Chapitre XIV
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XIV


Élie vit en songe non pas une, ni deux soirées pareilles, mais des semaines entières, des mois et des ans où les journées et les soirées se passaient ainsi. Rien ne rompait l’uniformité de cette vie, et elle n’était point à charge aux Oblomoftzi, parce qu’ils n’imaginaient pas une autre existence, et que s’ils avaient pu se la figurer, ils l’auraient repoussée avec effroi.

Ils ne voulaient et n’aimaient que celle-là. Ils auraient regretté que des circonstances quelconques y amenassent des changements, quels qu’ils fussent. La mélancolie les eût rongés à mort, si le lendemain n’avait pas dû ressembler à la veille et le surlendemain au lendemain.

Qu’ont-ils besoin de la variété, des changements, des aventures que les hommes désirent tant ? Que les autres boivent ce calice jusqu’à la lie, quant à eux, Oblomoftzi, ils sont indifférents à tout. Que les autres vivent comme ils l’entendent !

Est-ce que les événements, même heureux, n’ont pas leur gêne ? ils suscitent des embarras, des soucis, des démarches. Impossible de rester en place : faire du commerce, de la littérature, eu un mot se remuer, cela est-il si plaisant ?

Les Oblomoftzi continuaient des dizaines d’années entières à jouer du chalumeau par le nez, à sommeiller et à bâiller, ou à se pâmer d’un rire naïf à propos d’un trait de gaieté villageoise, ou encore, réunis en petit cercle, à se raconter mutuellement les songes de la nuit.

Si le songe était effrayant, on se plongeait dans des méditations, on avait peur pour tout de bon ; s’il renfermait un présage, on se réjouissait ou s’attristait sincèrement, suivant que ce présage était triste ou gai. Pouvait-il être détourné, on prenait sur-le-champ à cet effet des mesures efficaces.

À défaut de ce plaisir, on jouait au fou, aux atouts[1], et les jours fériés, avec les convives, on jouait le boston ; ou bien on faisait une grande patience, on disait la bonne aventure sur le roi de cœur ou la dame de trèfle, on prédisait un mariage.

Arrivait-il en visite une Natalia Thadéevna, elle restait huit ou quinze jours. Les vieilles commençaient à passer en revue avec elle tout le voisinage. Un tel, comment vit-il, de quoi s’occupe-t-il ?

Elles pénètrent non-seulement dans la vie intime, derrière la coulisse, mais encore dans les idées et dans les intentions ; elles lisent jusqu’au fond de l’âme ; elles mettent les coupables sur la sellette, surtout les maris infidèles.

Ensuite elles font la récapitulation des derniers événements : les jours de fête, les baptêmes, les naissances, les mets qui ont été servis, les invités et les oubliés.

Quand elles ont assez de ces commérages, elles étalent leurs toilettes neuves, elles se montrent les robes, les manteaux, jusqu’aux jupons et aux bas. La maîtresse de la maison fait parade de quelques pièces de toile, de fil, de dentelles, fabriquées chez elle.

Mais ce sujet tarit aussi. Alors on s’occupe à prendre le café, le thé, à manger des confitures. Ensuite on tombe dans le silence. On reste assis des heures entières à se regarder, à pousser de temps à autre de grands soupirs pour on ne sait quoi. Quelquefois même l’une d’elles se met à pleurer.

— Qu’as-tu donc, m’amie chérie ? demande l’autre tout alarmée.

— Oh ! Je suis triste, ma chère colombe, répond la visiteuse avec un profond soupir. Nous avons mis en colère le Seigneur Dieu, misérables que nous sommes ! Il arrivera un malheur.

— Ah ! ne m’effraye pas, ne me fais pas peur, ma chère ! interrompt la maîtresse de la maison.

— Oui, oui, continue son amie, les derniers jours approchent ; une nation s’élèvera contre une autre, un royaume contre un royaume… Le dernier jour viendra ! s’écrie enfin Nathalia Thadéevna, et toutes deux pleurent amèrement.

Cette conclusion de Nathalia Thadéevna était purement gratuite : personne ne s’était élevé contre personne, il n’y avait même pas eu de comète cette année-là, mais les vieilles ont parfois d’obscurs pressentiments.

Ce passe-temps se trouve seulement interrompu de loin en loin par quelque événement imprévu, quand, par exemple, toute la maison attrape un mal de tête causé par les vapeurs des poêles.

On n’entendait guère parler d’autres maladies ni dans le château ni au village, sauf le cas où quelqu’un venait à s’estropier sur un pieu dans l’obscurité, ou à dégringoler du fenil, ou qu’une planche tombait d’un toit sur la tête d’un passant.

Tout cela arrivait rarement, et, contre de pareils accidents on employait les remèdes de vieille femme expérimentés depuis longtemps. On frottait la contusion avec de l’éponge de rivière ou avec de la livèche, on faisait boire au patient un peu d’eau bénite, ou l’on marmottait des paroles et la douleur disparaissait. Mais le mal de tête causé par la vapeur des poêles était fréquent.

Dans ces occasions tous restent étendus en rang sur les lits ; on entend des plaintes, des soupirs : l’un se place des concombres salés sur la tête et se l’enveloppe d’une serviette ; un autre se fourre de la canneberge dans les oreilles et respire du raifort ; un troisième va à la gelée vêtu simplement d’une chemise ; le quatrième gît tout bonnement sans connaissance sur le plancher.

Ce cas se présentait périodiquement une ou deux fois par mois, parce qu’on n’aimait point à lâcher la chaleur en pure perte par la cheminée et qu’on fermait les poêles, quand il y courait encore de petites flammes bleuâtres comme dans Robert-le-Diable. Il n’y avait pas un poêle ni un fourneau où l’on pût appliquer la main sans qu’il y vînt une ampoule.

Une fois seulement, cette existence uniforme fut troublée par un événement tout à fait inattendu. Quand, après la sieste qui avait suivi un copieux dîner, la société se réunit pour le thé, tout à coup parut un mougik d’Oblomofka qui revenait de la ville ; il chercha et rechercha dans sa poitrine, enfin il en tira non sans peine une lettre froissée à l’adresse de M. Élie Oblomoff père.

Tous furent stupéfaits, la maîtresse de la maison changea même de couleur ; les yeux se dirigèrent et les nez s’allongèrent du côté de la lettre.

— Quel miracle ! De qui est-ce ? dit la dame, revenant enfin à elle-même.

M. Élie père prit la lettre d’un air incertain et la tourna entre ses mains, ne sachant qu’en faire.

— Eh ! toi, où l’as-tu prise ? demanda-t-il au paysan, qui te l’a donnée ?

— Mais à l’auberge, où je me suis arrêté dans la ville, entends-tu, répondit le mougik. On est venu deux fois de la posse demander s’il n’y avait point de mougiks d’Oblomofka : il y a-t-une lettre pour le barine, entends-tu ?

— Eh bien ?

— Eh bien ! tout d’abord je me suis caché ; le soldat s’en est allé avec la lettre, donc. Mais le sacristain de Verkliovo m’avait vu, et il l’a dit. On vint une deuxième fois. La deuxième fois qu’on vint, on commença à gronder beaucoup, et on remit la lettre ; on me fit même payer cinq kopeks. J’ai demandé ce qu’il y avait à faire, entendez-vous, avec la lettre, où la fourrer ? On a ordonné de la remettre à Votre Grâce.

— Tu n’aurais pas du la prendre, fit observer avec colère la dame de la maison.

— Eh ! je ne voulais pas la prendre. Pourquoi, entendez-vous, avons-nous besoin de la lettre ? nous n’en avons pas besoin. On ne nous a pas commandé, entendez-vous, de prendre de lettres, j’ose pas ; allez-vous-en avec votre lettre ! Mais le soldat commença à jurer trop fortement ; il voulait se plaindre aux autorités, et je l’ai prise.

— Imbécile ! dit la maîtresse de la maison.

— De qui pourrait-ce bien être ? fit Élie père d’un air pensif, en examinant l’adresse ; on dirait vraiment que je connais l’écriture.

Et la lettre circula de mains en mains. Alors aussi commencèrent les commentaires et les suppositions. De qui était-elle ? que disait-elle ? chacun y perdit son latin.

M. Élie père ordonna qu’on lui apportât ses lunettes ; on les chercha pendant une heure et demie. Il les mit et déjà il était sur le point d’ouvrir la lettre…

— Veux-tu finir ; ne décachette point, Élie, dit sa femme toute tremblante en l’arrêtant. Qui sait ce qu’est cette lettre ? Peut-être est-ce encore quelque chose d’effrayant, un malheur ! C’est que le monde est devenu si méchant, vois-tu ! Demain ou après-demain tu auras le temps : elle ne s’envolera point.

La lettre fut mise sous clef avec les lunettes, et l’on fut tout entier au thé. Elle y serait restée des années, si son arrivée, phénomène extraordinaire, n’avait profondément troublé les esprits des Oblomoftzi.

Pendant le thé et le lendemain, il ne fut pas question d’autre chose que de la lettre. Enfin, on ne put y tenir, et, le quatrième jour, après s’être réunis en groupe, on la décacheta avec consternation. M. Élie père jeta un coup d’œil sur la signature.

— « Raditschtef », lut-il. Hé ! mais c’est de M. Philippe !

— Ah ! Eh ! Voilà de qui c’est ! cria-t-on de toutes parts. Mais comment se fait-il qu’il vive encore ? Voyez donc, il n’est pas mort ! Allons, Dieu soit loué ! Qu’est-ce qu’il écrit ?

Oblomoff père lut à haute voix. Or, il se trouva que M. Philippe demandait une recette pour faire la bière, qu’on brassait particulièrement bien à Oblomofka.

— Il faut l’envoyer, il faut la lui envoyer ! dit-on de toutes parts, il faut lui écrire un billet.

Ainsi s’écoulèrent quinze jours.

— Il faut écrire, il faut écrire ! répétait M. Élie père à sa femme. Où est la recette, donc ?

— Oui, où est-elle ? reprenait la femme. Encore faut-il la trouver. Mais attends, à quoi bon se dépêcher ? Avec l’aide de Dieu nous arriverons à la fête, et, quand nous aurons mangé gras, alors tu écriras ; tu as tout le temps…

— En effet, à la fête j’écrirai mieux, dit le vieux Oblomoff.

À la fête il fut de nouveau question de la lettre. M. Oblomoff père se disposa sérieusement à écrire. Il s’enferma dans son cabinet, s’arma de ses lunettes et s’assit devant la table. Dans la maison régna un silence profond ; il fut défendu aux gens de faire du bruit en marchant.

— Le barine écrit, disaient-ils tous d’une voix aussi craintive et respectueuse que lorsqu’il y a un mort dans la maison.

Il traça ce mot : « Monsieur, » lentement, de travers, d’une main tremblante et avec autant de précaution que s’il avait fait quelque chose de dangereux. Devant lui apparut sa femme.

— J’ai cherché, cherché ; il n’y a point de recette, dit-elle. Il faut encore la chercher dans l’armoire de la chambre à coucher. Et comment enverra-t-on la lettre ?

— On renverra par la poste, répondit M. Oblomoff père.

— Et qu’est-ce que cela coûte pour là-bas ?

Oblomoff prit un vieux calendrier.

— Quarante kopeks, dit-il.

— Quarante kopeks à jeter pour des bêtises ! Il vaut mieux attendre et voir s’il n’y aura pas à la ville une occasion pour là-bas. Donne ordre aux paysans de s’en enquérir.

— En effet, par une occasion, cela vaut mieux, reprit M. Oblomoff père, et, après avoir fait claquer la plume contre la table, il la remit dans l’encrier et ôta ses lunettes.

— Vraiment, cela vaut mieux, conclut-il, cela n’est pas perdu, nous avons encore le temps de l’envoyer.

On n’a jamais su si M. Philippe reçut enfin la recette.

Le vieux Oblomoff prenait quelquefois un livre en main, n’importe lequel. Pour lui la lecture n’était pas un besoin ; il la classait parmi les choses de luxe, comme un objet dont on se passe sans peine, absolument comme on peut avoir ou ne pas avoir un tableau accroché au mur, comme on peut aller ou ne pas aller se promener.

C’est pourquoi le choix du livre lui était indifférent ; il regardait la lecture comme une distraction contre l’ennui et l’oisiveté.

« Il y a longtemps que je n’ai lu dans un livre, » disait-il ; ou bien quelquefois il modifiait sa phrase : « Si je lisais dans un livre ? » ou tout bonnement il avisait par hasard en passant un petit tas de livres qui lui avaient échu à la mort de son frère, et en tirait le premier qui lui tombait sous la main.

Que ce fût Galakoff[2], ou l’Explicateur le plus nouveau des rêves, ou la Russiade de Kheraskoff, ou une tragédie de Soumarokoff, ou enfin un journal de trois ans, il lisait tout avec le même plaisir, en s’arrêtant de temps à autre pour dire : « Voyez donc : qu’est-ce qu’il n’invente pas ? ah ! le brigand[3] !

Ces exclamations s’adressaient aux auteurs, race qui à ses yeux ne méritait aucune considération. Il avait hérité des hommes du vieux temps le demi-mépris qu’ils professaient pour les écrivains.

Ainsi que beaucoup de gens à cette époque, il ne regardait pas un auteur autrement que comme un joyeux compère, un bambocheur, un ivrogne, un loustic, bref une sorte de baladin.

Quelquefois il lisait un peu et à haute voix, pour tout le monde, dans des journaux de trois ans ; il communiquait ainsi les nouvelles : « On écrit de La Haye que Sa Majesté le roi a daigné rentrer heureusement d’un petit voyage dans son palais ; » après quoi il jetait par-dessus ses lunettes un coup d’œil sur son auditoire. Ou : « À Vienne, tel ambassadeur a remis ses lettres de créance. » « Et ici l’on écrit, lisait-il encore, que l’ouvrage de madame de Genlis a été traduit en langue russe. »

— Sans doute, dit un petit hobereau des environs, que ces traductions sont faites pour soutirer quelque argent de nos pareils les nobles.

  1. Deux sortes de jeux de cartes très-simples.
  2. Faits et gestes de Pierre-le-Grand.
  3. Le texte ajoute : « Ah ! qu’il se fasse un vide autour de lui ! » Nous traduirions ces mots par : « Ah ! que le diable l’emporte ! » si le nom du diable pouvait se rencontrer dans la bouche de M. Oblomoff père.