives sur elle pour l’y contraindre, mais les marines neutres les obligèrent à s’en désister. La neutralité qu’observait Syra en fit le refuge de beaucoup de populations fugitives des environs, et surtout du commerce. Aussi s’est-elle prodigieusement accrue, et elle compte aujourd’hui quarante mille habitans, tandis qu’il y a six ans elle en avait quatre ou cinq mille au plus. Tout le commerce de la Grèce se fait maintenant à Syra ; de l’Europe, de la Turquie et de l’Égypte, c’est là qu’il vient aboutir ; et comme la guerre a presque complétement détruit en Grèce toutes les ressources de subsistances, Syra est devenue l’entrepôt de celles qu’on apporte du dehors pour nourrir la Grèce. Je parlerai plus loin de l’organisation de piraterie qu’on avait étendue avec tant d’audace sur tout le Levant. Syra en était aussi l’entrepôt ; les marchandises enlevées par les pirates y arrivaient pour être vendues et renvoyées souvent aux lieux mêmes qui les avaient vues partir, peu de jours auparavant, pour une autre destination. Les négocians de Syra ont fait à ce trafic infâme des profits plus considérables encore que les pirates. À la faveur de toutes ces causes, Syra est devenue l’échelle la plus importante de l’Archipel, et, sous quelques rapports, il y a même plus d’activité qu’à Smyrne, par exemple, pour le commerce des grains. Cette importation ne se fait encore que par navires étrangers aussi les causes de la prospérité de Syra commencent-elles à décroître. À mesure que l’ordre renaîtra, la population qui s’y est réfugiée retournera dans sa patrie ; elle commence déjà à le faire, et quand la guerre sera terminée, Hydra et Spetzia doivent reprendre l’avantage que leur marine, les liaisons commerciales et des capitaux accumulés leur assurent.

Les autres îles de l’Archipel diffèrent entièrement par leur importance de celles que je viens de citer. Les plus grandes, telles que Zéa, Andros, Tine, Naxie, etc., n’ont point de ports. En revanche, elles sont fertiles et riches par elles-mêmes. Le peuple ne s’y occupe que de la culture, surtout de celle de l’olivier et de la vigne. Elles ont pris peu de part à la révolution, et n’y ont contribué que par quelques sacrifices pécuniaires. Elles ont aussi secoué la domination des Turcs, quoiqu’elle s’y fit auparavant sentir à peine, la population y étant entièrement composée de chrétiens. Pendant la guerre, la flotte ottomane n’a jamais songé à les attaquer ; comme elles n’ont point de ports, et que ce n’était pas d’elles que partait la résistance, il n’y avait aucun motif pour y penser. Aussi sont-elles restées intactes, et la population s’y est même accrue de beaucoup de réfugiés du continent.

Les îles les plus riches sont situées le long de la cote d’Asie : Rhodes, Cos, Samos, Chio, Metelin, Lemnos et plusieurs autres. Elles sont toutes restées entre les mains des Turcs, à l’exception de Samos. Les Grecs, ont deux fois essayé de s’emparer de Chio, et ces tentatives ont amené sur cette belle terre les plus grands malheurs.


Chio.

Chio était jadis la reine de l’Archipel. Elle renfermait 80,000 Grecs, qui vivaient parfaitement tranquilles en présence d’un petit nombre de Turcs. Agriculteurs intelligens, ils s’enrichissaient à la culture de la vigne, de l’olivier et du mastic. C’était le peuple le plus doux du Levant, comme leur pays passait pour en être la plus belle partie. Les Samiens tentèrent de la soulever en 1822 ; on sait quel en fut le résultat. Une nuée de Turcs fondirent sur eux de Tchesmé, et plus de 30,000 ames expièrent par la mort ou par l’esclavage une rébellion bien courte, que des mains étrangères avaient soulevée Tel a été pourtant le résultat de ces excitations criminelles, qui fomentaient des troubles dans des populations paisibles, pour les livrer ensuite sans défense à la vengeance d’un maître irrité. Les Chiotes commençaient à se relever de la catastrophe de 1822, quand une seconde expédition fut entreprise sur leur île en 1828. Le gouvernement informe qu’avait alors la Grèce décida cette expédition sans aucun motif raisonnable, et la conduisit avec une légèreté encore plus coupable. Elle ne pouvait avoir d’autre effet que de renouveler les scènes d’horreur dont ce malheureux pays avait été la victime : dans aucun cas, on ne pouvait espérer que Chio restât à la Grèce, et on consumait ainsi des ressources bien précieuses qu’un danger pressant réclamait ailleurs. Aussi paraît-il certain qu’on doit chercher le véritable motif qui la fit décider dans les intrigues de quelques Chiotes réfugiés, à la tête desquels était un aventurier nommé Rally, grand organisateur de piraterie, et peut-être aussi dans la tentation de s’emparer de la riche récolte du mastic.

Cependant l’expédition était entamée, elle était même sur le point de réussir, quand l’insouciance des meneurs qui l’avaient décidée la priva des ressources dont elle avait besoin pour être achevée. On sait comment elle se termina. Heureusement que la population du pays, instruite par le passé, n’y prit point de part ; elle se tint à l’écart. Quelques malheureux seulement qui redoutaient la fureur des Turcs cherchèrent à fuir quand les Grecs eurent été défaits. Cependant les Turcs, en rentrant à Chio, surent gré aux habitans de la conduite qu’ils avaient tenue, et ne les traitèrent pas avec rigueur. Ce trait suffit pour caractériser l’état actuel de la Grèce. Nous pouvons ajouter que Smyrne voit tous les jours arriver des Grecs, qui viennent de la Morée même y chercher des moyens d’existence, et qu’enfin des habitans de l’Attique, qui s’étaient réfugiés à Égine ou dans les environs, retournent dans leur pays, toujours occupé par les Turcs, pour y reprendre leurs anciens travaux[6].


Samos.

Samos est bien moins fertile que Chio : c’est une suite de hautes montagnes, sans aucun port ; les Grecs seuls en formaient la population. Depuis long-temps les Samiens passaient pour être la peuplade la plus turbulente de l’Archipel. Aussi se sont-ils hâtés de secouer la domination des Turcs, et ils en ont profité pour étendre leurs courses sur tous les environs. Outre la piraterie, qu’ils ont exercée avec grand succès, ils faisaient sans cesse des incursions sur la côte d’Asie, qui est située en face : on a bien voulu les décorer du nom d’expéditions militaires, mais ce n’était réellement que du brigandage. Pendant la nuit, quelques barques samiennes abordaient à la côte ; on enlevait tout ce qu’on trouvait, bestiaux, objets transportables, et habitans qu’on mettait ensuite à la rançon. Ce brigandage se faisait sans aucune exception de nation ; Grecs, Francs et Turcs y étaient également exposés. Dans leurs courses nocturnes, les Samiens se sont quelquefois avancés très-près de Smyrne, et ont hasardé des tentatives sur les campagnes environnantes. D’ailleurs Samos n’a rien eu de commun avec la Grèce, et n’a pris aucune part aux événemens. Si, comme il est plus que probable, cette île n’est point comprise dans la délimitation du nouvel état grec, il est très-facile de concilier son retour sous la domination turque avec les garanties que l’humanité peut demander. Il s’agit de stipuler seulement une amnistie et le rétablissement des choses sur l’ancien pied. Les Samiens rentreront dans l’ordre, et se trouveront, comme ils le sont maintenant, seuls chez eux.

Il est dans l’Archipel plusieurs îles qui possèdent d’excellens ports. Telles sont St-George de Skyro, Myconi, Delos, Paros, Milo, Santorin, Stampalie, etc. Malgré les avantages qu’elles tiennent de la nature, ces îles sont restées sans importance commerciale ou politique, et leur population ne diffère en rien de celle du reste de l’Archipel.

Sur les îles comme sur le continent, le caractère grec est le même, à quelques nuances près. La vivacité, l’intelligence, la ruse, l’amour du gain, la haine et la défiance pour tout ce qui est étranger, en sont les signes distinctifs ; le système qui a pesé sur eux les excuse, du reste, en ce point. Leur grand mobile est l’argent ; c’est vers ce but qu’ils concentrent toutes leurs facultés, et avec la plus grande intelligence qui leur est départie ; il n’est point d’expédient, il n’est aucun moyen qu’ils n’emploient pour réussir. Habitués à vivre sous un régime précaire, on conçoit aisément qu’amasser de l’argent soit pour eux un besoin, et la plus puissante de toutes les habitudes. Mais ce qu’on ne saurait assez admirer, c’est l’étonnante adresse qu’ils possèdent pour arriver à ce but. L’art du diplomate ne renferme point de mystères qui échappent à l’instinct du paysan ou du pêcheur grec. L’échelle seulement sera différente : chez l’un, c’est une question de haute politique ; chez l’autre, c’est le gain d’une piastre qui provoquera le développement de toutes les ressources de l’esprit. Mais, d’un côté comme de l’autre, autant de ruse sera certainement déployée. Avec ces qualités communes à l’habitant des îles et à celui du continent, le premier a cependant un avantage sur l’autre, qu’il doit à sa position. Il est plus civilisé, plus habitué au travail et à vivre sous un régime légal ; l’autre aime mieux le vagabondage, il est plus fait à la misère, et conçoit moins comment il peut en sortir par le travail et le respect des lois. Telles sont les principales nuances qui les distinguent. On pourrait perfectionner le portrait ; mais ce que j’ai dit suffit à toutes les conséquences, et expliquera dans leur entier leur caractère, leurs mœurs, en un mot, ce qu’on peut espérer d’en faire.


PIRATERIE.

C’est ici le lieu de dire quelques mots d’un des principaux incidens de la révolution grecque. Pendant cinq années, tout le commerce du Levant a été pillé par des pirates. Il était devenu impossible à un bâtiment non escorté de les éviter ; c’est ainsi qu’on a vu à Alexandrie cent bâtimens arriver les uns après les autres ; tous, à l’exception d’un seul, avaient été dévalisés en route. La piraterie s’exerçait de deux manières, sur de grands bâtimens, bricks ou goëlettes, et sur des barques ; cette dernière n’était pas la moins dangereuse. La piraterie en grand tenait à plusieurs causes ; les gouvernemens provisoires qui se sont succédés en Grèce lui ont les premiers donné l’essor ; la suspension du commerce, qui réduisait à la misère toutes les populations commerçantes, l’a encouragée ; enfin la tentation d’un gain facile l’a perfectionnée, pendant que le désordre et l’absence de toute loi la protégeaient.

C’est le gouvernement qui en a fait le premier essai. Dès que la guerre éclata, les Grecs s’empressèrent de déclarer en état de blocus toutes les côtes de l’Archipel. Cette prétention pouvait être admise à la rigueur pour les parties dans lesquelles l’insurrection avait pris un caractère de fixité. En réalité, les Grecs n’étaient que des sujets révoltés, et rien ne devait s’opposer à ce que les puissances amies de la Porte continuassent à communiquer avec tous les ports qui lui appartenaient. Néanmoins le caractère religieux de l’insurrection dut la faire considérer sous un jour différent, et les nations mêmes dont le commerce y était intéressé ont fini, les unes après les autres, par se conformer dans cette guerre au principe du droit des gens qui règle la conduite des neutres dans une querelle régulière d’état à état. Cependant, avant que les gouvernemens en fussent venus là, des bâtimens isolés tentèrent plusieurs fois de forcer la ligne de blocus établie par les Grecs. On a beaucoup reproché, dans ces derniers temps, aux Autrichiens les liaisons qu’ils avaient conservées avec les Turcs, et il n’est sorte d’épithètes qu’on ne leur ait prodiguées. Il faut observer cependant que tant que l’insurrection n’avait pas pris un caractère qui la fît respecter, et qui la mît sur le rang d’une guerre régulière, on ne pouvait trouver mauvais que le commerce continuât à suivre ses anciennes relations avec une puissance amie, et ceux qui connaissent le Levant ont dû ne voir, dans le commencement de la lutte actuelle, qu’une de ces insurrections qui y ont été si communes. De quel droit un gouvernement lié avec la Porte par des traités aurait-il donc pu interdire à son commerce ses relations habituelles ? Si une insurrection éclatait aujourd’hui sur les côtes de France, de quel œil verrions-nous le commerce des puissances amies interrompre ses rapports avec les places qui se seraient maintenues fidèles ? et si une pareille interruption avait, ne crierions-nous pas à la trahison de nos alliés ? Pour qu’une insurrection prétende à être traitée comme une puissance belligérante, il faut qu’elle ait pris auparavant une consistance respectable, que le soulèvement des Grecs était loin d’avoir à son début. Si on a parlé des Autrichiens plus que des autres, c’est que leur commerce est à beaucoup près le plus considérable dans le Levant, et que sur quelque point qu’on le cherche, on y voit son pavillon en immense majorité. Enfin ce commerce a besoin d’alimens, et il ne faut pas s’étonner que, lorsque les troubles de l’Orient paralysaient toutes les affaires, il se soit porté où il trouvait de l’emploi.

Je me suis permis cette digression au sujet des Autrichiens, parce que, dans toutes ces circonstances, l’esprit de parti a singulièrement dénaturé les questions, et que, par une étonnante aberration, ce même esprit, qui se fait gloire de son indifférence religieuse, qui repousse si hautement le principe de l’intervention dans les affaires d’autrui, a voulu qu’un traité conclu avec les Turcs ne fût point un traité sacré, et que dès que leur gouvernement, qui nous accorde dans son propre pays des avantages dont le commerce ne jouit nulle part ailleurs, se trouverait dans l’embarras, ses alliés répondissent à sa confiance en épousant la cause de ses sujets révoltés[7]. Enfin la cause des Grecs a prévalu. Ils se sont constitués en nation, et ont réclamé pour la guerre qu’ils avaient avec les Turcs, les égards de la neutralité. On a été au-devant de leurs vœux, et on y a même obtempéré bien avant qu’ils fussent ce qu’ils prétendaient être. Les Autrichiens n’ont pas été sans doute les premiers à proclamer cette indépendance. Mais faut-il s’étonner si le gouvernement prévoyant qui les régit embrasse avec moins de prédilection que les autres une cause pour laquelle il avait peu de sympathie, et qu’il jugeait mieux qu’eux devoir porter un jour une atteinte funeste à son commerce[8] ? Quoi qu’il en soit, il a suivi les autres gouvernemens à son tour, et les Grecs ont bientôt vu reconnaître le blocus qu’ils cherchaient à établir. Leurs prétentions étaient exagérées. Les principes avoués par toutes les puissances continentales de l’Europe en matière de blocus, et pour lesquelles la France a soutenu plus d’une guerre, veulent que, d’une part, le blocus ne s’étende, pour les pavillons neutres, qu’aux articles qu’on appelle contrebande de guerre, c’est-à-dire munitions de guerre et de bouche, et de l’autre, qu’ils ne s’étendent également qu’aux pays pour lesquels une force effective protége la déclaration de blocus ; hors de là, le pavillon doit couvrir la marchandise.

De plus, dans la circonstance actuelle, toutes les puissances étaient intéressées à ce que l’insurrection grecque n’anéantît pas le commerce de l’Orient. Elles pouvaient consentir à reconnaître le blocus pour les côtes de la Grèce, pourvu cependant que les Grecs le protégeassent par une force effective ; mais non à ce que, sous ce prétexte, ils infestassent de leurs courses les mers du Levant. L’Angleterre était dans une position différente des autres puissances : elle a toujours refusé de reconnaître les principes de blocus que j’ai rappelés plus haut ; et, puisqu’elle s’efforce de faire prévaloir les principes contraires, elle devait donc en permettre l’exercice aux Grecs, quoique ses intérêts s’en trouvassent momentanément blessés[9]. Les Grecs, à qui cette observation n’échappait point, s’enhardirent à pousser leurs courses bien au-delà des limites où elles auraient dû être restreintes. Ils essayèrent de visiter des bâtimens sous escorte anglaise : on le leur permit. Ils tentèrent alors les mêmes essais sur les autres pavillons ; mais notre marine le leur a toujours positivement refusé. Quant à celle de l’Autriche, elle n’a pas osé prendre l’attitude ferme qui convenait. Les commandans de cette marine craignaient de se compromettre ; et quoiqu’ils eussent plus d’intérêt encore que nous à protéger leur commerce, leur conduite a toujours été timide. Cependant ce que les Grecs n’osaient hasarder en présence de nos bâtimens de guerre, ils le faisaient avec succès quand ils rencontraient des navires de commerce isolés. D’ailleurs ils comptaient sur la sympathie qui s’était manifestée en Europe en leur faveur, pour leur assurer l’impunité. Ils avaient organisé des tribunaux de prises, et il est bon en passant de remarquer que, jusqu’à l’arrivée du président, ces tribunaux ont été les seuls qui fussent en activité en Grèce. Ils ne manquaient jamais de condamner tout ce qu’on leur amenait. Rien n’était sacré pour eux ; on arrêtait tout et partout, articles de commerce comme de contrebande de guerre, en pleine mer comme près des côtes ; le tribunal de prises sanctionnait tout[10].

Cependant quand ces déprédations devenaient par trop criantes, les commandans des forces navales étaient bien obligés, au risque de tout ce que pourrait en dire l’opinion égarée de l’Europe, d’aller en demander raison. Ils n’y réussissaient que par l’appareil de la force, et encore le peu qu’ils arrachaient ainsi était-il bien loin de compenser les pertes que le commerce éprouvait tous les jours. Si ce système de courses, organisé par les Grecs, fut une conception dont le but était de contraindre les gouvernemens de l’Europe à s’occuper d’eux, elle aurait été assez habilement conduite, puisqu’elle a réussi ; mais cette pensée, si elle a quelque chose de réel, n’a existé que dans bien peu de têtes : l’avidité du gain en a été le seul mobile.

Lorsque le gouvernement grec, ou pour parler plus exactement, lorsque le fantôme qui prenait ce titre donnait si bien l’exemple, il ne faut point s’étonner qu’il ait été promptement suivi ; tous les bâtimens d’Hydra, de Spetzia et d’Ipsara se mirent en course. Quelquefois, pour en colorer le prétexte, on simulait une émeute : on voyait les matelots se réunir en tumulte, se porter sur les maisons des armateurs, les contraindre par la violence à leur livrer leurs bâtimens avec des lettres de marque. Ils revenaient bientôt chargés de butin, qui était partagé entre les équipages et les armateurs dont était composé le tribunal de prises. Par ce subterfuge, on espérait échapper aux réclamations des commandans des marines neutres, qui viendraient ensuite demander raison de ces pirateries. Je crois bien que quelques-unes de ces émeutes ont été réelles, que la misère à laquelle la cessation du commerce avait réduit les classes pauvres, qui n’avaient que ce moyen de subsistance, les a occasionnées quelquefois ; mais il est de fait qu’il y a eu connivence de toutes les classes. En ne distribuant rien aux matelots de l’argent qui leur venait de l’étranger, soit des emprunts, soit des comités philhelléniques, les primats ont augmenté cette misère. L’ordre qui se rétablissait chez eux immédiatement après ces émeutes passagères, l’organisation des tribunaux de prises, enfin des faits notoires et avérés relativement à plusieurs d’entre eux, ne permettent pas de douter qu’ils n’aient aussi pris part à la piraterie ; car tel est le seul nom qui convienne à ce renversement de tous les principes, et à ces abus scandaleux de la bienveillance que l’Europe témoignait aux Grecs.

Un fait positif qui doit bien diminuer la valeur des excuses qu’on allègue en leur faveur, c’est que cette habitude de piraterie a très-souvent mis en danger la cause nationale. Je pourrais citer plusieurs circonstances où des armées navales, qui étaient chargées de s’opposer à quelque opération importante des Turcs, se sont dispersées au moment décisif, pour se livrer à la piraterie. C’est ce qu’on a vu, entr’autres, au fameux siége de Missolonghi. La flotte grecque était réunie dans ces parages, et communiquait avec la place ; mais la croisière n’était guère profitable ; la piraterie l’était au contraire beaucoup : en un instant l’armée se dissipe. Les renforts et les provisions qu’on envoyait à la place tombent entre les mains des Turcs, et Missolonghi succombe à son tour peu de jours après.

Le genre de piraterie que je viens de signaler portait des coups bien funestes au commerce ; mais il eût encore été heureux que le désordre se fut arrêté là. À la faveur de tant de troubles, les insulaires de l’Archipel armèrent des barques pour piller sans distinction tout ce qu’ils pouvaient rencontrer. Il était extrêmement difficile de les atteindre. Dans les lieux de passage obligés pour les bâtimens, les forbans se mettaient en observation sur une montagne ; apercevaient-ils un navire de commerce retenu par le calme, ils se dirigeaient sur lui avec leurs barques à avirons ; ils profitaient, s’ils le pouvaient, des ombres de la nuit, cherchaient à l’attaquer par la poupe, afin d’éviter le feu des petites pièces d’artillerie qu’il pouvait avoir, et l’enlevaient à l’abordage. Il n’est sorte d’horreurs que ces brigands ne commettaient. Ils massacraient les équipages avec des recherches de cruauté inouies, coulaient bas le navire, ou s’ils étaient plus humains, se contentaient de mettre leurs captifs à la torture, pour les forcer d’indiquer l’endroit où l’argent était caché, de les dépouiller de tout ce qu’ils possédaient, vivres, habits, agrès de bâtiment, et les abandonnaient ainsi à la merci des flots. Ces détails sont bien loins d’être chargés ; ils sont tous avérés, non par quelques faits isolés, mais par une foule d’exemples. Je les rappelle ici en peu de mots, — leur énumération comprendrait des volumes[11].

On conçoit qu’il était extrêmement difficile d’atteindre des pirates de cette espèce. Ils ne se lançaient à la mer que lorsqu’ils n’apercevaient aucun bâtiment de guerre, et ne s’éloignaient jamais de la côte. Essayait-on de les détruire dans leurs repaires, les barques étaient tirées à terre et cachées dans les broussailles, pendant que les hommes, embusqués derrière des rochers, s’opposaient au débarquement à coups de fusil ; puis ils se sauvaient dans les montagnes, et le seul trophée qui restât d’une expédition où on avait sacrifié un sang précieux était tout au plus un mauvais bateau. Réussissait-on à prendre à la course quelques-uns de ces bandits, il fallait les envoyer en Europe pour être jugés, et il est sans exemple qu’ils y aient reçu la punition due à leurs crimes. Les Anglais en ont condamné sept à mort l’année dernière à Malte. Cette peine leur a été remise par le roi, et quatre seulement ont été envoyés à Botani-Bay. C’est encore beaucoup de rigueur, en comparaison de la manière dont leurs pareils ont été traités en France, puisqu’on les y a pleinement acquittés.

Voici, entre autres, ce qui s’est passé l’année dernière à Toulon. Un bâtiment pirate avait été pris sur la côte de Syrie ; plusieurs navires l’avaient reconnu pour avoir été pillés par lui. À peine arrivés à Toulon, les corsaires ont été bientôt acquittés par le singulier motif qu’ils étaient nantis d’une commission de l’évêque grec de Scarpento. On est presque honteux de faire observer, 1o qu’à Scarpento il n’y a pas d’évêque, et qu’il n’y en a jamais eu ; 2o que, quand même il en existerait un, il n’aurait aucune qualité pour délivrer des lettres de marque, et que Scarpento n’a jamais fait partie de la cause de la Grèce ; 3o que cette commission représentée par les pirates indique quelle doit être leur destination, qui est le nord de l’Archipel, tandis qu’ils ont été trouvés en flagrant délit sur les côtes de la Syrie ; 4o enfin qu’il n’est aucune commission, quelle qu’elle soit, qui puisse autoriser la piraterie. Après cela doit-on encore s’étonner de l’audace des pirates ?

On a prétendu, en faveur des Grecs, que beaucoup de bandits des îles ioniennes étaient venus prendre part à la piraterie. Il est vrai qu’il s’en est trouvé plusieurs, il a même dû s’y mêler le rebut de toutes les nations qu’on trouve en si grande abondance dans le Levant. Mais la chose a été beaucoup trop générale et organisée d’une manière beaucoup trop complète pour qu’il n’y ait eu que cette espèce de pirates. Au contraire une foule de faits témoignent que la très-grande majorité des corsaires étaient des Grecs. Quand on a vu des dixaines et un plus grand nombre encore de misticks pirates, montés chacun par 40 ou 50 hommes, réunis sur un seul point, on ne persuadera à personne qu’il y eût autre chose qu’une petite portion de ces bandits qui fût composée d’étrangers. Cette excuse est la seule qui mérite quelques mots de réfutation, car ceux qui ont prétendu que c’étaient des Turcs qui se livraient à la piraterie pour la rejeter sur le compte des Grecs, ont avancé une absurdité qu’on doit laisser sans réponse.

J’ai dit jusqu’à quel degré la piraterie était parvenue avant qu’on prît des mesures rigoureuses. Je dois ajouter qu’elle tenait à une organisation toute complète. De grandes entreprises de piraterie étaient montées sur les points principaux. Ceux qui les exécutaient ne touchaient que la plus faible portion des bénéfices ; la plus considérable revenait aux entrepreneurs, qui recevaient les marchandises pillées, et en tiraient parti. Nous avons vu que Syra était le point central où les pirates les débarquaient ; de là elles entraient dans le commerce, et les ports qui trafiquent avec le Levant ont souvent vu revenir des marchandises qui en avaient été expédiées peu de jours auparavant[12]. Quand on a détruit le repaire de brigands qui s’était établi à Grabouza, on y a trouvé de vastes magasins remplis de toutes les marchandises de l’Europe. Un fait remarquable prouve d’ailleurs que la piraterie était une institution régulièrement organisée. Lorsqu’on a sérieusement voulu la faire cesser, et que le gouvernement grec s’en est occupé, on l’a vue disparaître beaucoup plus promptement qu’on n’avait d’abord osé l’espérer. Cela démontre bien évidemment qu’elle était tout autre chose qu’une réunion de faits établis et indépendans les uns des autres.

Quoiqu’elle ait cessé aujourd’hui, on ne peut cependant se flatter de l’avoir entièrement extirpée. Les désordres qui régneront encore long-temps dans ce malheureux pays, l’impunité dont les pirates ont toujours joui, la tentation, qui est aussi vive que jamais, de reprendre un métier qui leur a été si profitable, et l’aversion pour le travail qui, déjà naturelle chez eux, a encore été augmentée par la facilité qu’ils ont trouvée de s’enrichir sans peine, enfin quelques actes de piraterie qui se commettent encore de loin en loin ; toutes ces causes donnent lieu de croire qu’elle n’est que comprimée aujourd’hui, et qu’elle reprendrait bientôt, si les forces navales qui sont maintenant dans le Levant venaient à s’en éloigner[13].

Lorsque, dans le siècle dernier et dans celui qui l’a précédé, on vit quelques flibustiers ou boucaniers infester les mers des Antilles, toute l’Europe fut en émoi. Des escadres parcoururent dans tous les sens les parages où l’on redoutait leurs brigandages, et des forces imposantes furent de toutes parts dirigées contre eux. Ici c’est au centre de la Méditerranée, dans un pays que nous parcourons sans cesse, dont les nouvelles nous arrivent en peu de jours, avec lequel toutes les places commerçantes de l’Europe ont les relations les plus étendues, qu’un pareil brigandage règne pendant six années consécutives ; c’est au moment même où notre intervention généreuse accourt pour sauver les Grecs, qu’il s’exerce avec le plus de fureur (l’année la plus terrible pour la piraterie a été celle de la bataille de Navarin), et pendant ce temps, nous nous obstinons à rester aveugles, à ne pas y croire. Le commerce perd des millions, et quand il s’avise de s’en plaindre, nous lui crions qu’il est turcophile. Les pertes qu’il a éprouvées dépassent toute croyance ; on évalue celles de la France à près de vingt millions, celles de l’Angleterre à près de trente. Nous n’avons pas de données pour préciser celles de Trieste, de Gênes et de Livourne ; mais elles sont dans une proportion infiniment plus forte. J’ai vu à Livourne les assurances pour l’Orient dépasser 7 pour 100.

Le commerce sera long-temps à se remettre des coups funestes qui lui ont été portés par la piraterie, et aujourd’hui qu’il aurait besoin d’une longue tranquillité, il ne voit autour de lui que tempêtes. Une lutte opiniâtre a commencé au pied du Balkan ; elle doit faire sentir au loin ses secousses violentes. Si elle devient plus générale, comme bien des probabilités portent à le croire, les intérêts du commerce seront écrasés dans un grand conflit, et de nouvelles calamités viendront rouvrir les plaies qui signalent malheureusement à l’histoire les premiers essais de la régénération de la Grèce.



RÉCLAMATION.

M. le Directeur,


Je m’aperçois, d’après une note insérée dans la Revue des deux Mondes (avril, p. 60) que vous croyez à une différence d’opinion entre M. le chevalier Brondsted et M. S… de D… relativement au gouvernement qui convient à la Grèce. Ma double qualité d’ami particulier de M. Brondsted et de rédacteur de l’article emprunté à son ouvrage me fait un devoir de rectifier cette erreur involontaire. M. Brondsted, comme M. S…de D… pense que, pour le présent, il faut à la Grèce un dictateur ferme, vigilant, etc., etc., et je lui ai même souvent entendu dire que ce pays avait encore besoin du bâton Turc modifié par la justice chrétienne. M. Brondsted croit seulement que, quand tous les fermens de discorde auront été apaisés par une main ferme, il sera prudent d’en revenir à l’antique constitution grecque, le gouvernement fédéral et municipal ; il n’y a donc pas de différence essentielle entre son opinion actuelle et celle de M. S… de D…

Veuillez, Monsieur, donner place à cette réclamation dans votre prochain numéro, et agréer l’assurance de ma parfaite considération.

d’Her


  1. On remarquera sans doute que M. S… de D… diffère entièrement d’opinion à ce sujet avec M. le chevalier Brondsted.
  2. Lettre de M. Eynard au Courrier anglais, du … avril 1830.

    . . . . . . . Si le Courrier se décide à faire connaître ceux qui lui ont envoyé cette dénonciation tardive, je puis prédire d’avance que les correspondans du Courrier s’appuieront sur les rapports qu’ils auront recueillis des chefs mécontens, de ceux qui n’ont plus le pouvoir, de ceux enfin qui n’ont cessé d’intriguer, et qui se sont déclarés les ennemis de l’homme qui a ramené l’ordre et empêché la continuation du pillage.

  3. Ce passage est extrait du paragraphe qui a pour titre : Du gouvernement grec, et qui termine les observations de M. S… de D… Nous le donnerons plus tard.
  4. Voyez plus bas.
  5. Elle paraît l’être aujourd’hui (avril 1830)
  6. Des nouvelles de Constantinople, datées du mois de mars de cette année (1830), et que nous avons sous les yeux, annoncent encore que plusieurs centaines d’Hydriotes viennent d’arriver dans cette capitale pour entrer au service de la marine turque, parce qu’ils ne trouvaient plus d’occupation dans celle de leurs compatriotes.
  7. C’est le renversement de tous les principes que d’avoir fait un crime à des bâtimens ioniens et autrichiens de ce qu’ils avaient été porter des vivres à Patras et à Napoli, lorsque, depuis quelques jours seulement, les Grecs révoltés, sur quelques points de la Morée, bloquaient ces places, et lorsque ces bâtimens ne faisaient en cela que continuer un commerce établi depuis long-temps.
  8. J’ai, sans qu’il soit besoin de le dire, peu d’amour pour les Autrichiens ; ce n’est, je le répète, que pour présenter cette affaire sous son véritable jour que j’en ai tant parlé, et aussi parce que je crois qu’ils l’ont mieux comprise que nous.
  9. La station anglaise était alors commandée par le commodore Hamilton, dont les opinions philhelléniques étaient fort prononcées. On lui reproche avec raison d’avoir le plus contribué à donner cette hardiesse aux Grecs. Il était à Syra en 1825, lorsqu’une goëlette grecque, appartenant même à Fabvier, et commandée par un nommé Decroze, vint lui demander la permission de visiter un navire anglais, mouillé à côté de lui, et qui, disait-on, avait à bord des vivres destinés aux Turcs. Le commodore le permit ; le bâtiment fut visité, emmené à Égine et déclaré de bonne prise. On conçoit combien la réussite de cette tentative encouragea les Grecs. C’est à cette époque qu’on a vu la piraterie prendre son plus grand essor.
  10. Voici un échantillon des jugemens de ce tribunal : un bâtiment capturé est amené devant lui ; il est condamné sur le motif qu’il avait à bord des munitions de guerre et des armes. Quelles étaient ces munitions et ces armes ? Les unes étaient une boîte de capsules ; les autres un rotissoir, adressé à un négociant d’Alexandrie.
  11. Pour savoir des gens de l’équipage dans quel endroit l’argent était caché, il n’est pas de tortures qui n’aient été employées, telles que de brûler la plante des pieds, d’enfoncer des éclats de bois entre les ongles et la chair, etc., etc., jusqu’à ce que la douleur arrachât l’aveu qu’on voulait avoir. Des équipages ont été garottés à fond de cale, et le navire ouvert à coups de hache pour le faire couler ; quelques-uns ont été trouvés dans cet état par des bâtimens de guerre qui survenaient inopinément avant que le crime fût consommé. Tous ces détails ont été certifiés par des centaines de témoins et de victimes, et avoués par les pirates eux-mêmes.
  12. On a rapporté à Smyrne des marchandises que la douane a reconnues pour en avoir été expédiées huit jours auparavant. Il en a été de même dans beaucoup d’autres ports.
  13. Quand l’armée française était en Morée, des transports français qui s’y rendaient, et qui portaient le pavillon blanc, ont été poursuivis par des coureurs grecs, qui croisaient entre la Sicile et la Morée. Ils n’ont dû leur salut qu’à la proximité de la côte qui a arrêté la poursuite. La forme des bâtimens grecs est assez facile à reconnaître pour qu’on ne les ait point confondus avec des corsaires algériens.